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La « fétichisation numérique », une supercherie

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Si les équipes éducatives doivent évidemment rendre des comptes sur leur accompagnement, il est illusoire de croire que la relation avec l’usager – par définition singulière – puisse être décrite au moyen d’indicateurs chiffrés. Patrick Chailonick, chef de service éducatif dans un institut médico-éducatif, dénonce ici l’« obsession de l’évaluation numérique ».

« L’obsession de l’évaluation numérique, dans les établissements médico-sociaux inscrit contre la singularité du sujet un ordre sans nuance, où la rentabilité prend le pas sur toute exigence clinique. Seul un réel effort d’écriture des équipes éducatives peut offrir un espace de pensée résistant à la dictature du chiffre et à ses prétentions heuristiques.

“Dessine-moi un mouton”, l’incessante requête du héros lunaire de Saint-Exupéry m’est venue à l’esprit à l’occasion d’une récente inspection de l’institut médico-éducatif dans lequel je travaille. A la courtoise prière du Petit Prince, les évaluateurs zélés avaient en effet substitué une injonction plus pressante qui revenait dans leurs propos telle une antienne conjuratoire : “Donnez-nous des grilles d’évaluation.”

Chacun de nos développements, le plus abouti de nos arguments, se heurtaient à cette insistante exigence. Notre incapacité à produire des diagrammes censés mesurer la moindre activité semblait accuser un peu plus le poids de notre indignité éducative et nous pressentions que le rapport écrit final ne manquerait pas de révéler notre impuissance à “définir des indicateurs et des process répondant aux nouvelles exigences” des experts en Excel. Notre indigence statistique nous promettait au banc d’infamie d’un prétoire où se calcule au plus juste le mérite éducatif.

L’époque, on le sait, est scientiste : partout le chiffre règne en maître et les ingénieurs certifiés rivalisent de ratios, de tableaux de bord et d’objectifs stratégiques pour développer la qualité. Partout la vérité sérielle des experts impose son ordre, récusant la clinique du cas par cas. La paradigmatique homogénéisation (à forte teneur marchande [1]) exige des grilles où les questionnaires ont remplacé les vraies questions (selon la judicieuse objection du psychiatre et psychanalyste Jean Oury). La phobie de la pensée se révèle dans l’évitement du pourquoi, supplanté par l’usage compulsif du comment. La procédure tient lieu d’explication, le procédé remplace la recherche, longue, difficile, à l’issue incertaine.

Les temps, conséquemment, sont binaires. La vulgate comportementaliste ne souffre pas la dialectique : un dogme ontologique vous cloue au pilori des normes prescrites comme un traitement. Chaque geste doit être testé, soumis à la métrologie des évaluateurs. Compter, il est vrai, est moins exigeant que penser et faire un “diagnostic socio-éducatif” moins douloureux que se coltiner l’étrangeté du symptôme.

Frénésie de la taxinomie

Cette fétichisation numérique pourrait être cocasse si la vulgate scientiste ne se voulait pas, on l’a vu, prédictive, dépistant les sauvageons à la maternelle et refusant la libération aux “délinquants sexuels” une fois leur peine expirée. L’absence de rigueur épistémologique condamne en effet aux injonctions judiciaires, à la déploration de la clinique, à la détestation de la contradiction et à l’essentialisation des conduites : la génétique tient lieu de cause univoque. Plus de sujet mais un usager, ou bénéficiaire, que l’on souhaite autosuffisant, auto-entrepreneur, en somme, de sa propre entreprise comportementale, un consommateur de prestations, parangon d’autonomie qui se développe personnellement et gère ses émotions, ou manage ses affects, comme un épicier son stock.

L’évacuation du symptôme, au profit du “trouble”, traduit cette velléité de maîtrise que l’on entend afficher dans les cases des tableaux ou les items évaluateurs. Quiconque objecte à cette vision du travail éducatif, réduit à des actes mesurables, est voué aux gémonies et taxé de passéisme : un empirisme indigent érigé comme pure immanence s’affirme en dogme omniexplicatif. Point n’est besoin d’analyser quand la seule vérité est celle du corps : on dissèque les conduites à la recherche de la causalité organique qui les commande puis on catégorise avec le zèle d’un magasinier.

Car les temps sont taxinomiques. On classe avec frénésie, on fusionne, on confond. La “science objective des aptitudes, des réactions et des comportements” n’est certes pas nouvelle : le plus scrupuleux des épistémologues, et sans doute l’un des plus rigoureux, Georges Canguilhem, s’interrogeant sur l’émergence d’“une biologie comme théorie générale des relations entre les organismes et les milieux” au XIXe siècle, remarquait que les techniciens zélés du comportement performant d’alors “oubliaient totalement de situer leur comportement spécifique par rapport aux circonstances historiques et aux milieux sociaux dans lesquels ils sont amenés à proposer leur méthode”. Il entendait ainsi signifier que cette science du comportement était en parfaite congruence avec l’essor industriel qui, ajoutait-il, “oriente l’attention vers le caractère industrieux de l’espèce humaine et marque la fin de la croyance en la dignité de la pensée spéculative” (2).

