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« En parlant d’entreprise sociale, on met toutes sortes de gens autour de la table »

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Dans un contexte de crise économique et de montée du chômage, l’entreprise sociale suscite un intérêt croissant. Mais gare aux confusions et aux risques de récupération ! prévient l’économiste belge Marthe Nyssens, qui a codirigé un ouvrage brossant un panorama international de l’entreprise sociale dans le champ de l’insertion.
On parle beaucoup des entreprises sociales. Mais certains ne risquent-ils pas de s’en réclamer abusivement ?

L’engouement actuel pour l’entreprise sociale, en particulier au sein des écoles de commerce, est plutôt une bonne chose. Le problème est qu’il repose sur un modèle anglo-saxon. D’où les craintes des acteurs français de l’économie sociale et solidaire, que je partage. Il faut impérativement nous positionner dans le flou actuel et, pour cela, nous appuyer sur le concept d’entreprise sociale. Car il existe un risque de récupération, certains acteurs économiques affirmant que toute entreprise a une finalité sociale. Mais toute entreprise n’est pas sociale. Il ne suffit pas de se réclamer de la responsabilité sociale de l’entreprise pour cela. Etre une entreprise sociale, c’est faire primer la responsabilité sociale sur la finalité lucrative, notamment en limitant la rémunération du capital. C’est aussi accorder de l’importance à la question de la gouvernance et de la démocratie participative dans l’entreprise.

Le concept d’entreprise sociale recouvre-t-il une seule définition ?

Il reste en réalité assez flou au niveau international. Aux Etats-Unis, cette notion a émergé au début des années 1990 autour de deux grandes écoles de pensée. La première définit l’entreprise sociale par ses ressources. Il s’agit, pour des organisations privées non lucratives, de résoudre la question de leur financement en développant des activités économiques marchandes ou, pour des organisations lucratives, de déployer une activité marchande en vue d’une finalité sociale. La seconde école de pensée aborde l’entreprise sociale par le biais de l’innovation sociale. Ce qui compte, c’est la créativité de l’entrepreneur et l’impact social de son action. En Europe, le concept d’entreprise sociale s’enracine dans la tradition de l’économie sociale et solidaire, qui prend aussi en compte la question de la démocratie économique. C’est la différence essentielle avec l’école américaine, pour qui seule compte la finalité sociale. En Europe, nous mettons l’accent sur la gouvernance et son caractère participatif. Ce qui n’est pas du tout dans la sensibilité anglo-saxonne.

L’entreprise sociale apparaît multiple…

Elle renvoie en effet à une multitude d’organisations à travers le monde. En France, elle correspond à peu de choses près au champ de l’économie sociale et solidaire. Le problème est que cette terminologie n’est pas comprise en dehors de vos frontières. Nous avons eu beaucoup de discussions avec les membres français d’EMES [voir ci-dessous], qui craignaient que le concept d’entreprise sociale n’embrouille les esprits. C’est un point de vue que je partageais initialement, mais je me suis rendu compte qu’en parlant d’entreprise sociale, on arrivait à mettre toutes sortes de gens autour de la table. C’est l’intérêt de cette notion qui permet, au moins, d’avoir un vocabulaire commun.

Vous êtes l’un des fondateurs du réseau EMES. Quels sont ses objectifs ?

EMES est l’acronyme de notre premier grand projet de recherche, l’« émergence des entreprises sociales en Europe ». Ce réseau regroupe une dizaine de centres de recherche européens s’intéressant aux organismes privés ayant une finalité sociale. Ce qui nous réunit, c’est la volonté de comprendre la place de ces entreprises dans le contexte d’une économie capitaliste. L’un de nos grands projets, l’enquête Perse [Performance socio-économique des entreprises sociales dans le domaine de l’insertion par le travail], s’est déroulé entre 2001 et 2005. Il s’agissait, à travers l’analyse comparative de 160 entreprises sociales en Europe, de développer une théorie de l’entreprise sociale. Nous avons étudié pour cela un champ d’étude emblématique présent dans tous les pays européens : celui de l’insertion par le travail. Les entreprises sociales d’insertion, ou ESI, constituent en effet une sphère d’activité majeure des entreprises sociales en Europe. Leur objectif est avant tout d’aider les chômeurs peu qualifiés, menacés d’exclusion permanente du marché du travail, en les réinsérant dans le monde du travail et dans la société en général par le biais d’une activité productive. Nous avons identifié 44 types distincts d’ESI, développant différentes réponses aux problèmes du chômage de longue durée et à l’inactivité professionnelle des personnes défavorisées. Mais le champ de l’insertion n’est pas le seul dans lequel l’entreprise sociale soit présente. Je pense au commerce équitable ou à la finance solidaire.

