J’utilise dans mon mémoire le terme d’« habitant » car celui de « SDF » ne me convient pas. Il est très stigmatisant et a des conséquences discriminantes pour les personnes concernées. Et surtout il est explicitement rejeté par un certain nombre d’entre elles. En outre, il s’agit d’une catégorie juridique et administrative qui tend à figer les choses, et ne prend pas vraiment en compte les conditions socio-économiques à l’origine des situations qu’elle est censée décrire. En essentialisant des personnes, le terme « SDF » laisse penser qu’il s’agit d’un groupe social qu’il faudrait distinguer de manière tranchée du reste de la population. Enfin, concernant les habitants du bois de Vincennes, la catégorie « SDF » véhicule quelque chose de la figure ancienne du vagabond et de l’errant, pas du tout celle de l’ancrage, qui est pourtant l’une des caractéristiques importantes de ces personnes.
En été, elles sont entre 200 et 300, moitié moins en hiver. Les plus anciens habitants que j’ai pu rencontrer y vivent depuis un peu moins de vingt-cinq ans, mais la majorité s’est installée il y a plusieurs années. Depuis, avec la création de la maîtrise d’œuvre urbaine et sociale (MOUS), en 2008, les effectifs se sont stabilisés. Il faut noter que les femmes sont peu nombreuses, une dizaine en moyenne. Les habitats sont essentiellement des tentes et des cabanes, mais du fait de la pression croissante exercée par la mairie de Paris, il n’y a plus aucune tolérance envers la construction de nouvelles cabanes, et celles qui ne sont plus utilisées sont démolies. Un certain nombre de personnes vivent dans ce qu’elles appellent des « camps » regroupant plusieurs personnes, en particulier les Roumains et les Bulgares. Les autres habitants préfèrent rester isolés tout en étant néanmoins assez proches les uns des autres pour des raisons de sécurité et de sociabilité.
Certains sont arrivés par l’intermédiaire de personnes déjà sur place ou parce qu’ils ont vécu à un moment donné à proximité du bois. La plupart mettent en avant la difficulté à occuper d’autres lieux dans la ville. Beaucoup sont en effet passés par des squats, des véhicules aménagés, des hôtels meublés, des campings, des centres d’hébergement et même la rue. L’installation dans le bois correspond donc à un souhait de tranquillité et de stabilité. D’ailleurs, presque tous ceux qui s’y installent restent au moins plusieurs mois. L’intérêt pour ce lieu s’explique aussi par la proximité de Paris. Les personnes installées depuis un certain temps disposent de ressources à différents endroits et se sont créé des repères leur permettant d’organiser leur quotidien de manière stable.
On retrouve chez eux des critiques bien connues à l’encontre de ce dispositif : les contraintes horaires, le manque d’hygiène, la violence, les vols et surtout l’impossibilité de disposer d’une certaine intimité. Avoir une certaine maîtrise de son espace personnel est un aspect tout à fait essentiel pour eux. Or c’est malheureusement une dimension très peu présente dans les centres d’hébergement ou les hôtels meublés. Ils refusent donc de prendre le risque d’entrer dans ce système et d’en ressortir fragilisés. De ce point de vue, leur présence dans le bois ne s’explique pas du tout par une démarche irrationnelle, comme le prétendent certains, mais bien par les limites du système d’hébergement et, plus largement, par celles des politiques du logement.
Elles sont très difficiles, avec le froid, l’humidité, l’absence de commodités, d’électricité, d’eau courante… Il n’est possible de vivre dans ce contexte qu’en développant des capacités d’adaptation et d’organisation importantes, à la fois sur les plans individuel et collectif. Les habitants du bois font preuve de débrouillardise pour parvenir à vivre dans de telles conditions. Ils doivent aussi faire avec les règles imposées par les pouvoirs publics pour justifier l’usage qu’ils font de l’espace public. Il leur faut sans cesse argumenter pour des choses aussi simples que d’installer une bâche pour protéger leur tente de la pluie. Ces gens font montre de ténacité, et le discours selon lequel ils devraient réapprendre à gérer un trousseau de clés, à faire leurs courses et à s’occuper d’un espace personnel avant d’accéder à un logement ordinaire me semble totalement décalé.
