« Tu ne peux rien mettre dans ton CV, tu en es sûr ? interroge Jean-Robert Civil, légèrement provocateur. Tu n’as jamais travaillé, vraiment ? Si tu as vendu du kali [1], alors tu as des compétences en vente, tu sais trouver des acheteurs… » Interloqués, les huit jeunes délinquants réunis autour de la table du carbet (un abri de bois sans mur, typique des cultures amérindiennes), qui leur sert également de réfectoire, ricanent. Il a déjà fallu à leur enseignant dix à quinze bonnes minutes pour que tous s’asseyent, acceptent à contrecœur de passer leur tee-shirt ou de retourner dans leur chambre chercher un stylo avant de se mettre à lire les documents préparés pour eux. « T’es fou, on peut pas mettre ça, lance l’un d’eux. Et puis les acheteurs, c’est eux qui viennent vers nous. »
Professeur détaché de l’Education nationale auprès du centre éducatif renforcé (CER) guyanais, Jean-Robert Civil tente de mobiliser les adolescents pour la rédaction de leur curriculum vitæ. La plupart du temps en français et en créole – avec, au besoin, quelques rudiments d’anglais ou d’une des langues parlées le long du fleuve Maroni par les populations descendant des anciens esclaves marrons. Il sera mieux entendu en leur suggérant de se rappeler des compétences acquises pendant des petits boulots (nettoyage des tombes à l’approche de la Toussaint, petits travaux de jardinage chez les voisins, aide au déchargement dans les supérettes locales…). Le document qu’ils auront rédigé leur permettra de remplir une demande de stage en milieu professionnel.
Le CER de Guyane (2) a été créé en 2002 par l’association Insertion et alternatives, membre du groupe SOS. Financé et habilité par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), il dispose de huit places pour des garçons âgés de 13 à 17 ans et organise chaque année son activité en deux sessions de cinq mois. « Pour chaque session, deux places sont réservées à deux jeunes originaires de Martinique et de Guadeloupe, car actuellement il n’existe pas de CER dans les Antilles », résume Mickaël Gourmelen, le chef de service. Les six autres viennent de Guyane, mais peuvent être d’origine surinamienne, brésilienne, guyanienne (3) ou haïtienne, à l’image des multiples communautés installées dans le département. Les jeunes sont placés par le juge en alternative à l’incarcération, dans le cadre d’un aménagement de peine ou pour un séjour de rupture recommandé par leur éducateur référent PJJ. Les seuls dossiers que le CER ne peut accepter concernent des jeunes dont la majorité interviendrait durant la session ou qui présentent des troubles psychiatriques majeurs. « Quand ils arrivent, ce sont de jeunes récidivistes, déscolarisés, sans projet d’insertion et souvent avec des addictions », poursuit le chef de service. L’objectif du placement est de créer une rupture avec l’environnement habituel et de travailler progressivement à la socialisation et à la construction d’un projet de sortie prévoyant hébergement, formation, activités professionnelles et réseaux sociaux. « Pour les jeunes Antillais, le changement est particulièrement important, note Philippe Bon, l’un des éducateurs de l’équipe. Vivre en forêt ou sur le fleuve peut être vécu comme une régression, mais ce dépaysement nous permet de mieux les mobiliser. Et parfois, quand ils quittent le centre, ils projettent de revenir vivre en Guyane. »
Implanté sur les rives de la Comté, l’un des nombreux fleuves du département, sur un site accessible uniquement par pirogue, le CER bénéficie d’un emplacement parfaitement adapté à sa mission. « C’est idéal pour organiser un séjour de rupture, limiter les risques de fugue et contenir au mieux des mineurs qui, bien souvent, ne comprennent l’intérêt et les avantages qu’ils peuvent tirer de ce placement qu’après un ou deux mois », explique Mickaël Gourmelen. Dans les cinq structures de bois qui abritent l’ensemble du centre, l’hébergement est proposé en chambre individuelle, où les jeunes dorment en hamac – ce qu’ils acceptent parfois un peu difficilement au début… « Mais cela contribue à les déstabiliser, à percer leur carapace et à voir ce qu’il y a au fond d’eux », remarque Arnaud Magagna, éducateur PJJ à Cayenne.
