Recevoir la newsletter

Refonder le travail social ?

Article réservé aux abonnés

Le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion dévoilé en janvier prévoit une « refondation du travail social » (1). Si celle-ci est impérative, estime Laurent Ott, formateur-chercheur en travail social (2), seule une réelle ambition pourra sortir les professionnels de leur détresse actuelle.

« Jamais les travailleurs sociaux, à titre personnel, n’ont été si près de partager les mêmes expériences désocialisantes que leur public : précarité (en particulier durant la période de formation), difficultés de logement, ruptures et problèmes éducatifs avec leurs enfants deviennent aussi leur lot. Et pour autant, au même moment, jamais ils n’ont autant été en dif ficulté pour communiquer avec leurs publics et les comprendre.

Le paradoxe n’est ici qu’apparent tellement il est naturel de mettre à distance ceux vers qui on tend. Mais ce phénomène de distanciation, d’éloignement de la difficulté de l’autre, est par ailleurs encouragé et soutenu par le fonctionnement des institutions et des politiques sociales, au risque d’agrandir encore le fossé qui sépare aujourd’hui les institutions du social de leur public.

Pour être à la fois formateur, chercheur en travail social, mais aussi acteur éducatif engagé dans une action sociale innovante de proximité – l’association Intermèdes Robinson à Longjumeau (Essonne) –, je me dois de témoigner de ce trouble et de décrire cette faille qui se creuse entre le travail social, les institutions éducatives et les réalités de vie et d’existence des personnes en difficulté. Nous ressentons tous cette béance, cette distance, mais nous connaissons également l’impuissance à agir dessus et le manque de perspectives, de politiques édu catives et sociales pour s’atteler à une telle tâche.

Après la “refondation” de l’école (d’ailleurs abusivement nommée telle, vu le manque d’ambition du projet), il est logiquement question aujourd’hui de “refonder le travail social”, notamment depuis l’annonce du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion présenté par le gouvernement le 22 janvier. Face à la gravité des fractures sociales que nous connaissons et qui s’installent et grandissent jour après jour (pauvreté et précarité des enfants, perte de confiance dans les institutions et le lien social, etc.), un tel objectif s’affirme pourtant à la fois comme une nécessité et… un rêve absolu.

Les alternances politiques ont contribué à ce sentiment d’impuissance : alors que les politiques de droite ont partout déconstruit le tissu éducatif et social, alors qu’elles ont renvoyé les publics et les personnes en difficulté vers la gestion de leur pauvreté d’une part et une pénalisation de plus en plus poussée des problèmes sociaux d’autre part, la gauche, elle, paraît en panne. Reprenant l’objectif ou le désir de réformer, elle épuise et tarit tout espoir de progrès social et éducatif en se donnant comme unique objectif de “limiter la casse”, de protéger ce qui peut l’être, quitte pour cela à renforcer et réassu rer au passage des institutions et des pratiques qui ne sont pourtant plus adaptées aux réalités actuelles.

Le secteur du travail social ressemble ainsi de plus en plus aujourd’hui à une coquille vide qui se contenterait d’affirmer et de réaffirmer sans arrêt ses missions et objectifs tout en butant sur des crises sociales et des publics dont la réalité lui échappe.

Traversée du miroir

Recevant au sein de notre association de développement social communautaire (Intermèdes Robinson) de jeunes stagiaires travailleurs sociaux qui y découvrent la réalité de ces publics échappant aux structures sociales, nous devons témoigner de leur traversée du miroir. Travaillant dans la rue, hors institution, dans les espaces publics, ils se confrontent à des réalités sociales et éducatives auxquelles les institutions n’apportent plus vraiment de réponse. La plupart des travailleurs sociaux en formation rencontrent ce même décalage entre réalités sociales et réponses institutionnelles ; ils oscillent alors entre résignation et doute face à un métier, mais aussi face à des institutions éducatives qui les déçoivent et les interrogent. Il n’est donc pas étonnant que ces jeunes professionnels, à peine diplômés, retardent à l’issue de leur formation initiale leur véri table entrée dans un poste et qu’ils se dé tachent rapidement des projets et des structures, envisageant plutôt leur propre implication professionnelle du côté de la gestion de leurs propres priorités de vie, ou vers la création de projets innovants. On pourra toujours décrier leur individualisme ou leur supposé manque d’engagement, en réalité, ce serait passer à côté de leur immense déception face aux pratiques, aux institutions et à ce qu’est devenu le travail social aujourd’hui dans son ensemble.

A Intermèdes Robinson, à partir de pratiques et de référents théoriques qui permettent un accès direct aux personnes et aux publics sans passer par les réponses institutionnelles toutes faites, les stagiaires comme les permanents découvrent cette terrible déconnexion qui ronge le travail social. Aux côtés des individus et groupes dont ils partagent dans la réalité le quotidien, ils rencontrent des travailleurs sociaux déconcertés et découragés par leur propre manque de ressources, d’autonomie et par les limites de leurs institutions. La plupart se limitent en effet dans leurs interventions à établir des diagnostics, à énoncer de grands principes et à rappeler des missions qui, le plus souvent, dans la réalité, débouchent sur du vide et sur une forme de gestion des flux. Combien de familles et d’individus disparaissent et renoncent à demander toute aide aux institutions sociales alors que celles-ci continuent de raisonner à partir de “missions” qui n’ont plus été réinterrogées par l’évolution de la réalité ?

