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« Les habitants des quartiers populaires n’ont pas d’existence politique propre »

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Emeutes et violences émaillent depuis plus de trente ans la vie des quartiers populaires. La faute au chômage ? à l’insécurité ? aux discriminations ? Le problème est d’abord de nature politique, affirme le sociologue Didier Lapeyronnie, qui dresse le bilan de vingt ans de recherches sur les banlieues dans un ouvrage cosigné avec Michel Kokoreff.
Avant le chômage, les discriminations ou l’insécurité, le problème des quartiers populaires est, selon vous, politique…

Loin de nous l’idée de nier qu’il existe des diffi­­cultés sociales et de la discrimination, mais la dimension politique est fondamentale. Leurs habitants n’ont pas d’existence politique propre, ils ne sont pas considérés comme des acteurs et ressentent un sentiment de marginalité extrêmement fort. C’est l’idée qui a présidé à la rédaction de ce livre, et c’est essentiel pour comprendre la ghettoïsation actuelle de nombreuses cités.

Qu’est-ce qui a changé dans ces quartiers au fil des années ?

On peut grosso modo découper leur histoire en trois décennies. La première, de 1980 à 1990, est marquée par la décomposition du monde ouvrier et l’affaiblissement des structures traditionnelles d’encadrement des classes populaires. Il y a de la galère, mais avec des taux de chômage plus faibles qu’aujourd’hui. Il existe une vie associative encore importante et une certaine capacité politique. On se souvient de la marche pour l’égalité, partie des Minguettes, près de Lyon. C’est aussi au cours de cette période que naissent les initiatives qui déboucheront sur la politique de la ville : le développement social des quartiers, les zones d’éducation prioritaire… Les habitants sont alors encore assez optimistes. La deuxième décennie, qui va de 1990 à 2000, démarre avec les événements de Vaulx-en-Velin, qui connaît une vague d’émeutes importante après la mort d’un jeune motard tentant de forcer un barrage de police. Durant cette période, la référence au travail disparaît progressivement au profit d’un rapport exclusif à la consommation. Les gens commencent à se replier sur eux-mêmes et la vie collective tend à s’affaiblir. On voit émerger le trafic ainsi qu’une culture de la rue chez les jeunes garçons. Enfin, à partir des années 2000, on entre dans une période marquée par les émeutes de Toulouse puis, en 2005, celles qui ont fait suite aux événements de Clichy-sous-Bois. La ghettoïsation des quartiers s’installe, avec des émeutes récurrentes et une focalisation de la population sur les discriminations. Les taux de chômage et de pauvreté deviennent très élevés et les habitants expriment un fort sentiment d’abandon. Les gens finissent par fabriquer une sorte de contre-société, avec son économie, ses valeurs, ses normes. Enfin, la question raciale s’impose de manière très lourde, et on observe une dégradation des rapports hommes-femmes.

Les quartiers populaires apparaissent néanmoins très divers…

Les contextes et les ambiances sont en effet très variables. Dans certains endroits, il existe encore de la vie associative et culturelle. Ailleurs, il n’y a plus rien. Parfois, les choses changent au sein d’un même quartier. Il suffit qu’une bande de jeunes s’installe, dégrade la situation, puis disparaisse. Il existe aussi des facteurs de différenciation très fort selon les régions. Les situations ne sont pas les mêmes selon que vous êtes en proche ou lointaine banlieue parisienne, voire dans une cité d’une ville moyenne, où les choses sont souvent plus dures. Face à cette diversité, les réponses doivent être adaptées. Cela fait partie du diagnostic à effectuer. Il existe néanmoins des invariants lourds, comme la marginalité politique, l’accumulation des problèmes sociaux et le sentiment d’abandon. C’est un peu comme la classe ouvrière, qui était historiquement très diverse, avec des mineurs, des sidérurgistes, des ouvriers du textile, de l’automobile, etc. Il n’empêche que la construction progressive d’une conscience ouvrière a transcendé ces différences. Le même type de raisonnement nous semble devoir être tenu aujourd’hui sur les cités.

