On a beaucoup accusé les fédérations associatives de ne pas avoir pris suffisamment la mesure des mutations en cours et d’avoir du mal à sortir de positions défensives, voire corporatistes, pour porter un discours global sur l’action sociale. Les choses seraient-elles en train de changer ? La démarche déployée depuis un an et demi par l’Uniopss – qui s’est dotée en 2000 d’un conseil de prospective (2) – pour élaborer des pistes de rénovation de la cohésion sociale montre en tout cas une prise de conscience de la nécessité d’avoir une parole politique pour pouvoir influer les évolutions de l’action sociale. « Dans ce climat instable et de plus en plus difficile (augmentation de la pauvreté, montée en charge de la dépendance, fragilisation des publics…), où l’action sociale est devenue un monde fragmenté et bousculé qui subit des réformes incessantes obligeant les associations de solidarité à revoir leur organisation, l’Uniopss ne peut se contenter de réagir au coup par coup. La prospective l’aide à donner un sens à ces changements non pas de façon divinatoire, en prédisant ce que sera l’avenir, mais en posant des questions destinées à nourrir la réflexion », analyse Robert Lafore, professeur de droit public à l’université de Bordeaux et président du conseil de prospective de l’union depuis 2008. « En détectant et en mettant en perspective les grandes évolutions en cours, comme le ciblage par catégorie ou l’inscription du champ social dans le libre marché, la prospective permet aux associations du secteur, dont il est fort à parier que les contraintes, notamment financières, vont s’accroître ces prochaines années, d’anticiper la façon dont elles vont être impactées et de mettre en place des stratégies pour y répondre tout en continuant à défendre leurs convictions », défend également Francis Calcoen, président de l’Uriopss (Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux) Nord-Pas-de-Calais et membre, également, du conseil de prospective.
La démarche s’appuie en outre sur une méthode particulièrement intéressante : refusant de cantonner les débat aux seuls experts, l’Uniopss a mobilisé les acteurs de terrain aux côtés de chercheurs en vue de dessiner, par le biais d’une interaction permanente, des scénarios pour l’avenir (voir page 25). « Il a certes fallu du temps pour concevoir la méthode et la mettre en œuvre mais cet aller-retour entre les chercheurs et ceux qui font le social est passionnant. Il a permis de construire des perspectives générales sans nous couper des acteurs, qui non seulement sont légitimes à penser la société mais dont la vision permet aussi aux universitaires de réajuster et de valider leurs analyses en leur donnant de la chair », explique Christine Chognot, adjointe du directeur général de l’Uniopss. « En prenant en compte les préoccupations locales, nous souhaitions avoir accès à des facteurs-clés qui, sinon, auraient pu nous échapper », complète Johan Priou, directeur de l’Uriopss Centre et membre du conseil de prospective.
Des liens ont donc été progressivement établis entre le conseil de prospective et les commissions politiques de l’Uniopss, de même qu’avec les conseillers techniques nationaux (eux-mêmes en contact étroit avec les acteurs locaux de la petite enfance, de la famille, de la jeunesse, du handicap, de l’insertion, des personnes âgées…), qui ont fait remonter les évolutions significatives de leur secteur. Un séminaire réunissant les Uriopss et les adhérents nationaux a été réuni en octobre 2012 pour mettre en débat avec les acteurs locaux les premières grandes tendances repérées. Surtout, la réflexion prospective a été déclinée dans les Uriopss co-organisatrices du congrès (Nord-Pas-de-Calais, Lorraine, Champagne-Ardenne et Picardie). A travers des ateliers destinés à anticiper les évolutions futures, les quatre unions régionales se sont appropriées les questions posées au plan national : Comment, dans le contexte de mutation actuel, retrouver un projet commun à tous, mobiliser la société civile, conforter la protection sociale, « faire ensemble » dans les territoires ? Quelles contributions peuvent apporter les associations de solidarité qui, bien qu’affaiblies, continuent à jouer un rôle de premier plan en matière de cohésion sociale ? Quel lien doivent-elles mettre en place avec le secteur marchand et quelle relation instaurer avec leurs usagers ? En tentant d’y apporter leurs propres réponses.