Une inquiétante plongée dans un monde absurde

Face à une telle déconnexion, le travail social et éducatif produit pour ses professionnels de l’usure, de l’incompréhension et, pire encore, parfois du cynisme et de la résignation. Faute de pouvoir percevoir les véritables mécanismes sociaux de la relégation, de la fabrique de la déliaison et de la précarité et encore moins d’agir sur eux, les travailleurs éducatifs et sociaux ne peuvent plus qu’enfermer les problèmes dans les gens qui les expriment. Les problématiques sociales ne sont plus perçues que comme des défaillances individuelles. Ce sont les gens qui ne font pas ce qu’on leur demande, qui n’écoutent pas ce qu’on leur dit, qui ne se résignent pas à ce qu’on leur présente comme impossible.

Pour beaucoup de professionnels, le travail social semble ainsi devenu une inquiétante plongée dans un monde absurde : on ne comprend pas, on ne s’explique pas la violence des usagers, le décrochage des publics, le manque d’adhésion des personnes et des groupes. Petit à petit, face à une réalité professionnelle frustrante, on invoque des menaces contre lesquelles on se sent impuissant, sans jamais les comprendre ni les expliquer : violence des usagers, communautarisme, individualisme, progression de la souffrance psychique et de la pathologie mentale.

Dans un tel contexte, d’où peut venir l’éclaircie, le nécessaire renouvellement des idées et des actions ? Les domaines les plus récents du travail éducatif et social ont cessé de représenter de telles perspectives. Que sont devenues la politique de la ville et la cohésion sociale ? Que sont devenues par exemple les pistes du soutien de la fonction éducative et parentale ? De la médiation sociale et familiale ? Le constat est rude quand on observe que ces pistes, qui étaient censées refonder le social, sont devenues à leur tour des secteurs poussiéreux marqués par des accumulations de paperasses, des empilements de dispositifs, sans moyens, à commencer par celui de durer.

Face à un tel désenchantement, il ne suffira pas, comme on l’entend de plus en plus souvent au risque de l’ennui, de prêcher pour des pratiques sociales et éducatives engagées, de plaider pour le don, la bientraitance ou le care. On ne s’en sortira pas avec un supplément d’âme ou le recours à des recettes à la mode, comme le coaching et le management, pour accompagner un changement dont on n’a même plus idée et pour lequel manque le plus souvent l’inspiration. Et surtout, il faut cesser de croire que la société s’en sortira avec un système éducatif et social qu’on se contenterait de préserver à sa marge, sans jamais en repenser le cœur.

Tout est à refonder : la protection de l’enfance doit tirer l’enseignement de la réalité de la vie d’enfants de plus en plus nombreux soumis à toutes les violences économiques, sociales et politiques, auxquels elle ne propose rien de véritablement concret ou crédible.

Faute de trouver dans leur formation, dans leurs institutions et dans les politiques sociales qui devraient les porter les fondamentaux théoriques et pratiques (en un mot, la pédagogie) qui leur permettraient de donner du sens aux problématiques sociales auxquelles ils se confrontent, les acteurs sociaux et éducatifs sont contraints d’imaginer que celles-ci s’expliquent et s’épuisent dans les carac téristiques de ceux qui les subissent. Il est dès lors impossible de comprendre et d’agir, et ces mêmes acteurs sociaux sont contraints de se protéger des publics qu’ils ne comprennent plus en développant des capacités de mise à distance, une sorte de carapace qui, bien entendu, ne protège de rien et surtout pas du sentiment de vide.

Viser la transformation sociale

Il y a quelques années, Miguel Benasayag avait ainsi théorisé ce qu’il appelait l’“effet miroir”. La violence éducative, sociale, économique, politique qui frappe certains d’entre nous ne provoque pas de dé gâts que chez ses victimes elle en fait à tous. Ceux qui assistent, sans réagir, sans pouvoir ima giner et au moins tenter d’autres issues, ceux qui se résignent, ceux qui admettent, tuent au plus profond d’eux-mêmes leurs capacités à vivre, travailler et aimer.

Il est urgent aujourd’hui de refonder le travail social et de lui redonner sa véritable dimension : la transformation sociale. Sans transformation sociale, il n’est nul travail social possible, nulle protection de l’enfance, nulle éducation spécialisée, nul travail d’insertion. Et il n’y aura pas non plus ni paix ni cohésion sociale. »

Contact : laurent.ott@orange.fr ; http://assoc.intermedes.free.fr

Notes

(1) Auteur de Pédagogie sociale – Edition Chronique Sociale, 2011.

(2) Voir ASH n° 2794 du 25-01-13, p. 39.

Vos idées

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur