A table ! Une quinzaine de personnes, résidents ou travailleurs sociaux du centre d’hébergement de stabilisation (CHS) Valgiros (1), rejoignent la salle commune pour le déjeuner traditionnel du mardi. Au menu, des cuisses de poulet au paprika et une délicieuse purée de pommes de terre écrasées – une recette hongroise concoctée par Zoltan F. (2), aidé aux fourneaux par Anne-Laure Pérol, éducatrice spécialisée.
Cet établissement parisien est ouvert depuis deux ans et demi, géré par l’association Aux Captifs, la libération. Créée il y a une trentaine d’années, cette dernière ne proposait jusqu’alors que des accueils de jour dans quatre arrondissements de Paris et organisait des séjours de rupture et des maraudes. Pour sa première incursion dans l’hébergement, elle n’a pas choisi la facilité. « Valgiros est une cohabitation solidaire entre des personnes qui viennent de l’exclusion et d’autres, bénévoles, qui sont bien insérées. Cette mixité sociale doit être facteur d’intégration et de socialisation, explique Pierre Jamet, directeur de Valgiros. Le CHS offre en quelque sorte un espace-temps de tranquillité pour rassembler ses énergies, faire le point et programmer son retour vers une autonomie. »
Les habitants de Valgiros sont répartis dans trois « unités », ou appartements : deux pour les hommes, une pour les femmes. Chacune loge trois bénévoles et cinq personnes « accueillies » dans des chambres individuelles de 9 m2. A chaque unité ses sanitaires, sa cuisine et son coin salon à partager. Au rez-de-chaussée, les bureaux des travailleurs sociaux et du directeur ainsi qu’un espace commun supplémentaire, où se déroulent notamment les soirées télé. « L’idée de colocation solidaire n’est pas neuve, mais ici elle a été mise en place de façon très institutionnalisée, avec la présence de travailleurs sociaux en journée pour l’éducatif et l’accompagnement », précise Pierre Jamet. Le reste du temps, soirs et week-ends, les résidents, chapeautés par un couple d’hôtes également bénévoles, vivent comme des colocataires classiques : chacun s’engage à faire dans l’appartement, à tour de rôle, la cuisine, les courses, le ménage. Bénévoles comme personnes accueillies sont logés à la même enseigne, et tous doivent s’acquitter d’un loyer modeste, plafonné à 300 €. Reste qu’il est rare de trouver une colocation qui mixe des personnes âgées de 20 à 61 ans, les unes venant de la rue ou étant sans papiers, les autres occupant des professions comme avocat, journaliste ou thésard en mathématiques !
Sur le papier, le projet audacieux semble idyllique. Mais la vie en appartement partagé pose inévitablement des problèmes. Même si les résidents qui intègrent l’établissement s’engagent à respecter le règlement intérieur et à entamer un suivi social, se lever le matin, faire sa toilette, respecter les horaires des repas, participer aux corvées et ne pas consommer d’alcool dans sa chambre représente pour des personnes désocialisées un changement de rythme radical. « En tant que CHS, Valgiros est censé accueillir de façon inconditionnelle, précise Caroline Lesimple, coordinatrice hébergement du service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) de Paris. Mais, comme nous avons une connaissance fine du projet, nous y orientons plutôt des personnes qui, tout en ayant un parcours de rue important, sont dynamiques et disposées à se servir de cette pause pour repartir sur de nouvelles bases. » Pour être sûr qu’elles pourront s’adapter à la collectivité, le contrat initial est de un mois renouvelable trois fois. Ensuite, la durée de séjour est limitée à trois ans. Jusqu’ici, Valgiros ne compte qu’un seul échec d’intégration.