Ces personnes ne sont pas exclues. Elles sont au contraire fortement intégrées dans leur espace local en ayant noué des relations de sociabilité importantes avec leurs voisins. Elles se connaissent, s’invitent à dîner, même s’il y a parfois des tensions. Elles entretiennent également des relations avec des bûcherons ou des cantonniers et sont également très souvent au contact de travailleurs sociaux et d’agents des services publics. Certaines ont aussi noué des liens avec des riverains. Cette sociabilité est l’un des aspects de l’« habiter » rendu possible par la stabilité de leur ancrage. C’est aussi ce qui permet que le bois reste habitable pour tous. L’exemple des camps est vraiment parlant à cet égard, avec une organisation collective et la mise en commun de ressources. Loin d’être le signe d’un repli sur soi, ces habitats permettent la constitution de liens sociaux.
Ceux qui vivent dans le bois disent tous : « J’habite chez moi. » A propos des bâches avec lesquelles ils se protègent, ils parlent de « murs » ou de « toits ». Ils disposent d’un espace clos, d’un lieu d’intimité qui leur permet de se soustraire au regard des autres et qui participe à la constitution d’un sentiment de tranquillité. Ceux qui ont connu la rue se rendent compte, en arrivant au bois, qu’ils ne subissent pas d’agressions. Cela m’a beaucoup frappé lorsque j’ai commencé à fréquenter ce lieu : il y a relativement peu d’insécurité. Les habitations sont assez reculées dans les bois, avec moins de passage qu’en ville. Elles sont peu repérables et il existe une surveillance mutuelle. De plus, face à des cabanes ou des tentes fermées, il est difficile de savoir de prime abord si elles sont occupées ou non et par qui. En général, les riverains ne s’y risquent pas.
Les principaux acteurs sont la mairie de Paris, via sa direction de la prévention et de la protection, et l’association Emmaüs, chargée de coordonner l’action de tous les acteurs. Avant que la MOUS soit créée, en 2008, les gardes républicains à cheval faisaient déjà ce qu’ils appelaient une « veille sociale » depuis la tempête de 1999. On trouvait aussi des associations telles que le Secours catholique. Depuis, d’autres se sont intégrées, comme l’association Bociek, qui travaille auprès des personnes originaires d’Europe de l’Est. Un suivi social est réalisé par l’association Emmaüs, qui mène également une veille sociale avec les gardes républicains et la brigade d’assistance aux personnes sans abri.
Au bout du compte, il s’agit quand même de faire partir les gens. Autant l’ancrage dans le bois est fortement valorisé par les habitants eux-mêmes, autant, pour les acteurs institutionnels, il est considéré comme une entrave à leur réinsertion. Pour la mairie de Paris, il faut que les gens quittent le bois pour aller vers des centres d’hébergement ou d’autres solutions, mais cela les fragilise souvent, l’accession à un logement de droit commun étant très rare. Il existe donc des incitations fortes à la sortie du bois, passant parfois par des expulsions. Cette pression a d’ailleurs conduit un grand nombre d’habitants à adopter une attitude de méfiance souvent très forte, et même parfois de rejet, à l’égard des intervenants sociaux.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Gaspard Lion est socio-anthropo logue, doctorant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS-Paris). Sa thèse s’intitule « Socio-anthropologie des espaces de l’habiter précaire. Enquête sur les formes d’habitats spontanés en Ile-de-France ». Son mémoire de master 2, « Des hommes, des bois. Déboires et débrouilles. Ethnographie des habitants du bois de Vincennes », a reçu le premier prix 2012 du mémoire de troisième cycle décerné par la caisse nationale des allocations familiales.