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« Les politiques d’activation de la protection sociale sont de plus en plus discréditées »

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Depuis les années 1980, les politiques d’activation de la protection sociale, ou « workfare », s’imposent en Europe et aux Etats-Unis. Objectif : augmenter le taux d’activité des personnes sans emploi et réduire la pauvreté. Mais quelle est leur efficacité réelle ? Pour le sociologue Jean-Claude Barbier, leurs promesses n’ont pas été tenues. Ses explications…
Les politiques dites de « workfare » ou d’activation de la protection sociale ont-elles augmenté la participation au travail et fait reculer la pauvreté, comme elles le promettaient ?

D’une façon globale, dans tous les pays, avant la crise déclenchée en 2008, l’amélioration de l’accès au marché du travail et le recul de la pauvreté n’étaient pas au rendez-vous. Quand cette politique d’activation de la protection sociale a démarré dans les pays scandinaves et en Grande-Bretagne, entre 1994 et 1998, les taux de participation ou d’activité n’ont pas fondamentalement bougé. Même chose en France, où la part des inactifs dans la population n’a pas véritablement diminué depuis la mise en œuvre du RMI, puis du RSA, et des sanctions à l’encontre des demandeurs d’emploi. En Grande-Bretagne, où les incitations à travailler sont pourtant fortes, la proportion des ménages sans travail reste l’une des plus élevées d’Europe. En Allemagne, on a vu se multiplier les emplois à bas salaire, avec le développement du travail à temps partiel et des mini-jobs, avant même la réforme menée par Schröder. Le résultat est que le taux de chômage a, certes, diminué mais que le niveau de pauvreté est aujourd’hui supérieur à celui de la France. Par ailleurs, on constate que les pays où les formes d’activation de la protection sociale sont les plus rigoureuses, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, sont aussi ceux où les inégalités se sont les plus accrues.

Pour quelles raisons ces politiques ne fonctionnent-elles pas ?

Simplement parce que les gens et le marché du travail ne sont pas mobilisés par ce type d’incitation. Les personnes peu qualifiées et les jeunes que l’on obligeà occuper des bouts d’emplois de mauvaise qualité ne se précipitent pas, et on les comprend. D’ailleurs, lorsque le marché du travail ne produit pas assez d’emplois, ou seulement des emplois de mauvaise qualité, on a beau sanctionner les gens, comme en Grande-Bretagne depuis plus de vingt ans, ça ne marche pas. Pourtant, alors que les résultats ne sont pas là, les responsables publics – y compris ceux d’une partie de la gauche – continuent de promouvoir ces politiques. Il est vrai qu’il faut bien continuer à verser des prestations, autrement on irait vers une catastrophe sociale. Et puis nos élus n’ont pas grand-chose d’autre à proposer. Sans compter que les politiques d’activation permettent de stabiliser les dépenses. La mise en œuvre du RSA a débouché sur des économies importantes car une partie des budgets prévus n’a pas été dépensée.

Contrepartie, activation, « workfare »… quelles différences ?

Les universitaires, les acteurs de terrain, les politiques et les bénéficiaires eux-mêmes n’utilisent pas le même vocabulaire. Dans le grand public, on ne parle pas d’activation, ni même de contrepartie, mais plutôt de droits et de devoirs. A l’autre bout du spectre, les universitaires utilisent plus volontiers la notion de « workfare », qui est un terme assez spécialisé désignant, à l’origine, la réforme du système d’assistance sociale lancée aux Etats-Unis dans les années 1970. En France, le terme d’« activation » s’est progressivement répandu. Ainsi, la plupart des associations avec lesquelles je travaille l’emploient. Toutes ces terminologies recouvrent un même mouvement international d’activation de la protection sociale. J’insiste sur cette formule car le mot « activation » employé seul sous-entend en général « activer les pauvres », suspectés de ne pas travailler assez. Je ne l’utilise pas dans ce sens car on peut activer un processus ou une chose mais pas une personne.

Comment définir l’activation de la protection sociale ?

Il s’agit d’un ensemble de réformes qui comporte plusieurs aspects, les plus connus étant le renforcement des devoirs des personnes auxquelles on accorde des prestations afin d’inciter les demandeurs d’emploi à rechercher plus activement un travail et la baisse des cotisations patronales pour pousser les employeurs à embaucher. Le principe de ces réformes est de mettre systématiquement en avant le lien entre l’activité du bénéficiaire et la prestation. Par exemple, en Suède, on a rendu plus difficile l’accès aux indemnités journalières de manière à augmenter le taux d’activité des personnes concernées. Dans certains pays, on distribue des prestations familiales en priorité aux gens qui travaillent. Il existe une myriade de dispositifs différents qui vont tous dans le même sens : inciter les bénéficiaires de la protection sociale à augmenter leur taux d’activité. Tout cela n’est pas entièrement nouveau. Dans les pays européens comme aux Etats-Unis, les systèmes de protection sociale ont toujours été assis sur le travail. C’est une forme ancienne mais bien réelle d’activation. Ce qui est nouveau, en revanche, depuis les années 1990, c’est l’utilisation politique et parfois idéologique qui en est faite.