Pour l’heure, une bonne ambiance règne à table. Tandis qu’Anne Bensaad et Martine Lapôtre, résidentes, servent les convives, un homme parle de ses souvenirs de voyages en bus à travers la France, Pierre Jamet fait le point sur la vie dans la structure et Zoltan F. donne les détails de sa recette. A la fin du repas, Marco Cecchini, dont c’est le tour de débarrasser la table, s’y met sans rechigner. Mais il faut se méfier de l’eau qui dort… « Il peut y avoir un clash à n’importe quel moment et pour n’importe quoi, pointe Guilhem Lepoultier, bénévole. Et la tension peut aussi redescendre très vite. »
« On s’entend tous plutôt bien. Mais, comme dans une famille, il arrive que l’on se chamaille, sourit Marco Cecchini, accueilli depuis l’ouverture de Valgiros. S’il n’y avait pas de disputes, ce serait monotone. » Mais quand ce dernier affirme qu’il n’existe pas de distinction entre accueillis et bénévoles dans la vie quotidienne de la structure, Julien Savadoux, bénévole dans son unité, objecte : « Certes, nous sommes tous colocataires, mais si les mots pour nous définir sont distincts, il y a une raison. Les accueillis sont accompagnés par des travailleurs sociaux et nous, bénévoles, avons une mission à remplir. » Et de rappeler celle-ci : le bénévole doit donner du temps et être à l’écoute des personnes avec lesquelles il vit. Il apporte une forme de stabilité, crée une cohésion. « Si Valgiros n’hébergeait que des personnes de la rue, l’atmosphère serait tout autre ! Nous avons des parcours moins chaotiques que ceux des personnes accueillies, nous partons travailler tous les jours, nous sommes censés avoir plus de stabilité et entraîner les personnes en difficulté dans ce cercle vertueux. » Toute la difficulté pour les bénévoles est de ne pas mettre les résidents dans une position infantilisante.
« C’est une chose de faire des tournées de rue, c’en est une autre de vivre dans un logement avec des personnes exclues », pointe Pierre Jamet. De fait, le directeur de Valgiros ne trouve pas aisément des bénévoles qui souhaitent s’installer pendant un an (renouvelable une fois) rue de Vaugirard. « Il faut que les personnes soient bien accrochées à leur projet pour tenir dans la durée, ajoute-t-il. Les qualités que nous recherchons sont le sens de la diplomatie, le tact, la capacité d’être présent sans être intrusif, et de ne pas forcément attendre de reconnaissance… Les bénévoles sont là pour être en lien avec les autres, mais ce lien n’est pas éducatif, même s’il y a “éducation” ne serait-ce que sur la tenue de la maisonnée. » Ces personnes choisissent cet engagement par générosité, par humanité, parfois par conviction religieuse, sans réaliser forcément à quel point cela peut être éprouvant. « Il y a souvent des imprévus, et cela demande beaucoup d’énergie », confirme Jean-Michel Beulin, artiste mosaïste, qui vit au centre depuis sept mois. Pour éviter les erreurs de « casting », plusieurs entretiens préalables à l’emménagement sont organisés. Généralement, le volontaire vient prendre quelques déjeuners au centre afin de se familiariser avec le lieu, les résidents et les professionnels. Il lui est expliqué que la colocation consistera à partager les repas du soir avec toutes les personnes de l’unité – afin de favoriser les échanges, il n’est possible ni de manger dans les chambres, ni d’y regarder la télé. Le week-end, il pourra participer avec les personnes accueillies à une sortie au cinéma, à une partie de pétanque ou à des jeux de société. « Mais ce ne sont pas uniquement des activités occupationnelles, cela doit avoir du sens et aider ces personnes à retrouver confiance en elles », insiste Julien Savadoux. Enfin, les bénévoles doivent être présents la nuit, quand les résidents ont des angoisses…
