Confidentiels et méconnus, les dispositifs d’accueil familial thérapeutique d’adultes permettent à des patients souffrant de troubles psychiatriques de sortir de l’hôpital – voire d’éviter d’y entrer. L’hébergement de malades mentaux en milieu ordinaire est bien antérieur au mouvement contemporain de désinstitutionnalisation, a rappelé Jean-Claude Cébula, psychologue clinicien, directeur de l’Institut de formation, de recherche et d’évaluation des pratiques médico-sociales (IFREP), lors des dernières journées d’étude sur cette pratique (1). C’est à la fin du XIXe siècle que deux « colonies familiales » ont été créées à la campagne pour désengorger les asiles parisiens. Plus que d’orientation thérapeutique, il s’agissait alors essentiellement « d’une “solution de dégagement” des patients chroniques », expliquent Bertrand Garnier, psychiatre, et Olivier Dupuy, juriste spécialiste du droit de la santé (2).
Ce type de placement est longtemps resté vierge de toute initiative régulatrice des pouvoirs publics. Ce n’est plus le cas puisque divers textes organisent ce qu’on appelle l’accueil familial thérapeutique (AFT). D’instrument de relégation, celui-ci est parallèlement devenu une modalité particulière de soin pour des malades qui ne peuvent vivre seuls et pour lesquels le maintien ou le retour dans leur propre famille ne paraît pas souhaitable ou possible. Du moins, pour une partie d’entre eux, car l’AFT est un outil très peu développé. Selon une estimation de Joëlle Chambon, administratrice de l’association Famidac, il y aurait moins de 1 000 familles d’accueil thérapeutique en France, chacune pouvant recevoir un maximum de trois personnes. Tout en avançant une fourchette supérieure – 1 500 à 2 500 familles d’accueil –, le directeur de l’IFREP déplore la perte d’intérêt de la psychiatrie pour cet outil.
Tous les patients potentiellement concernés ne sont pas forcément amateurs d’un tel bain familial, qui ne relève pas d’un régime d’hospitalisation sans consentement. « Quand on entend le mot “famille”, on pense d’abord à la sienne – et on n’a pas tous envie d’y retourner », observe Alberto Velasco, psychiatre-psychanalyste, membre du Groupe de recherche européen en placement familial. Il n’empêche, « dès qu’on parle à un patient de famille d’accueil, il se met à évoquer sa propre famille : c’est là que commence le travail, précieux pour redynamiser certaines prises en charge même si le projet n’aboutit pas », ajoute le praticien. Pour lui, cet outil est particulièrement indiqué pour les personnes qui ont un long passé d’hospitalisation : 5, 10, 20 ans, voire 42 ans pour la durée « record » enregistrée à l’unité d’AFT, dont le psychiatre a la responsabilité au centre hospitalier Sainte-Anne (Paris).
Au-delà d’une amélioration de la qualité de vie des patients qui sortent de l’hôpital tout en continuant à bénéficier de son suivi et de ses services pluridisciplinaires, l’accueil familial est surtout la rencontre de deux histoires, deux univers psychiques, qui n’ont a priori rien à faire ensemble. « En tant qu’institution de la société, l’institution familiale est un échantillon du monde et comporte à ce titre l’intérêt majeur d’être le support d’interactions vivantes, qui sont autant de réactivations des interactions du patient avec sa famille d’origine », explique Alberto Velasco. Mais sans présenter les mêmes enjeux affectifs. Il est ainsi possible au patient de « traverser des paysages du rapport à l’autre, des étapes subjectives lui permettant de “grandir” », complète Jean-Claude Cébula. Rien ne garantit cependant que cette nouvelle scène familiale ne soit pas la répétition du même, c’est-à-dire qu’il en sorte de l’inédit favorisant l’avancée vers une plus grande autonomie. C’est pourquoi les soignants sont des acteurs indispensables pour « veiller à entendre et recueillir ce qui se produit tant du côté du malade que de la famille d’accueil », insiste Alberto Velasco.
« Dans l’ordinaire de la vie familiale des familles d’accueil, nous voyons cette “institution des autres” dans le fait de leur attribuer des places et des rôles que le patient n’aura de cesse d’interpeller », développe Jean-Claude Cébula. Ainsi ce malade de 55 ans, hospitalisé depuis 40 ans, et qui ne parle pas. Sauf quand une famille d’accueil lui est présentée et qu’il déclare alors : « Quand le Monsieur sera mort, je me marierai avec la dame. » Dans le quotidien de l’accueil, l’intéressé va réussir à tuer symboliquement le mari de l’accueillante, explique le directeur de l’IFREP. Un jour, cette dernière téléphone effectivement au service d’accueil familial pour demander de l’aide : son époux ne voulait plus manger à table avec elle et le patient… « C’est passionnant de pouvoir accompagner ces mouvements, commente le clinicien. Proposer une famille d’accueil à un patient, c’est lui reproposer un théâtre familial avec des figures parentales significatives et structurantes », à même de lui donner des réponses différentes de celles avec lesquelles il a dû composer dans son histoire.
