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La formation des travailleurs sociaux à l’épreuve des référentiels

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La réforme des diplômes du travail social conduite entre 2004 et 2009 visait, à l’origine, à renforcer la visibilité et la lisibilité des métiers, peu formalisés. Néanmoins, en s’appuyant sur des « référentiels » destinés à expliciter les activités et les compétences, elle a introduit un processus de normalisation qui soulève de nombreuses interrogations. Les métiers en sortent-ils renforcés ?

Lors de sa prise de fonction en 2011, Geneviève de Foucauld, directrice d’un important institut thérapeutique, éducatif et pédagogique explique avoir été confrontée à l’extrême violence des enfants et au très grand désarroi des éducateurs. « J’ai eu l’impression de professionnels qui avaient des boîtes à outils, mais qui, dans la confrontation avec le réel, perdaient pied », soulignait-elle, le 27 novembre dernier, lors d’une journée d’études du Groupement de recherche d’Ile-de-France (GRIF) (1), qui réunit une quinzaine de centres de formation. Elle se souvient alors avoir regardé le référentiel professionnel des éducateurs spécialisés : « J’en suis sortie avec l’idée d’un vrai “gap” [fossé] avec le terrain. »

FORMATION AU RABAIS ?

Les travailleurs sociaux sont-ils moins bien formés qu’auparavant ? Plus formatés ? Ces craintes, voire ces accusations, mille fois entendues, accompagnent l’histoire des institutions sociales et médico-sociales depuis toujours. Mais c’est surtout après la loi du 4 mai 2004 sur la formation professionnelle tout au long de la vie et celle du 17 janvier 2002 instaurant la validation des acquis de l’expérience (VAE) qu’elles ont pris une dimension nouvelle. Entre 2004 et 2009, 11 diplômes du travail social, allant du niveau V au niveau I, ont été modifiés ou redéfinis et trois nouveaux diplômes – diplômes d’Etat de médiateur familial, d’assistant familial et certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale (Caferuis) – ont été créés.

Ce vaste chantier a conduit tous les secteurs professionnels à décliner leurs métiers en autant de référentiels professionnels, de certification et de formation (voir encadré, page 23). Avec un objectif louable à l’origine puisqu’il s’agissait de rendre visibles et lisibles des métiers peu formalisés jusqu’ici. Reste que la démarche a été confiée à des groupes de travail réunissant professionnels, employeurs, syndicats, instituts de formation, sous la houlette de la direction générale de l’action sociale, mais sans vision globale, explique Claude Noël, directeur de l’Irtess-Dijon et représentant de l’Unaforis (Union nationale pour la formation et la recherche en intervention sociale). « Pour pouvoir sortir des référentiels, encore fallait-il que chacun y retrouve des éléments particuliers : les employeurs qui défendaient leur métier en fonction de leur secteur d’activité, les syndicats qui étaient attentifs aux éventuelles dérives statutaires, les écoles qui étaient loin d’avoir une vision homogène sur la nature des référentiels. Si bien que chacun y a mis ce qu’il voulait y trouver sans que s’engage un véritable débat de fond. » Pour Claude Noël, « un fil rouge a manqué dans l’élaboration progressive des référentiels – cinq ans se sont écoulés entre le premier et le dernier diplôme. Il aurait fallu à l’époque un groupe de pilotage qui aurait permis une vision transversale. Je pense, par exemple, qu’on aurait pu aller plus loin dans la convergence des référentiels des diplômes de niveau III, qui ont des compétences communes. » Faute d’une cohérence d’ensemble, les référentiels professionnels sont aujourd’hui accusés de ne retenir que des compétences moyennes, difficilement traduisibles dans la réalité, et surtout de provoquer un nombre important de chevauchements dans le contenu des métiers.

En témoigne la référence commune aux grands types d’intervention que sont l’intervention sociale d’aide à la personne et l’intervention sociale d’intérêt collectif dans les référentiels professionnels desassistants de service social et des conseillers en économie sociale et familiale (CESF). Avec des conséquences parfois très directes dans le fonctionnement des services. « Lorsque les assistants de service social ont une faible pratique dans le domaine de l’intervention collective, ils peuvent être tentés d’avoir recours à leurs collègues CESF, qui ont souvent des pratiques plus développées. La proximité des compétences justifie cette manière de faire », épingle Marc Fourdrignier, sociologue (2).