En effet, si Valgiros est un lieu calme et chaleureux par rapport aux centres d’hébergement traditionnels, les accueillis ont parfois des problèmes « engloutis » qui, une fois qu’ils sont « posés », reprennent toute leur intensité. « Les gens viennent ici pour aller mieux, mais ils peuvent passer par des phases de décompensation psychologique, régresser, retomber dans l’alcool, se mettre en “mode échec”, analyse Pierre Jamet. Les bénévoles ont parfois du mal à concevoir que ce n’est pas parce que les personnes accueillies vivent dans la “norme” qu’elles sont prêtes à voler de leurs propres ailes. L’émulation collective n’est pas suffisante. Il faut du temps pour qu’un déclic se fasse. Valgiros n’est qu’un terreau favorable à cela. A ce niveau-là, il n’y a pas la même notion de temps pour les travailleurs sociaux, habitués à ces aléas, et pour les bénévoles, à qui il faut expliquer que ce n’est ni de leur faute ni de la nôtre si les résidents dysfonctionnent. »
Pour les travailleuses sociales – Marianne Léger et Lisette Amirault, faisant fonction d’éducatrices spécialisées, qui gèrent le suivi administratif, Anne-Laure Pérol, éducatrice spécialisée, et Marine Kerhoas, stagiaire éducatrice spécialisée, qui développent le lien social dans les lieux collectifs de la résidence –, il n’est pas évident de « trouver sa place » de professionnel dans cette colocation. « En arrivant, j’ai été surprise de ne pas pouvoir me rendre dans les unités sans prévenir, témoigne Marine Kerhoas. J’ai alors compris que ce n’était vraiment pas un centre d’hébergement comme les autres mais le “chez soi” des résidents. Nous pouvons monter dans les étages sur invitation ou, sinon, rencontrer les habitants dans l’espace commun du rez-de-chaussée. » L’autre difficulté pour la stagiaire a été de faire la connaissance de tous les occupants, et notamment des bénévoles, absents durant les heures de travail classiques. Anne-Laure Pérol travaille quant à elle en horaires décalés, et peut ainsi nouer plus facilement les contacts. Tous les lundis matin, Marianne Léger et Lisette Amirault rencontrent de façon informelle le couple d’hôtes avant qu’ils ne partent au travail. Et trois fois par mois, des réunions plus formelles se tiennent avec l’ensemble des bénévoles : analyse de la pratique, travail sur la notion du vivre-ensemble et organisation de la structure sont au centre des échanges. « On en profite pour demander comment ça se passe dans chaque appartement, précise Marianne Léger. Les bénévoles n’aiment pas forcément que les professionnels s’immiscent dans la relation qu’ils ont avec les personnes accueillies, mais c’est important qu’ils nous transmettent les événements marquants. En revanche, quand eux s’intéressent à l’avancée de l’accompagnement social du résident, on leur explique que nous sommes soumises au secret professionnel. C’est compliqué, même si globalement il y a une bonne ambiance. »
Alors que le salon s’est vidé après le déjeuner, Michel Anguy, accueilli à Valgiros depuis août 2010, lit le journal, seul à une table. Marine Kerhoas s’assoit à ses côtés. « Je passe beaucoup de temps avec les accueillis, même sans rien faire de particulier, afin d’enrichir les liens, de voir où ils en sont. Quand, pour eux, la “communauté” pèse trop lourd, je leur propose de sortir se promener ou faire les courses. » La jeune éducatrice anime également, avec l’aide d’intervenants extérieurs, des ateliers de jardinage, de couture, de menuiserie, de poterie, d’initiation à l’informatique… Quand la demande est plus administrative, elle passe la main à ses collègues. « Valgiros héberge des personnes ayant des problématiques diverses : des migrants, des sans-papiers, des sans-domicile fixe ayant vécu à la rue plus ou moins longtemps, des personnes souffrant d’addictions ou ayant des maladies d’ordre psychiatrique. Pour certaines, l’angle de prise en charge sera donc l’accès aux droits, pour d’autres l’accompagnement santé, pour d’autres encore, qui envisagent la reprise d’une activité graduée, un accompagnement vers des associations intermédiaires », détaille Marianne Léger. Outre un entretien mensuel a minima avec chaque personne accueillie, c’est elle qui prépare les contrats personnalisés d’accompagnement social. « Il n’est pas possible de les rédiger lors de l’entrée dans l’établissement car, souvent, la seule envie manifestée est de sortir de la rue. Notre accompagnement doit permettre de préciser les objectifs des résidents au fil des mois », conclut la travailleuse sociale, avant de s’engouffrer dans son bureau pour rechercher des cours de français accessibles à Zoltan F.