Justement, on relie souvent ces politiques à l’émergence de la pensée néolibérale dans les années 1980…

L’activation de la protection sociale n’est pas uniquement d’inspiration néolibérale. Il existe dans le nord de l’Europe un pôle scandinave évidemment pas complètement isolé du néolibéralisme, mais qui s’inspire assez largement des principes de la social-démocratie. Dans ces pays, les politiques d’activation de la protection sociale sont conçues comme un dispositif universel, de droit commun. Cela implique un système d’accompagnement efficace avec des services de qualité ouverts à tous. Ses caractéristiques ne sont pas du tout celles d’un pays comme la Grande-Bretagne, où la théorie de la domination légitime du marché est très présente et où des obligations et des sanctions pèsent sur les personnes. On est là dans un modèle libéral, et même néolibéral.

Où se situe la France dans ce panorama ?

Elle a toujours été entre ces deux modèles, en s’inscrivant, comme l’Allemagne, dans une tradition de type bismarckien. Selon les périodes, la dominante est tantôt libérale, tantôt social-démocrate. Le RMI, par exemple, était clairement une réforme républicaine de droit commun à vocation universelle. En 1988, lors de sa création, l’insertion était un concept qui n’avait pas d’équivalent. On mélangeait une composante d’aide financière et une composante d’accompagnement en tenant compte des besoins des personnes, que ce soit en matière d’emploi, de logement, de santé, de formation… Avec le recul, on peut dire que le RMI était une forme républicaine relativement équilibrée en termes de droits et de devoirs, même si la prestation a toujours été insuffisante. Rien à voir avec le « workfare » aux Etats-Unis, qui était une activation punitive des populations pauvres, le plus souvent des femmes afro ou latino-américaines, par les dispositifs sociaux.

Vous dites que le RSA a représenté une rupture. Pour quelle raison ?

Cette rupture a d’abord été juridique car la loi a supprimé l’idée d’un droit inconditionnel comme l’était le RMI. Ce n’est pas le cas du RSA, même si Martin Hirsch a finalement reculé lorsqu’il s’est agi de rendre obligatoire l’inscription à Pôle emploi pour bénéficier de l’allocation. On a décidé que l’obligation d’activité pouvait être remplie auprès des conseils généraux. Le RSA, comme l’a montré la commission d’évaluation, constitue un échec pour deux raisons. D’une part, les taux d’activité des bénéficiaires du RSA « socle » – ceux qui étaient précédemment au RMI et à l’API – n’ont pas vraiment bougé. D’autre part, le taux de non-recours du RSA « activité » ou « chapeau » est très important, supérieur à 60 %. On présentait les bénéficiaires comme des homo œconomicus qui allaient se précipiter pour gagner un peu plus d’argent. Mais cette logique ne fonctionne pas et n’a fonctionné nulle part. Il faut préciser que la crise de 2008 a bouleversé la mise en œuvre du dispositif.

Ces politiques d’activation ou de « workfare » sont-elles encore crédibles ?

Du point de vue des bénéficiaires, elles sont de plus en plus discréditées, même s’ils sont bien obligés de faire avec ce qu’on leur propose. Mais ils sont de plus en plus nombreux à refuser d’y entrer. Par ailleurs, les citoyens croient de moins en moins au discours sur la nécessité de responsabiliser les chômeurs et les pauvres. Les études, notamment du Credoc, montrent que les gens sont aujourd’hui moins sévères à l’égard des personnes en difficulté. Lorsque l’économie tournait à peu près, il était plus simple de dire qu’il fallait punir les pauvres. Mais aujourd’hui, le grand public se rend bien compte qu’on n’est pas pauvre volontairement. Simplement, il n’y a pas d’emplois.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Jean-Claude Barbier est sociologue, directeur de recherche au CNRS à Paris-1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d’économie de la Sorbonne. Il est notamment l’auteur de La longue marche vers l’Europe sociale (Ed. PUF, 2008). Il a collaboré à L’avenir de la solidarité (Ed. PUF, 2013), coordonné par Nicolas Duvoux.

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