Au début de chaque session, une première période de trois semaines est généralement consacrée à l’apprentissage des règles de vie au sein du centre, à la réalisation d’un bilan scolaire, éducatif, médical et psychologique et à l’exécution de différentes tâches liées à l’entretien du site et du matériel qui pourra ensuite être utilisé lors des expéditions. Les sorties se mettent en place progressivement, que ce soit pour des activités sportives ou pour des interventions d’entretien d’espaces verts ou d’infrastructures municipales dans le village voisin. A cinq minutes de navigation de Cacao, le village le plus proche, mais à près de une heure de Cayenne et sans équipe de nuit, le CER possède une organisation du travail un peu particulière. Les dix éducateurs du centre – eux aussi originaires des différentes communautés guyanaises – se relaient par équipes de trois, en continu, du lundi au vendredi ou du vendredi au lundi. Pour certains qui habitent plus loin, sept jours de travail d’affilée sont également possibles. Compte tenu de ces horaires spécifiques avec parfois des plages de travail longues, notamment lorsque des expéditions doivent être accompagnées, les professionnels disposent de beaucoup de temps de récupération. Ce qui les autorise à combiner leur fonction avec un autre emploi, souvent lié à leur rôle particulier au sein de l’équipe du CER. Ainsi, Philippe Bon travaille également comme maître-nageur, Isman Mahes est guide en forêt et possède une petite entreprise de travaux, et Vincent Philippe enseigne la voile. Quant à Joachim Tieide, il est aussi professeur de droit à l’université.
La plupart ne possèdent pas de formation d’éducateur spécialisé mais ont suivi ou mènent un cursus de validation des acquis de l’expérience (VAE). L’équipe, dont le turnover est assez limité (un départ remplacé chaque année), est complétée, outre le chef de service et un directeur hors site, par une psychologue et un enseignant à temps partiel (trois à quatre semaines par session). Une maîtresse de maison est également présente cinq journées par semaine. Souvent la seule femme présente sur le site, même s’il y a une éducatrice dans l’équipe, Hélène Ya a d’abord connu quelques difficultés. « Ces jeunes ont souvent une image de la femme soumise, qui fait les travaux ménagers, pointe la maîtresse de maison. Ici, ils sont responsables de la propreté de leur chambre et de leur linge, ils doivent mettre la table, débarrasser, faire la vaisselle. Au fur et à mesure, j’arrive à leur faire comprendre et à m’imposer. »
Dans l’ensemble, pourtant, les adolescents sont assez respectueux des adultes. Entre eux, en revanche, l’ambiance est parfois plus musclée. « Nous devons toujours être vigilants, car ils peuvent partir au quart de tour », confirme Philippe Bon. Dans la deuxième session 2012, trois jeunes ont fugué et provoqué une demande de mainlevée auprès du juge, leur comportement ayant été émaillé de violences envers d’autres jeunes. Deux d’entre eux ont été incarcérés, le troisième est en fuite, et trois nouveaux venus ont pris leur place. Lors de la précédente session, une tentative de meurtre avait même été déjouée dans l’enceinte du CER. « C’est pourquoi nous n’avons à table ni couteaux ni fourchettes, précise Hélène Ya. Je ferme à clé la cuisine quand j’en sors. Et c’est moi qui m’occupe de l’approvisionnement de tous. Je prends également garde aux brosses à dents que j’achète, afin qu’elles ne puissent pas être taillées en piques. »
