Il s’agit d’un processus d’acquisition de pouvoir, aux niveaux à la fois individuel et collectif, dans une visée de transformation de la société. Le verbe anglais to empower, tel qu’il apparaît au XVIIe siècle, impliquait l’idée d’une autorité supérieure accordant un pouvoir. Mais la notion a ensuite été retravaillée, en particulier par le mouvement féministe, pour aller vers l’idée d’un ensemble de pouvoirs conquis par les gens eux-mêmes. Cette acception du terme a d’abord été utilisée aux Etats-Unis par des associations de femmes, en particulier de femmes battues, qui s’organisaient pour être vues non comme des personnes dominées, mais comme des individus disposant d’une forme de pouvoir. La notion d’« empowerment » a ensuite été théorisée par des travailleuses sociales telles que Barbara Solomon, qui dirigea l’association des travailleurs sociaux noirs. Puis elle s’est diffusée dans le domaine de la psychologie communautaire et a progressivement intégré le vocabulaire politique.
Il n’existe pas d’équivalent parfait. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous l’avons conservé sous sa forme anglaise. Plusieurs traductions existent, comme la « capacitation », qui décrit un processus d’acquisition de compétences mais sans la notion de pouvoir présente dans l’empowerment. Les Québécois ont parfois recours à l’« habilitation », mais la notion de pouvoir en est également absente. Certains chercheurs et militants utilisent la formule « pouvoir d’agir », mais celle-ci, à l’inverse, ne parle pas du processus. Il existe aussi le terme de « capabilité », développé par le prix Nobel d’économie Amartya Sen, mais il n’est pas non plus totalement satisfaisant.
C’est en effet une notion très ambiguë, utilisée aussi bien à droite qu’à gauche. Les radicaux remettent essentiellement en cause la dérive bureaucratique de l’Etat. Les conservateurs, eux, contestent l’interventionnisme de l’Etat. Il existe même une littérature du management revendiquant la notion d’« empowerment ». Pour cette raison, cette notion est très peu reprise aux Etats-Unis par les mouvements communautaires, qui s’en méfient. Elle est entachée du fait de cette utilisation dans différents contextes politiques. On rejoint ainsi la critique formulée en 1999 par les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Pour eux, les revendications de liberté, d’autonomie et de créativité, nées dans les années 1970, ont été intégrées par l’idéologie capitaliste sous forme d’injonctions faites aux individus. « Soyez heureux, libres, autonomes et débrouillez-vous tout seul… » L’aspect collectif de l’empowerment est évacué, et le concept réduit à son strict minimum.
C’est en partie lié au contexte américain du début des années 1970. A l’époque, de nombreux Etats développaient des programmes sociaux importants. Une bureaucratie s’est construite autour de ces programmes tandis que le nombre des travailleurs sociaux augmentait. Une réaction s’est alors produite à l’encontre de ce système très hiérarchisé. Le même phénomène est d’ailleurs apparu au Québec et en France, où les travailleurs sociaux ont commencé à travailler sur ce que l’on ne nommait pas encore l’action sociale communautaire. Mais le terme d’« empowerment » n’a pas pris dans notre vocabulaire et le travail social français est très vite revenu à l’intervention au cas par cas.
En effet. ATD quart monde, par exemple, s’inscrit dans cette démarche, même si ses fondateurs ne l’ont pas revendiquée. On pourrait dire la même chose de toute une partie de l’éducation populaire ainsi que du mouvement de l’éducation active, où l’on retrouve ces idées d’action collective. La psychiatrie des années 1970, à l’image de l’expérience de la clinique de Laborde, s’en inspire elle aussi. Mais ces tentatives sont restées inachevées ou cantonnées à leur seul domaine. On voit cependant émerger aujourd’hui de nouvelles expériences, comme l’Alliance citoyenne de Grenoble, qui se calquent sur les Community Organizations. Celles-ci s’inspirent des travaux du sociologue Saul Alinski, qui travailla, dans les années 1940, à l’organisation des habitants des quartiers pauvres de Chicago. Je pense aussi à un groupe de femmes à Sarcelles qui s’inscrit dans une logique d’empowerment à la fois individuel et collectif.
En 1983, le premier rapport Dubedout, intitulé « Ensemble refaire la ville », affirmait que les habitants devaient devenir des acteurs de la transformation sociale des quartiers. Mais la politique de la ville a ensuite dérivé. Dans les années 1990, avec le débat sur l’exclusion, le vocabulaire et la conception de l’intervention publique se sont déplacés. Car qui dit « exclusion », dit « hors de la société ». Les quartiers populaires ont alors été jugés déficients et anomiques. On a même utilisé le terme de « handicap ». Ce qui est complètement contradictoire avec le souci de mettre en valeur les potentialités urbaines et sociales de ces quartiers et de leurs habitants. Dans le même temps, tout un pan de la politique de la ville a suivi le mouvement de modernisation de l’Etat, avec une réorganisation très administrative. Tout cela a contribué à faire disparaître l’objectif qui était de centrer les dispositifs sur les habitants. Et sans doute la crainte très française du communautarisme n’a-t-elle pas arrangé les choses. L’expérience de la banlieue rouge dans les années 1930 à 1960 a pourtant montré qu’il pouvait exister une forme de communauté populaire et ouvrière dotée d’une identité forte tout en restant ouverte sur la société. Mais, en France, la démocratie participative reste limitée au seul niveau local. Il y a toujours une crainte d’aller au-delà en donnant de vrais pouvoirs aux habitants.
Cela impliquerait une transformation en profondeur, avec des travailleurs sociaux qui n’interviendraient plus seulement au cas par cas, mais s’investiraient directement dans l’organisation des communautés et des collectifs. Pour le moment, on va exactement en sens inverse. Les éducateurs de rue, par exemple, sont de plus en plus sommés par les pouvoirs publics de travailler au seul niveau individuel. Pourtant, une autre forme de travail social impliquant le collectif est possible. Au Québec, des pratiques vont dans ce sens. Et, en France, le collectif Pouvoir d’agir, créé en 2010 par des réseaux et des professionnels appartenant notamment au travail social, entend promouvoir des initiatives permettant aux citoyens de développer leur pouvoir sur leur environnement et dans tous les domaines de la vie sociale.
Il pourrait contribuer à modifier un peu notre perspective en nous interrogeant sur ce qu’il est possible de développer à partir des habitants eux-mêmes. Quelles conditions permettraient aux citoyens de faire des propositions et de libérer leur initiative ? Avec Mohamed Mechmache, de l’association AC lefeu, nous avons six mois pour élaborer des propositions. Notre objectif est d’abord de susciter du débat, réunissant des gens très différents qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. J’espère que notre rapport suscitera, lui aussi, du débat et qu’il sera ensuite porté politiquement.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Marie-Hélène Bacqué est professeure en études urbaines à l’université Paris-Ouest Nanterre. Elle publie, avec Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice (Ed. La Découverte, 2013). Début janvier, elle a été chargée par le ministre de la Ville de mener, avec Mohamed Mechmache, une mission de réflexion sur de nouveaux outils de concertation avec les habitants des quartiers.