Votre conception de l’entreprise sociale repose sur trois grands axes théoriques…

Le premier axe, c’est la finalité économique du projet, avec la nécessité de développer une activité de production de biens et de services pour faire vivre la structure et permettre l’insertion de personnes peu qualifiées. C’est aussi la finalité sociale et politique. Les entreprises sociales d’insertion veulent porter dans le débat public un regard différent sur la question de l’insertion. Elles participent ainsi à la co construction des politiques publiques. Le deuxième axe, ce sont les ressources dont disposent ces entreprises sociales d’insertion. Elles vendent sur le marché, bénéficient de subventions publiques et disposent pour certaines de ressources bénévoles. C’est cette combinaison qui leur permet de maintenir leur viabilité économique. Sachant qu’il n’existe pas un seul modèle. Si vous êtes une entreprise d’insertion recevant des gens très peu qualifiés et que vous vendez des services destinés avant tout à une population modeste, vous aurez sans doute moins de ressources marchandes que si vous êtes une entreprise sociale d’insertion employant des personnes plus qualifiées intervenant en direction d’entreprises privées lucratives. Enfin, le troisième axe concerne les dynamiques d’institutionnalisation. Les entreprises sociales d’insertion ont été les premières à développer le concept de politique active de l’emploi. Les pouvoirs publics s’en sont saisis et ont progressivement mis en place des politiques et des textes. Ce cadre institutionnel permet, certes, de stabiliser les entreprises sociales, mais avec le risque de brider leur démarche d’innovation sociale. C’est très clair dans le domaine de l’insertion. Les premières entreprises sociales d’insertion déployaient une conception large de l’insertion en essayant aussi de rendre aux gens leur dignité par d’autres façons de travailler. Aujourd’hui, le but est avant tout que la personne retrouve un travail le plus vite possible sur le marché de l’emploi.

Les ESI peuvent-elles trouver une véritable place entre le marché et l’Etat ?

Il est vrai que l’on considère trop souvent les organisations de l’économie sociale et solidaire comme un simple appendice du marché ou des politiques publiques. Cette analyse repose sur une conception duale de l’économie, avec, d’une part, le secteur marchand lucratif et, de l’autre, le service public. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes. Il existe une pluralité d’acteurs sur le territoire, et notre objectif est de la rendre visible. C’est d’ailleurs pour cette raison que le concept d’entreprise sociale est intéressant car il permet de penser un autre type d’entreprise, même s’il ne faut pas en faire une panacée.

Quel avenir est possible pour les entreprises sociales ?

Trois grands scénarios se profilent. Le premier est la constitution d’un secteur d’emploi vraiment protégé, un peu comme dans le secteur du handicap, destiné aux personnes dont on pense qu’elles ne pourront plus intégrer le marché du travail. Cette tendance est déjà très présente. Un deuxième scénario privilégie, à l’inverse, une logique quasi marchande. On accorderait aux entreprises sociales d’insertion des subventions très ciblées, sachant qu’elles pourraient être mises en concurrence avec des entreprises classiques se portant candidates pour réaliser le même travail. Ces subventions seraient à durée limitée puisque le but serait que les personnes prises en charge réintègrent rapidement le marché du travail. Le troisième scénario, qui a notre préférence, vise à favoriser un développement territorial beaucoup plus large des entreprises sociales d’insertion. Cela nécessiterait de substituer aux logiques ciblées actuelles une logique transversale par la constitution d’alliances avec d’autres structures. Il ne faut pas voir dansles entreprises sociales d’insertion leur seule action de requalification des personnes, mais les considérer comme de véritables acteurs économiques sur leur territoire.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Marthe Nyssens enseigne l’économie sociale à l’université catholique de Louvain. Elle est l’un des membres fondateurs du réseau EMES qui fédère des centres de recherche autour des problématiques de l’économie sociale et solidaire et de l’entreprise sociale. Elle a codirigé avec Laurent Gardin et Jean-Louis Laville Entreprise sociale et insertion. Une perspective internationale (Ed. Desclée de Brouwer, 2012).

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