Bien que leur approche ait été plus modeste que celle menée par les chercheurs du conseil de prospective, les unions régionales ont, chacune à leur manière, balayé tous azimuts les problématiques qui traversent le secteur – de la gouvernance associative au financement de la protection sociale en passant par la dérive entrepreneuriale des associations, leurs relations avec les pouvoirs publics, la fiscalité, le ciblage des publics, la place des usagers, l’économie sociale et solidaire ou encore la concurrence avec le secteur lucratif.
C’est ainsi que l’Uriopss Champagne-Ardenne a, depuis juin 2012, organisé une journée de rencontre mensuelle regroupant une vingtaine de personnes (principalement des administrateurs et des directeurs d’associations adhérentes). Au final, trois scénarios sur la place des associations régionales de solidarité d’ici à dix ans ont été élaborés. Selon l’un, très sombre, les tendances à l’œuvre aujourd’hui suivent leur cours : les associations de solidarité y deviennent de simples sous-traitantes des pouvoirs publics, dans une logique gestionnaire et de prestation de service. Un autre, « utopique », réinvente la démocratie participative, la protection sociale, la solidarité et l’aménagement du territoire sur des bases entièrement nouvelles. Enfin, un troisième scénario, « réaliste », envisage une intervention sur les facteurs sur lesquels il est possible d’agir : « Dans ce modèle, malgré les contraintes, les acteurs associatifs arrivent à reconstruire un dialogue social avec les pouvoirs publics, à renouveler leurs instances dirigeantes, à créer de l’innovation sociale et à coopérer tant avec le secteur public qu’avec le secteur privé lucratif dans une logique de mutualisation des moyens », explique Thomas Dubois, directeur de l’Uriopss Champagne-Ardenne.
Sous la houlette des présidents des établissements et services adhérents, les ateliers organisés dès août 2012 par l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais, en partenariat avec l’Uriopss Picardie, ont débouché sur deux groupes de travail et deux rapports. Le premier (auquel ont participé un foyer de jeunes travailleurs, un centre social, des structures d’insertion de jeunes en difficulté, le conseil général du Nord ainsi que des universitaires) s’est intéressé aux politiques à mettre en œuvre pour la jeunesse. Le second (regroupant des associations d’aide à domicile, de médiation sociale, d’insertion, de lutte contre les exclusions, de soins palliatifs, du secteur du handicap…) s’est interrogé sur les liens entre le monde associatif et l’économie, abordant notamment le thème de l’économie sociale et solidaire et de la responsabilité sociale des entreprises.
Au sein de l’Uriopss Lorraine, la démarche prospective est le fruit d’une réflexion plus ancienne, initiée en 2007 dans le cadre d’un groupe de travail piloté par un consultant et constitué d’une quinzaine de personnes (salariés et administrateurs de l’union régionale ainsi que directeurs de services ou d’établissements). Objectif ? Imaginer les conséquences des divers bouleversements liés, notamment, à la loi 2002-2, à la directive « services » et à la généralisation des appels d’offres depuis la loi « hôpital, patients, santé et territoires ». A partir d’un chantier lancé en 2008 sur le thème, « Que seront les associations sanitaires et sociales en 2017 ? », la réflexion a débouché, fin 2009, sur un document final important.
De l’avis des unions régionales, ce travail prospectif, s’il a permis de nourrir les scénarios nationaux, a eu des effets beaucoup plus larges. « Il nous a fait sortir le nez du guidon, ce qui a redonné du sens à nos actions en mettant fin à une logique qui nous faisait prendre les réformes les unes après les autres, sans pouvoir produire une analyse d’ensemble », observe Bruno Delaval, directeur de l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais. « C’est une parenthèse qui nous a offert l’occasion de nous échapper de nos contraintes habituelles », confirme Francis Calcoen.
Au-delà de cette « pause » salutaire, la démarche a également donné aux réflexions « une dimension intersectorielle et interassociative tout à la fois stimulante et fédératrice », se félicite Johan Priou. De fait, les ateliers prospectifs ont réuni des responsables associatifs issus de multiples secteurs, avec des populations cibles très différentes sur des territoires variés. Au sein d’une même région, mais aussi dans le cadre d’une dynamique inter-régionale, comme ça a été le cas pour le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie.