En témoignent aussi les similitudes entre les référentiels professionnels de l’éducateur spécialisé (niveau III) et du moniteur-éducateur (niveau IV), qui se distinguent principalement par les missions de coordination autour du projet personnalisé de l’usager conférées au premier. A tel point qu’une étude d’Unifaf réalisée en 2011 par l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la branche sanitaire, sociale et médico-sociale à but non lucratif expliquait en grande partie l’augmentation rapide des moniteurs-éducateurs par la tendance des employeurs à les substituer aux éducateurs spécialisés (3).

STANDARDISATION DES COMPÉTENCES ?

Les effets sur la professionnalisation des travailleurs sociaux, passés en quelques années d’une formation basée sur la confrontation entre savoirs théoriques et pratiques de terrain à l’acquisition de compétences calibrées, restent encore incertains. « Avec les référentiels, on peut constater que s’atténue, jusqu’à disparaître parfois, la considération qu’on doit aux mille et une activités transversales des acteurs où se redéfinit constamment l’effectivité de la professionnalité », esquisse Michel Chauvière, directeur de recherche au CNRS (4).

Maryvonne Sorel, psychopédagogue spécialiste de la formation des adultes, s’est, quant à elle, penchée sur le référentiel des aides médico-psychologiques (AMP), étendu en 2006 afin de permettre leur intervention dans les champs de la réinsertion, de l’enfance handicapée, de la dépendance et de la protection judiciaire. Quel n’a pas été son étonnement de constater que les compétences des AMP avaient toutes été définies « en négatif, par rapport à ce que ne faisait pas les autres professionnels des institutions ». Ni infirmière, ni assistante sociale, ni éducateur, ni psychologue, ni auxiliaire de vie, l’AMP emprunte pourtant un peu à chacune de ces fonctions. « On arrive à sortir un métier en dégageant un ensemble d’activités que différents professionnels ne font plus du fait de l’évolution du contexte, de l’organisation du travail ou de l’inadaptation des institutions à affronter une nouvelle réalité sociale. » Et la chercheuse de mettre en garde : « La compétence, c’est ce qui se fabrique en situation. Si on oublie cette notion, il y a de fortes chances qu’on n’arrive pas à produire des professionnels capables de se projeter dans les environnements de travail, eux-mêmes difficilement contenus dans les référentiels. »

Pour autant, la plupart des employeurs continuent de définir leurs fiches de postes à partir des missions qui leur incombent et de leur organisation interne. L’ANAS (Association nationale des assistants de service social) avoue, par exemple, son étonnement devant le nombre d’employeurs ou de chefs de service ignorant tout du référentiel professionnel associé au diplôme d’Etat d’assistant de service social (DEASS), premier diplôme à avoir été réformé en 2004. « Alors que c’était l’occasion de formaliser et de théoriser l’activité des professionnels, on repère au contraire un réel problème d’appropriation », soulève Joëlle Delacôte, coordinatrice de la commission « formation » de l’ANAS. Quant aux principales concernées, les assistantes sociales, « elles estiment que les référentiels ont permis de fabriquer des spécialistes porteurs d’une expertise axée sur les savoirs relatifs aux politiques sociales et aux dispositifs réglementaires, mais malheureusement au détriment du savoir-faire », ajoute-t-elle.