Le croisement des regards des accueillants et des psys est une autre richesse de l’AFT. « Nous, soignants, nous avons tendance à conceptualiser et à complexifier parfois les choses », reconnaît Alberto Velasco, jugeant que si la formation est nécessaire aux familles, ce n’est pas elle qui fait la qualité des accueillants. L’un de apports essentiels des intéressés tient au fait qu’ils n’ont pas la même façon d’envisager les problèmes que « l’institution psychiatrique auto-référencée », ce qui fournit d’autres clés de compréhension. La spontanéité de certaines réactions prosaïques peut d’ailleurs être la source de précieuses trouvailles. Ainsi, l’accueillante emmenant chez l’oculiste une patiente qui s’était mise à crier en regardant un miroir où elle voyait des serpents. L’ophtalmologiste a diagnostiqué des corps flottants du vitré. « Cela a permis de réduire le délire de cette femme », explique Jean-Claude Cébula. A d’autres professionnels, donc, de penser les troubles psychiatriques. Ou, plus exactement, « pensons ensemble, en respectant la pensée naïve, banale, des familles d’accueil, théoriciennes du quotidien », affirme le clinicien. D’ailleurs, si jamais les patients vivaient les familles d’accueil comme des soignants à domicile, « on pourrait craindre qu’ils s’amusent à faire les fous tout le temps, c’est-à-dire à être en permanence des patients – comme ils le redeviennent quand ils revoient les infirmiers ou les psys ». Or, justement, les malades « prennent une autre couleur dans les familles d’accueil que la couleur sous laquelle nous, soignants, les connaissons », ajoute Jean-Claude Cébula, évoquant non seulement les changements psychiques des personnes accueillies et les modifications de leurs compétences sociales, mais aussi des transformations physiques par identification aux accueillants.
Pour exercer, ces derniers doivent être agréés par une institution psychiatrique. Les candidats sont essentiellement des femmes, souvent des mères dont les enfants sont déjà grands et qui vivent en couple. Le fait qu’il y ait deux adultes dans la famille d’accueil, dont l’un ait un revenu qui ne dépend pas de l’accueil, est d’ailleurs une condition posée par certains hôpitaux au recrutement de leurs accueillants. Les établissements justifient cette exigence par l’instabilité d’un salaire soumis aux aléas de la pathologie des accueillis, susceptibles d’être réhospitalisés (3). « Il est également bon qu’il y ait dans la famille un tiers permanent qui remette de la distance entre l’accueillant(e) et l’accueilli », estime Jean-Claude Cébula. Sans compter qu’en ayant en face de lui un homme et une femme, le patient peut engager des jeux de rôle différents. En tout état de cause, quelle que soit la configuration du ménage, ouvrir sa porte à un adulte souffrant de pathologie mentale implique tous les membres du foyer. « On peut difficilement imaginer réussir un accueil s’il y a un désaccord ou une réticence familiale », confirme Rémy Gourichon, 64 ans, qui est, depuis 2007, l’un des quatre accueillants dont dispose le centre hospitalier spécialisé Henry-Ey-de-Bonneval (Eure-et-Loir). Cet ancien directeur commercial, reconverti dans l’accueil après avoir été au chômage, a d’ailleurs dû attendre un an avant de pouvoir réaliser ce projet : il lui a fallu convaincre son épouse, retraitée depuis peu, de « participer à cette aventure ».
Les compétences nécessaires pour être embauché sont essentiellement des qualités humaines : aucune formation initiale n’est requise. « On est le seul métier qu’il est possible de pratiquer sans être formé, ce qui est quand même délirant au vu de sa complexité ! », s’exclame Rémy Gourichon (4). La qualification s’acquiert au fil du temps, non seulement par les formations proposées en cours d’emploi, mais aussi et surtout par le partage d’expériences entre les accueillants et par l’accompagnement rapproché de ces derniers par les équipes d’AFT. Il n’y a pas, à cet égard, de mode d’organisation unique, mais des formes de travail diverses. Au centre hospitalier spécialisé de Cadillac (Gironde), où Joëlle Chambon est accueillante depuis 1993, « nous avons d’une part des visites à domicile toutes les deux à trois semaines qui, à la différence de ce qui se pratique souvent ailleurs, sont faites par un éducateur spécialisé et non par un infirmier – ce qui évite d’importer chez nous les pratiques soignantes institutionnelles. Nous rencontrons d’autre part, chaque mois au service, le psychologue de l’équipe, qui nous écoute, nous épaule, nous décode quantité de choses : nous repartons gonflés à bloc. » Par ailleurs, un groupe de parole animé par une psychologue extérieure réunit tous les deux mois les 13 familles d’accueil du CHS de Cadillac. Enfin, chacune d’entre elles fait un point annuel avec le psychiatre responsable de l’unité.