Plus que des problèmes sociaux, vous expliquez que les habitants des cités souffrent d’abord de discrimination…

Ils raisonnent essentiellement en termes moraux et de discrimination, en évoquant des inégalités d’accès plus que de statut. Pour reprendre l’exemple de la classe ouvrière, même s’il existe des affrontements avec les patrons, les deux groupes jouent dans le même système. Les gens des cités, eux, se vivent comme si on leur refusait le droit d’appartenir au système, qu’on les empêchait de jouer leur chance à cause des discriminations mises en place par les catégories dominantes. D’où des ressentiments très forts, notamment dans leurs relations avec la police. Cette perception du monde social et de soi-même, que nous appelons l’« économie morale de la discrimination », se fonde sur cette représentation d’une mise à l’écart.

Les émeutes revêtent, dites-vous, une dimension morale et politique évidente…

Le discours dominant cherche toujours à dépolitiser les émeutes en présentant les émeutiers comme des voyous. Un peu comme si l’on nous expliquait que la prise de la Bastille, c’est de la violence urbaine. Ou alors on cherche à les ramener à la seule question sociale et économique. Mais le chômage et la misère ne suffisent pas à expliquer les émeutes. En réalité, elles se produisent lorsque la démocratie ne fonctionne pas et démarrent le plus souvent sur une question d’ordre social, en général une intervention des forces de l’ordre. Elles représentent une forme de court-circuit permettant d’entrer directement dans le débat politique. Lorsqu’on interroge les émeutiers, ils formulent des objectifs de nature politique, même s’ils ne les formalisent pas nécessairement en tant que tels.

Les représentants des institutions sont-ils encore légitimes aux yeux des habitants ?

C’est un peu le cœur du problème. A partir du moment où les gens ont le sentiment d’être marginalisés, tout ce qui émerge de la société, en particulier de ses institutions, perd sa légitimité. C’est le cas de l’école, du travail social, de la police et même des associations. On accepte une norme sociale ou éducative lorsqu’on a le sentiment de contribuer à la créer. Autrement, on a l’impression de quelque chose d’arbitraire imposé de l’extérieur. C’est le problème auquel les travailleurs sociaux qui interviennent dans les cités sont confrontés. Ils sont obligés de reconstruire en permanence la légitimité de leur intervention.

Vous appelez à passer du vide politique à un « communautarisme civique ». C’est-à-dire ?

Cela passe par le développement d’une forme d’empowerment, comme le pratiquent les Américains. Cela ne signifie pas qu’il faut arrêter de mener des politiques sociales, mais si l’on veut que celles-ci aient une certaine efficacité, il faut considérer les gens comme des acteurs. Ce n’est pas la même chose de bénéficier d’un droit social parce qu’on est vu comme un citoyen ou comme quelqu’un à qui la société accorde son assistance. D’où la nécessité de recréer dans les quartiers des formes d’action collective, de façon que les gens retrouvent une forme de pouvoir dans l’espace local et civique. D’où l’intérêt, entre autres, de développer le travail social communautaire, qui nous semble être l’une des conditions de l’efficacité du travail social individuel. Il faut fabriquer de la communauté, pas au sens communautariste mais politique du terme. Et pour cela, il faut changer le logiciel en s’appuyant sur ce triptyque : aider les femmes, qui semblent davantage mobilisables que les hommes ; fabriquer de la communauté par l’empowerment ; favoriser l’émergence de formes de militantisme politique.

Pour refonder les rapports entre l’Etat et la société civile, vous proposez d’ouvrir trois chantiers. Lesquels ?

Au-delà de la triple orientation que j’évoquais à l’instant, nous nous sommes demandé ce qu’il était possible de faire tout de suite. Trois mesures simples pourraient avoir un impact, même si elles ne changeraient pas fondamentalement les choses. Tout d’abord, accorder le droit de vote aux immigrés non communautaires. Cela aurait un impact symbolique fort et permettrait d’ouvrir un peu l’espace politique local. Ensuite, instaurer l’obligation du récépissé lors des contrôles d’identité afin de limiter les contrôles au faciès. Les policiers auraient tout intérêt à y être favorables afin de se faciliter le travail. Enfin, nous proposons de réviser la loi de 1970 sur l’usage des produits stupéfiants. La légalisation du cannabis, en particulier, permettrait sans doute de desserrer l’emprise du trafic qui pèse extrêmement lourd sur certains quartiers.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Didier Lapeyronnie, sociologue, est professeur à l’université Paris-Sorbonne. Spécialiste des questions urbaines, de l’immigration et du racisme, il publie, avec Michel Kokoreff, Refaire la cité (Ed. Seuil, 2013). Il est également l’auteur de Ghettos urbains (Ed. Robert-Laffont, 2008).

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