La constat est identique pour les éducateurs spécialisés, dont le diplôme réformé une première fois en 2004 a dû être remanié en 2007 puis en 2009 pour s’ajuster aux évolutions des politiques publiques. Jean-Marie Vauchez, pré­sident de l’ONES (Organisation nationale des éducateurs spécialisés), certifie « n’avoir jamais vu » une institution s’appuyer sur le référentiel professionnel des éducateurs spécialisés. « Ce n’est pas une référence sur le terrain, tout au plus quelque chose qui est introduit par le biais de la formation et auquel il faut bien se confronter à un moment donné. » Et le caractère très généraliste du référentiel au regard de la kyrielle de pratiques qui composent l’éducation spécialisée n’est pas seul en cause. Les regroupements des institutions conduisent à une reconfiguration des équipes éducatives, avec une atomisation des pratiques des éducateurs entre des professions différentes, explique Jean-Marie Vauchez. De même, les salariés en poste depuis longtemps sont souvent en désaccord avec les nouveaux prérequis du métier. « Les jeunes professionnels qui se disent ravis de leur formation déchantent assez vite. Une fois en poste, ils repèrent bien que l’éducateur spécialisé se retrouve pris entre les enjeux institutionnels et le poids de l’implicite au sein des équipes. 90 % des plaintes qu’ils nous remontent s’adressent à l’équipe ou à la direction. En fait, tout ce qui se passe dans une institution n’est pas appris en formation », observe le président de l’ONES.

DIFFICULTÉS PÉDAGOGIQUES

Du côté des écoles du travail social, il a fallu repenser les pratiques pédago­giques de l’alternance. Le cap mis sur les compétences a transformé les terrains de stage en « sites qualifiants », en conférant aux professionnels référents de ces institutions un statut de formateur.

Censés prendre en compte les référentiels dans l’accompagnement pédago­gique des stagiaires, les sites ont connu eux aussi des difficultés à s’adapter (voir encadré ci-dessous). Le GRIF observe ainsi « des pratiques très hétérogènes, parfois avec un repli sur d’anciens modèles de tutorat éloignés de l’esprit du site qualifiant et reposant notamment sur les expériences professionnelles et pédagogiques des formateurs sur site ».

A cela s’ajoute la conciliation souvent difficile entre le souci des étudiants de respecter à la lettre le référentiel du diplôme préparé et les attentes du terrain. A l’image de l’expérience du centre parental Aire de famille, à Paris, une structure qui accueille en période pré et post-natale des jeunes couples en errance afin de leur permettre d’assumer leur responsabilité parentale (5). Très demandée par les stagiaires de tous horizons, son équipe de six salariés se voit doublée en permanence par la présence d’étudiants. « C’est un lieu qui a besoin d’innover car il y a beaucoup de désespérance, et il n’est pas rare d’avoir des difficultés avec des stagiaires déjà plein de certitudes et donc en difficulté de se laisser bousculer dans leurs représentations », constate Frédéric Van der Borght, psychologue et directeur du centre. Mais la frustration est ailleurs. Devenu un laboratoire dans le champ de la protection de l’enfance, l’équipe d’Aire de famille a l’impression de s’être transformée en terrain de validation d’un savoir extérieur. « C’est une grave question, estime Frédéric Van der Borght. Non seulement on néglige le fait que des structures comme la nôtre sont des lieux de production de savoirs, mais les centres de formation nous proposent très tranquillement de nous former comme site qualifiant. Cela a un côté un peu surréaliste. »

DÉCALAGE AVEC LE TERRAIN

Idem, quand le conseil général de ­l’Essonne a voulu lancer ses 21 maisons départementales de la solidarité pour qu’elles s’approprient les référentiels professionnels d’assistants sociaux, d’éducateurs spécialisés et de conseillers en économie sociale et familiale et deviennent autant de terrains de stage. Nathalie Lelu, coordinatrice départementale des sites qualifiants, parle « d’incompréhension », voire de « résistance » des praticiens à l’accueil des premiers stagiaires assistants sociaux. « On avait des étudiantes complètement paniquées. Alors qu’elles avaient fait du travail collectif une priorité de recherche, elles ne parvenaient pas à identifier comme tel le travail social collectif réalisé dans nos services, si bien que les équipes se sentaient en décalage. » Un travail d’ajus­tement entre les demandes des étudiants et les exigences des professionnels a dû être mené avec les centres de formation concernés. Si les 80 stagiaires accueillis aujourd’hui dans les maisons départementales de la solidarité témoignent que la greffe est réussie, celle-ci reste tout de même rare.