« A Valgiros, on dit communément que la première année sert à se poser, se reposer, prendre soin de soi et de sa santé. Durant la deuxième année, idéalement, le résident se lance dans un projet d’insertion. Et la troisième, nous pouvons commencer à travailler sur “l’après-Valgiros”, en envisageant un départ vers un autre centre d’hébergement, un appartement thérapeutique, une maison-relais, un logement autonome… », développe Pierre Jamet. Le directeur admet que plusieurs personnes accueillies à Valgiros sont encore loin d’être en capacité d’insertion, même si, peu à peu, elles ont réussi à arrêter l’alcool ou ont engagé un accompagnement psychologique. Depuis l’ouverture du CHS, plusieurs résidents sont néanmoins allés au bout de la prise en charge, en trouvant qui un emploi, qui un logement pérenne. Deux résidents sont d’ailleurs en train de faire leurs valises : l’un a signé un contrat d’agent de maintenance, l’autre a créé son entreprise de plomberie. Deux chambres seront donc libres pour recevoir de nouveaux arrivants orientés dans les prochaines semaines par le SIAO. « Des arrivées qu’il faudra bien préparer en amont avec les résidents, souvent anxieux, une fois qu’ils sont sortis de la rue, d’être de nouveau confrontés à des personnes ayant des addictions ou une mauvaise hygiène », pointe Marianne Léger.
Courant 2012, un audit mené par l’Institut de formation sociale et un directeur de CHS a été réalisé à Valgiros. Les résultats devraient être présentés prochainement. « Ce centre est une première expérience pour Aux captifs, la libération. L’association s’est lancée dans ce projet avec une intuition, mais sans période d’expérimentation. Aujourd’hui, il est nécessaire de réinterroger le projet initial », estime Pierre Jamet. L’expertise va peut-être amener à un aménagement des plannings – un travailleur social présent durant les week-ends –, à la redéfinition des règles de fonctionnement de la structure – comment sanctionner une personne qui ne respecte pas le règlement ? Un point, en particulier, sera examiné avec attention : le positionnement des professionnels et des bénévoles.
Guilhem Lepoultier, 28 ans, chercheur en mathématiques, arrivé en décembre 2012.
« Je fais de l’action de rue depuis neuf ans. Une amie bénévole m’a parlé de Valgiros. Je suis venu à un repas pour voir ce dont il s’agissait et, de fil en aiguille, j’ai aménagé ici. Lors des maraudes, il m’était devenu naturel de discuter avec des SDF, mais je désirais aller au-delà de l’“acceptation de la misère”, en aidant une personne à se remettre debout. Sur le fond, Valgiros correspond à l’idée que je m’en faisais mais, dans le quotidien, il y a des petites nuances. Ainsi, alors que je pensais qu’on était tous sur un pied d’égalité, je me suis rendu compte qu’il y a forcément une différence entre quelqu’un qui vit dans un appartement et décide de s’installer au centre et une personne qui n’a le choix qu’entre la rue et le CHS. De plus, en travail de rue, les bénévoles n’ont aucune contrainte, aucune pression. Ici, le fait de “vivre avec” entraîne des règles à suivre et à imposer. Mais je suis souple. Par exemple, un accueilli reçoit après 23 heures, alors que ce n’est pas permis. S’il ne fait pas de bruit, je laisse faire. »
Julien Savadoux, 30 ? ans, guide-conférencier, à Valgiros depuis sept mois.
« Pendant un an, j’ai été bénévole à Aux captifs, la libération dans le XVIe arrondissement de Paris. Puis j’ai reçu un appel au bénévolat pour Valgiros. J’ai réfléchi trois mois avant de me décider. Après plusieurs dîners à l’appartement, j’ai trouvé que c’était un lieu agréable où je me sentais bien. Vivre ici est une expérience assez unique. Je peux y inviter des amis, mais il y a un cadre comme dans n’importe quelle colocation. Le soir, on se retrouve tous ensemble, pour échanger lors de grandes discussions sur la vie ou sur des choses plus banales comme les courses. Si un résident n’a pas rempli ses “corvées”, on en parle avec lui. Les accès de violence sont rares, mais les débats peuvent être animés. Chaque bénévole a sa manière de gérer ces événements. Valgiros nous propose des formations sur la violence, sur les addictions, pour savoir y faire face. »
(1) CHS Valgiros : 210 bis, rue de Vaugirard – 75015 Paris – Tél. 01 53 58 58 90 –
(2) L’anonymat de certains résidents a été préservé.