Chaque jeune se voit assigner un éducateur référent à son arrivée. C’est lui qui prend connaissance de l’historique social, familial, judiciaire de l’adolescent, qui entretient le contact avec la famille et qui rédige les rapports à l’intention du juge. Le lien avec la PJJ est relativement étroit. C’est l’éducateur PJJ qui accompagne l’adolescent au centre. « Puis nous avons un contact téléphonique à chaque fois qu’un incident a lieu ou qu’un comportement violent se manifeste, ajoute Arnaud Magagna. Au cours du séjour, deux réunions de synthèse sont également organisées, une à mi-parcours et l’autre pour finaliser le projet de vie qui sera présenté au magistrat. » Tout au long du séjour au CER, les éducateurs renseignent un cahier de transmission sur chaque jeune. « On y reprend en détail son comportement, qu’il soit positif ou négatif, poursuit Philippe Bon. Mais il y a toujours une évolution, que ce soit pour des jeunes qui mettent en échec leur placement et partent en prison ou pour d’autres qui progressent, gagnent en maturité et en autonomie, élaborent un vrai projet professionnel. »
Tous les membres de l’équipe connaissent les dossiers et les antécédents judiciaires de chacun. « Cela nous aide pour travailler avec eux de savoir à quelle peine ils ont été condamnés, ou ce qu’ils encourent s’ils recommencent, justifie l’éducateur. Il ne s’agit jamais de les juger, d’interpréter leurs actions, mais il est également utile de savoir s’il y a des délinquants sexuels, car alors nous augmenterons peut-être la part d’interventions psy ou liées à la question du genre au cours de la session. » Au sein du centre, les jeunes peuvent bénéficier d’une formation au secourisme, d’un stage de formation sécurité incendie, passer les épreuves théoriques du brevet de sécurité routière. Des interventions de sensibilisation à la santé leur sont également proposées, grâce à la venue d’intervenants extérieurs : prévention des infections sexuellement transmissibles, de l’addiction et des risques connexes aux tatouages, aux piercings et autres types d’implants sous-cutanés… En effet, un certain nombre de jeunes préalablement incarcérés amènent au CER des pratiques apprises en prison – comme la pose d’implants sous-cutanés péniens appelés « dominos », réalisée sans aucune précaution d’hygiène. Beaucoup de jeunes arrivent d’ailleurs dans un état de santé peu brillant. Des soins dentaires sont souvent nécessaires, ainsi que la prise en charge de plaies, voire de fractures anciennes.
Un mois après l’arrivée des jeunes, les activités démarrent – des sorties en forêt ou sur le fleuve, des « camps chantiers » de rénovation des carbets ou de nettoyage des sentiers, des activités sportives variées (canoë-kayak, pêche, boxe thaïe, voile, etc.). Des compétitions sont aussi proposées. Trois animateurs doivent accompagner le groupe en sortie. « Toutes les activités sont très importantes, elles nous permettent de mieux connaître les jeunes, de discerner leurs centres d’intérêt, de voir s’ils sont capables de se dépasser, de développer un esprit d’équipe, de comprendre et respecter les règles », souligne Isman. Cette année, une activité équitation a été mise en place. « Il a d’abord fallu les convaincre, rappelle Cyril Dooner, l’un des éducateurs du CER. La moitié étaient réticents, je crois qu’ils avaient vraiment peur du cheval. Puis ils ont commencé à prendre ça comme un amusement, et nous avons imposé toutes les activités de préparation et de soin du cheval pour que l’activité acquière sa pleine dimension éducative. Au final, ils s’y sont tous mis. »
En ce mois d’octobre, l’expédition proposée sur le fleuve Sinnamary relève davantage du loisir. Même si voyager en pirogue, la charger, la transporter dans les sauts inaccessibles ressemble plus à de la survie qu’à du tourisme, la semaine passée sur le fleuve se révèle assez tranquille (pêche, installation et désinstallation du bivouac, vaisselle…). Comme toujours, les éducateurs remarquent qui sont les plus impliqués. Lors du passage d’un saut du fleuve qui a nécessité de transférer les deux embarcations à terre, Vincent ne manque pas de faire remarquer à Nick qu’il brille un peu trop par sa « discrétion dans l’action ». Le jeune homme, renfrogné, semble plus intéressé par la manœuvre de la pirogue que par le transvasement de son contenu. « Plus tôt dans la saison, nous avons effectué une randonnée pédestre d’une quinzaine de kilomètres, c’était assez fédérateur pour le groupe », raconte Isman. Une autre expédition avait été envisagée à la place de cette sortie sur la Sinnamary, où des activités auraient pu être mises en place avec les jeunes locaux. « On essaie de proposer des activités avec un objectif social, détaille Isman. Par exemple, un travail sur le balisage des sentiers de randonnée ou la collecte des déchets sur le Tour de Guyane. Mais depuis quelque temps, on a du mal à réaliser certaines sorties, notamment pour des raisons de sécurité. »