Cette surdétermination persiste dans la “théologie gestionnaire” – selon la judicieuse formule de Vincent de Gaulejac (3) – dont l’unique credo, l’évaluation, est de “rationaliser les coûts”. Nul n’ignore les effets de cette “optimisation de l’organisation” que nos ingénieurs certifiés viendront estampiller à grand coup d’AFNOR.

“Tout a ou bien un prix ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent, en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité.” La mise en garde d’Emmanuel Kant (4) semble directement adressée aux émules de Bentham, Smith et leurs fondés de pouvoir libéral contemporains. A quoi fait écho la voix de Jean Oury se demandant : “Que vaut un sourire dans les rencontres extrêmement complexes du champ psychopathologique ?” (5). Nos évaluateurs dont la vanité dépasse la… mesure devraient méditer cette question posée par le plus avisé des cliniciens.

Relater l’aventure de la rencontre incertaine

Rabattre la question de la rencontre, de la relation, de la dimension transférentielle, préalable et étai de l’acte éducatif, sur des procédures ou des “actes” mesurables relève de la supercherie. Concevoir les parcours comme des tracés linéaires, sans rupture ni discontinuité, témoigne d’une méconnaissance de la clinique, de la répétition du symptôme et donc de son rôle (6). Accepter la singularité de l’autre, voire son opacité, constitue, il est vrai, une épreuve difficile à concevoir pour les tenants du savoir sans déchet.

Résister à la managériale emprise ne signifie nullement que l’on se refuse à faire retour sur la pratique éducative. Ce n’est donc pas l’évaluation que l’on conteste mais son simulacre télémétrique et ses arpenteurs approximatifs. Rendre compte de ce que l’on fait est légitime et l’on ne saurait trop conseiller aux équipes éducatives de ne pas se réfugier dans le romantisme de l’ineffable pour faire l’économie du coûteux rapport à l’écrit. Cahier de bord, rapports, comptes-rendus doivent relater l’aventure de la rencontre incertaine, du bricolage advenu, pour aller à la découverte de l’autre, de l’approche singulière, ses soubresauts et ses impensés. La clinique du quotidien se doit d’avoir ses témoins vigilants, ses veilleurs attentifs, assumant en équipe la respectable opacité de l’autre.

Il nous faut partir de cette position que le sujet nous prête pour aborder son savoir, celui qui est curieusement absent des référentiels, la vérité de son symptôme, toujours unique et singulier, toujours à saisir sur le vif, par l’implication éducative (subjective). Par l’approche pluridisciplinaire, théorique, qui l’éclaire. Par le retour sur l’expérience vécue et la possible confrontation à la désillusion de l’idéal de maîtrise en butte à la résistance du sujet. Sans doute y évoquera-t-on plutôt les ratés et soubresauts que l’adéquation parfaite, l’insu que le savoir-être, le tâtonnement que la stratégie, tant il est vrai que “la vie ne s’élève à la conscience et à la science d’elle-même que par l’inadaptation, l’échec et l’erreur” (7).

Le droit à une « part d’étrangeté légitime »

Autoriser les professionnels à relater ces ratages (féconds), à évoquer cet impossible de la rencontre, voilà qui pourrait les rendre sensibles à cette relation éducative, jamais si riche que lorsqu’elle déconcerte. Favoriser également la clinique des petits riens, ces moments de rencontre, de bricolage où l’on se risque à l’aventure de la relation, expliquer comment l’on peut, précisément, par exemple, “déranger l’autiste”, selon le conseil de Frances Tustin, sans l’anéantir, autant de séquences d’une déconstruction patiente de l’idéal et d’une mise en mots de l’acte éducatif entendu comme un franchissement de ses propres résistances.

De cet accompagnement singulier, patient, répété, inventif et élaboré, les équipes éducatives ont à rendre compte, de cette présence “dans le paysage de l’autre” (8), ils ont, en somme, à dessiner le tableau, en laissant les grilles grand ouvertes, pour l’incommensurable “part d’étrangeté légitime” (9) à quoi chaque sujet a droit. »

Notes

(1) Ainsi des liens organiques entre le DSM (Diagnostic and Statistical Manual, nosographie internationale de référence des maladies psychiatriques) et industrie pharmaceutique.

(2) Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? » (conférence de 1958).

(3) In « La part maudite du management ? » – Empan n° 61, 2006/1 – Ed. érès.

(4) In Fondements de la métaphysique des mœurs.

(5) In « Logique managériale ? » – Empan n° 61, 2006/1 – Ed. érès.

(6) Ce savoir dont le sujet veut précisément ne rien savoir.

(7) Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique.

(8) Jean Oury in « Concepts fondamentaux ».

(9) René Char, Fureur et mystère.

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