« La prospective nous a aussi obligés à circonscrire plus précisément nos spécificités en nous interrogeant sur notre plus-value associative par rapport au secteur privé lucratif, relève Sylvie Mathieu, directrice de l’Uriopss Lorraine. Pour cela, nous avons travaillé sur nos fondamentaux – le travail social, le bénévolat, la place des usagers… –, ce qui nous a conduits à mettre en œuvre des démarches “qualité” et à réaffirmer nos valeurs associatives. Deux passages obligés désormais, si l’on veut éviter les situations difficiles vécues par plusieurs associations régionales qui ont été reprises par le secteur commercial ou sont en redressement judiciaire… »
La dynamique impulsée ne devrait pas en rester là. L’union régionale de Lorraine envisage la création d’un conseil de prospective avec d’autres partenaires institutionnels régionaux. « Rien n’est encore bouclé mais une chose est sûre, souligne Sylvie Mathieu, à l’avenir, il va nous falloir travailler ensemble pour réfléchir à l’évolution de l’offre sanitaire et sociale régionale, notamment en inventant de nouvelles formes d’établissements ou de services et en repensant la coordination des différents dispositifs existants. »
Quant aux deux rapports produits par l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais, ils servent d’ores et déjà à guider l’action de celle-ci. « Lorsque nous avons commencé à travailler sur la jeunesse et les liens entre les associations et le monde économique, ces sujets n’étaient pas encore au cœur de l’actualité ; ils le sont devenus et nous pouvons désormais, les aborder de façon sereine », observe Bruno Delaval. « Nous aurons plus de facilités à nous positionner avec recul – par exemple sur le nouveau plan jeunesse du conseil général du Pas-de-Calais ou, plus largement, sur le prochain acte de la décentralisation », complète Francis Calcoen.
L’Uriopss Picardie a, pour sa part, prévu d’organiser plusieurs rencontres similaires en 2013 en direction des dirigeants bénévoles « pour qu’ils puissent continuer à réfléchir, au-delà du soutien technique que nous pouvons leur apporter, à la façon de faire évoluer le secteur pour mieux affronter les mutations actuelles », note Séverine Dupont-Darras.
En Champagne-Ardenne, la démarche a même fait des émules : la Sauvegarde de la Marne a décidé de se l’approprier et de réfléchir à sa propre évolution dans les dix prochaines années. La prospective semble d’ailleurs d’actualité dans cette région : en l’absence de toute concertation, des réflexions du même ordre ont été menées par le conseil régional et le conseil économique et social de Champagne-Ardenne, ce qui devrait prochainement faire l’objet d’une journée d’échanges entre les trois partenaires. L’Uriopss va surtout s’atteler à faire vivre son « scénario réaliste » dans les établissements et les services adhérents volontaires. « C’est un travail sur le long terme qui va exiger de notre part un suivi permanent pour observer concrètement comment se déroulera sa mise en œuvre », explique Thomas Dubois. Malgré la difficulté de l’exercice, l’union régionale voudrait aller plus loin en réussissant à convaincre des collectivités locales, des institutions publiques ou des entreprises lucratives d’expérimenter son modèle.
« Dans cette période d’incertitude propice aux questionnements, l’approche prospective a permis aux associations de reprendre les choses en main et de se remobiliser », observe Johan Priou. Un constat partagé par Christine Chognot : « Ce travail va nous aider à sortir de la sinistrose en montrant que l’avenir n’est pas écrit et que c’est à nous de le construire en tentant d’échapper au scénario tendanciel actuel pour aller vers un scénario préférentiel. Autrement dit, en montrant qu’il est possible de faire des choix de société. »
Le président de l’Uniopss revient sur les enjeux d’un chantier destiné à nourrir la réflexion collective.
Comment ce travail de prospective s’inscrit-il dans la stratégie politique de l’Uniopss ?