Tous les accueils ne sont pas permanents. Des accueils à la journée peuvent être proposés pour permettre au patient de sortir de l’hôpital et donner l’occasion aux soignants de le regarder différemment. Il y a aussi des accueils séquentiels à la carte, qui constituent des formes de séjours de vacances pour les personnes hospitalisées depuis longtemps ou des adaptations progressives à une vie en dehors de l’hôpital pour celles qui ont encore besoin d’un temps en institution. S’agissant des accueils permanents, la durée des séjours en famille diffère selon le profil des patients et le projet thérapeutique.
Au service d’AFT « adultes » de l’ASM 13 (Association de santé mentale du XIIIe arrondissement de Paris), à Soisy-sur-Seine (Essonne), 21 personnes sont prises en charge dans 15 familles d’accueil. Elles y séjournent en moyenne trois ans, explique Stéphanie Ghio, assi stante sociale du service. Pour ces patients relativement âgés – les trois quarts d’entre eux ont entre 51 et 62 ans –, la fin de l’accueil correspondra le plus souvent à une admission en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Il revient à l’assistante sociale de la préparer avec l’intéressé et la famille d’accueil, ce qui n’est pas toujours simple du fait des enjeux affectifs liés à la séparation et, pour l’accueillante, des enjeux financiers liés à la perte d’un salaire.
Au CHS de Cadillac, la tendance a été à un raccourcissement des prises en charge, explique Joëlle Chambon, qui y travaille depuis 20 ans. « Ce n’est pas de l’accueil pensé sur du long terme, mais comme une parenthèse dans la vie des patients pour les dynamiser et leur permettre de réacquérir des habiletés, souligne Thierry Bonhomme, assistant socio-éducatif de l’équipe d’AFT girondine. On exclut d’ailleurs toutes les candidature adressées par les services soignants pour des personnes qui n’ont pas de projet actif et pour lesquelles l’accueil serait seulement envisagé comme un mode d’hébergement. » C’est aussi pour éviter qu’ils se chronicisent chez leurs accueillants, après s’être chronicisés à l’hôpital, qu’à Cadillac les malades accueillis en famille doivent obligatoirement bénéficier d’une autre prise en charge durant la journée, par exemple dans un centre de jour ou un ESAT (établissement et service d’aide par le travail). « Il est important que les patients fréquentent et investissent un lieu extérieur à la famille : celle-ci constitue en quelque sorte un accélérateur vers un projet de sortie consistant, pour de nombreux accueillis, à intégrer une structure médico-sociale – par exemple un foyer d’hébergement ou un foyer de vie. Ce qui est synonyme de plus d’autonomie que l’hôpital », commente Thierry Bonhomme.
Différentes évolutions ont également eu lieu ces dernières années au centre hospitalier spécialisé interdépartemental d’Ainay-le-Château (Allier). Issu d’une des deux colonies familiales créées à l’orée du XXe siècle, celui-ci est, avec 200 familles d’accueil, le seul établissement à pratiquer l’AFT à une aussi grande échelle. Parmi les changements constatés, Jean-Claude Lardy, directeur de l’établissement, signale celui de la clientèle : « Ce sont des patients plus jeunes qu’avant, des 18-30 ans qui ont éventuellement touché à la toxicomanie. Les équipes soignantes pensent à l’accueil thérapeutique plus tôt dans le parcours des malades. Nous ne sommes plus un exutoire, la formule à laquelle on songe quand tout a été essayé. » Le doyen des 329 accueillis d’Ainay-le-Château a 88 ans, dont plus de 40 ? années passées en accueil familial. Plus généralement, la durée des prises en charge en AFT va de quelques jours à plusieurs mois, voire années, mais pas toujours dans la même famille – ne serait-ce que parce que les accueillants ont 30 jours de congé par an –, ni sans interruptions (par exemple pour une réhospitalisation, ou un aller-retour vers un projet de vie qui capote). Parmi les tendances qui se font jour, Jean-Claude Lardy signale aussi, une remontée des demandes. Ce qui l’a conduit à lancer une opération de recrutement. Il souhaiterait embaucher 20 nouveaux accueillants, mais il y avait seulement, fin 2012, une douzaine de candidatures. « La démarche peut donner lieu à un débat familial compréhensible », commente-t-il.