Toutes les activités d’une session doivent en effet être approuvées par la protection judiciaire de la jeunesse. « Or certaines des zones où nous nous rendions auparavant – comme la piste Bélizon-Saül ou le fleuve Approuague – sont devenues dangereuses du fait de la présence d’orpailleurs clandestins. » L’alcoolisation croissante dans certaines localités peut également les rendre impropres à l’accueil des jeunes. « Lors d’une session précédente, nous sommes allés à Camopi-Trois Sauts, sur l’Oyapock, notamment pour proposer aux jeunes de la zone une initiation à la boxe thaïe. Mais nous résidions près du hameau et, le soir, il suffisait à nos jeunes de prendre une pirogue de passage pour aller boire ou draguer de très jeunes filles. On passait notre temps à aller les rechercher, ce n’était pas possible. » Outre les problématiques de sécurité, les restrictions de budget commencent également à pointer leur nez. « Il y a quatre ou cinq ans, on ne se posait pas la question du coût d’une sortie avant de la programmer. Maintenant, il faut faire attention », remarque Vincent Philippe.
Au cours du dernier mois de chaque session, et en fonction de leur projet professionnel, des stages peuvent être mis en place. Nick a montré un grand intérêt pour la cuisine alors que Louis hésite encore entre l’informatique et la mécanique. Le vrai problème reste de trouver une orientation de sortie viable. « Il n’y a pas beaucoup de formations accessibles en Guyane et le taux de chômage atteint les 23 %, et même 41 % chez les jeunes », précise Vincent Philippe. Difficile d’envoyer les jeunes se former en métropole : trop coûteux. Quant aux chantiers et autres entreprises d’insertion, ils se comptent sur les doigts de la main. « Ce qu’il y a de plus cadrant en Guyane, c’est le RSMA [4], qui offre des formations professionnelles rémunérées dans le bâtiment, la restauration, la conduite. Mais il y a beaucoup de demandes, remarque Philippe Bon. Et le problème, c’est que si, deux-trois mois après leur sortie, ces jeunes sont encore désœuvrés, ils risquent de rebasculer dans la délinquance. »
Après leur sortie, certains rentreront chez leurs parents, d’autres seront accueillis dans l’une des rares familles d’accueil du département, dans un foyer d’hébergement ou à l’unité d’hébergement individualisé Ti Kaz, également gérée par SOS. « Là aussi, on manque de structures, déplore Arnaud Magagna. Les jeunes qui passent par le CER ont déjà “cassé” tous les types de placements antérieurs, et on arrive vite à tourner en rond. Il n’y a même plus d’appartements-foyers pour ceux qui sont les plus indépendants, et il n’y a qu’un seul foyer d’urgence. » Même s’ils n’ont pas beaucoup d’informations sur le devenir de leurs bénéficiaires, les éducateurs citent néanmoins quelques réussites. « Un des jeunes passés au CER va prochainement ouvrir un restaurant et a même déjà envisagé de nous prendre un stagiaire, se félicite Vincent Philippe. Un autre est devenu prof de voile, un troisième pompier. Lui, il nous appelle tous les ans pour donner des nouvelles. » Pour l’heure, les huit jeunes de la deuxième session 2012 s’exercent au salto avant, puis arrière, dans les eaux de la Sinnamary, avant de repartir pêcher l’aïmara aux dents acérées qui peuple les zones les moins profondes du fleuve.
(1) La marijuana.
(2) CER de Guyane : 166, chemin de la Chaumière – 97351 Matoury – Tél. 05 94 31 06 26 –
(3) Du Guyana (ancienne Guyane britannique).
(4) Régiment du service militaire adapté.