L’Uniopss a pour tradition de porter un regard transversal tant sur les besoins sociaux, en pleine évolution, que sur les politiques sociales pour mieux en déceler les cohérences, les incohérences et les tendances lourdes. Alors que la société connaît une métamorphose ponctuée de crises plus ou moins violentes, il est nécessaire d’observer les changements en cours sur le long terme en conservant cette logique transversale. Dans cette perspective, la vision prospective est capitale, tout d’abord, pour porter un diagnostic partagé, puis pour bien identifier les enjeux.
Quel diagnostic faites-vous ?
Le chômage, la pauvreté et l’exclusion accompagnent une transformation des structures familiales et une défiance générale vis-à-vis des institutions, lesquelles ne semblent plus suffire à assurer les sécurités de tous ordres. La cohésion sociale est menacée. Par ailleurs, sur le plan démographique, le vieillissement pose la question du financement des retraites et de la dépendance alors que le maintien des naissances invite à se préoccuper de l’insertion des jeunes et des politiques de la petite enfance.
Face à ces changements, les politiques sociales sont traversées de mouvements contradictoires : d’un côté, perdure une logique verticale et segmentée (emploi, vieillesse, santé, famille) héritée des années d’après-guerre alors que nous avons besoin d’une plus grande interpénétration des politiques ; de l’autre, apparaît une exigence forte de traitement personnalisé des problèmes, ce qui suppose des moyens importants mais se heurte parfois au principe d’égalité des droits. L’évolution de ces tensions va commander les changements à venir de l’action sociale.
Comment l’Uniopss compte-t-elle se saisir des scénarios ?
Le congrès est l’occasion de partager une réflexion collective, impliquant à la fois les associations de terrain comme les têtes de réseau nationales, les chercheurs et les décideurs politiques et administratifs, afin de nourrir les orientations de l’union dans les différents secteurs pour ensuite mieux les défendre. En ce sens, les scénarios doivent nous permettre non seulement de rappeler nos convictions mais encore de mieux collaborer à la conception et à la mise en œuvre des politiques sociales.
Sur la décentralisation, par exemple, il s’agit de redire que nous y sommes favorables, mais qu’elle doit être organisée selon un plan d’ensemble cohérent – ce qui n’a guère été le cas jusqu’ici, du moins en ce qui concerne les politiques sociales.
Propos recueillis par C.S.-D.
Même si la question de leur place a été évoquée dans les Uriopss qui ont organisé des ateliers de prospective, les usagers n’ont toutefois pas été intégrés directement à la démarche. « Si nous l’avions fait, cela aurait été superficiel », avance Francis Calcoen, président de l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais, qui regrette de pas y être parvenu. Faute de temps et parce que cela aurait exigé une logistique complexe. « Nous nous sommes posé la question, note également Thomas Dubois, directeur de l’Uriopss Champagne-Ardenne, qui a, par ailleurs, beaucoup travaillé sur le sujet. Mais la forme que nous avions choisie – une journée entière à Reims – de même que les modalités de conduite des réunions ne s’y prêtaient pas : nous avons préféré jouer la prudence. »
Certaines commissions de l’union régionale dans lesquelles les usagers ont une place (insertion et handicap notamment) ont néanmoins débattu du travail en cours, « ce qui a permis d’étayer notre réflexion, voire d’apporter de nouvelles pistes auxquelles nous n’avions pas pensé », observe Thomas Dubois. Pour palier cette absence, l’Uriopss Nord-Pas-de-Calais a, quant à elle, fait le choix de visionner des films incluant la parole d’usagers avant les séances consacrées à la prospective. « La question de la place des usagers est une préoccupation constante, depuis des années, pour le mouvement associatif, rappelle, pour sa part, Christine Chognot, adjointe au directeur général de l’Uniopss. Elle est d’ailleurs un des axes essentiels du congrès de Lille. »
Les usagers sont ainsi présents dans des films, dans certains espaces forums et ateliers, et à une scéance plénière.
(1) Sur le thème « Cohésion sociale, solidarités, territoires… Associations et projets à réinventer ? » –
(2) Qui regroupe des universitaires (économistes, sociologues, juristes…), le président et le directeur général de l’Uniopss, ainsi qu’un directeur d’Uriopss et un président d’Uriopss.