Pour le directeur de l’hôpital interdépartemental d’Ainay-le-Château, ces différentes observations sont de bon augure quant à l’avenir de l’accueil familial thérapeutique. Plusieurs éléments jouent néanmoins en défaveur de cette modalité de soin. « C’est un type de prise en charge qui n’est peut-être pas très bien théorisé et dont les ressorts, au plan psychiatrique, ne sont sans doute pas vraiment connus », avance Jean-Claude Lardy. Par ailleurs, le côté législatif et réglementaire de l’AFT est tellement complexe qu’il peut décourager les bonnes volontés. En termes d’organisation, les petites unités créent aussi des difficultés. « Quand il y a seulement dix familles d’accueil, ce panel est trop peu diversifié pour apparier, de façon appropriée, malades et accueillants. Le revenu de ces derniers s’en trouve donc fragilisé », précise M. Lardy. « A contrario, nous, avec nos 200 familles, on joue sur les grands nombres : même quand un patient demande à changer de foyer ou a “usé” plusieurs familles d’accueil, on en trouvera une qui présentera le profil convenable. »
Evoquer les grands nombres revient aussi à évoquer les économies que l’accueil familial thérapeutique permet à l’assurance maladie. Pour les estimer, il suffit de multiplier par des centaines de patients et de journées la différence entre une prise en charge qui revient à 136 € par jour pour un accueil familial et à 300 € pour une hospitalisation à plein temps, selon Jean-Claude Lardy. Cependant, « l’accroissement de l’accueil familial thérapeutique comme réponse aux besoins de soins ne peut être raisonnablement envisagé sans que de multiples obstacles […] soient levés », fait observer un collectif de spécialistes (5). Il faudrait notamment favoriser une meilleure connaissance des indications de l’AFT par les professionnels des secteurs sanitaire, social et médico-social et multiplier les vocations d’accueillants en améliorant leur statut. En tout état de cause, soulignent ces praticiens, l’AFT constitue un outil « efficace sur les objectifs que l’on peut raisonnablement se fixer dans la prise en charge de la souffrance psychique : le respect de la personne, l’amélioration de l’insertion dans le tissu social, la préservation de la solitude et de l’isolement ».
Il n’existe pas un modèle unique d’accueil familial thérapeutique, ni une seule raison pouvant motiver ce choix d’orientation. Selon Brigitte Gadeyne, psychiatre responsable d’une unité d’accueil familial thérapeutique (AFT) au Centre hospitalier parisien Sainte-Anne, les restrictions d’indication à l’AFT sont d’ailleurs beaucoup plus faciles à repérer que les indications proprement dites (6). Ces contre-indications – qui dessinent, en creux, le profil des malades potentiellement concernés – correspondent à des patients psychotiques « non stabilisés, non compliants au traitement, aux états suicidaires, à ceux de dangerosité, aux cas de paranoïa, d’érotomanie et de perversions ».
La spécialiste fait également part de réserves « en cas de grande dépendance (patients déments, grabataires, incontinents), de troubles addictifs, de patients fuguant de façon répétée et de relations hautement pathologiques avec la famille d’origine – relations très fusionnelles, délire de filiation ». En dehors de ces contre-indications ayant notamment pour but de protéger la famille d’accueil, Brigitte Gadeyne estime que les accueils familiaux peuvent répondre à des besoins si variés qu’il apparaît finalement peu souhaitable de les lister.
(1) Sur le thème « Accueil familial thérapeutique des adultes : rives, dérives et écueils », les 22 et 23 novembre 2012 – IFREP : Tél. 01 45 89 17 17 –
(2) Dans un ouvrage collectif très complet sur L’accueil familial thérapeutique pour adulte. Des familles qui soignent ? (Ed. Lavoisier, 2012, 29 €), coordonné par Martine Perrasse, directrice du pôle formation du centre hospitalier Sainte-Anne (Paris).
(3) Le salaire des accueillants est très variable selon les établissements : il se situe dans une fourchette allant de 900 à 2 500-2 700 € bruts pour 30 jours d’accueil. Cette rémunération ne peut pas être inférieure à 2,5 fois la valeur horaire du SMIC pour un accueil à temps complet, auxquels s’ajoutent des indemnités liées aux frais d’entretien courant, aux prestations de soutien offertes et au loyer.
(4) Pour réfléchir à l’évolution du métier, celui-ci a créé l’Association des familles d’accueil thérapeutique d’Eure-et-Loir (ADFAT 28), qui a publié un Petit guide pratique destiné aux futurs accueillants familiaux thérapeutiques – Disponible auprès de
(5) Il s’agit des psychiatres Brigitte Gadeyne, Bertrand Garnier et Alberto Velasco, du psychologue Pascal Barreau et du juriste Olivier Dupuy – Cf. note 2.
(6) In L’accueil familial thérapeutique pour adulte. Des familles qui soignent ? – Ouvrage collectif coordonné par Martine Perrasse – Ed. Lavoisier, 2012 – 29 €.