« La difficulté avec des référentiels aussi normés, c’est qu’on a encore beaucoup de mal à faire la différence entre théorie et pratique. On sait très bien que la théorie peut s’apprendre sur les terrains de stage comme, inversement, la pratique peut se travailler dans les centres de formation, notamment dans le cadre des groupes d’analyse des pratiques », analyse Francine Mareschal, responsable du service « alternance » de l’Ecole pratique de service social (EPSS), à Cergy. Ce centre de formation a dû s’engager dans un travail avec les sites qualifiants pour co-constuire l’alternance. Partenariats territoriaux, multiplication des réunions de formateurs « terrain » au sein de l’école : le maintien de la cohérence pédagogique est devenu prioritaire. « La conformité aux référentiels correspond aussi à une demande des étudiants, car c’est ce qui va être évalué au niveau du diplôme. Tout l’enjeu pour les centres de formation est désormais de prendre en compte l’environnement dans lequel va se retrouver le stagiaire », explique Francine Mareschal.

Afin de mesurer les bouleversements en cours, le GRIF vient de lancer un programme de recherche (voir page 25). Durant deux ans, chercheurs, formateurs et professionnels tenteront de clarifier l’influence de la reconstruction des formations sur les modes de professionnalisation des travailleurs sociaux. « Les décalages entre les textes et la réalité vécue sur le terrain obligent à se demander en quoi les conceptions que les professionnels se font de leur travail rejoignent ou pas celle des référentiels. Et quels savoirs, savoir-faire, savoir-être sont éventuellement mis en défaut », indique le GRIF.

En attendant, le débat se double de considérations démographiques. Entre l’enquête « Emploi 2007 » (6) et celle de 2012 réalisées par l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la branche sanitaire, sociale et médico-sociale à but non lucratif, les 55 ans et plus ont augmenté de 18 % dans les institutions. « 42 % des directeurs et 22 % des chefs de service sont dans cette tranche d’âge. Dans certaines régions, le turnover dans les institutions, inférieur à 10 %, montre que les équipes ont vieilli en même temps que les usagers, en freinant le recrutement de nouveaux diplômés », prévient Annie Léculée, administratrice d’Unifaf, l’organisme paritaire collecteur agréé de la branche. Avec le risque qu’un décalage culturel né de la réforme des formations se transforme par endroit en fossé générationnel.

Un chaînage de référentiels

Tous les diplômes du travail social ont été restructurés autour de trois référentiels selon le modèle mis en place, à l’époque, par la direction générale de l’action sociale :

→ un référentiel professionnel qui définit la profession, précise le contexte d’intervention et comporte lui-même un référentiel « fonctions-activités » et un référentiel « domaines de compétences » ;

→ un référentiel de certification qui donne des indicateurs et des outils pour évaluer les compétences ;

→ un référentiel de formation qui précise, compétence par compétence (ou de manière transversale pour le diplôme d’Etat d’assistant de service social) les éléments qui doivent être abordés dans le cadre de la formation.

L’idée à l’origine était de rendre plus lisibles les compétences des professionnels, précise-t-on à la direction générale de la cohésion sociale, sachant que la mise en place de la validation des acquis de l’expérience a ensuite rendu obligatoire cette mise à plat.

Premiers résultats de l’évaluation du DEASS et du DEEJE

La direction générale de la cohésion sociale (DGCS) a lancé en 2012 une évaluation des effets de la réforme des diplômes du travail social conduite entre 2004 et 2009. Confiée au cabinet GESTE et réalisée d’après questionnaires, son objectif est de mesurer en quoi celle-ci a impacté le processus de formation et de certification, ainsi que le lien emploi-compétences des travailleurs sociaux.

Dans un premier temps, les observations se sont centrées sur les diplômes d’Etat d’assistant de service social (DEASS) et d’éducateur de jeunes enfants (DEEJE). Notamment, la connaissance des référentiels par les professionnels a été sondée. « Parmi les répondants au questionnaire, 80 % des assistants de service social et des éducateurs de jeunes enfants déclaraient les connaître », se félicite Isabelle Kittel, chargée de mission au bureau des professions sociales et du travail social de la DGCS (7). Pour autant, l’encadrement apparaît très divisé. « Plus on monte dans la hiérarchie des organisations, moins ces référentiels sont connus », souligne-t-elle.

Autre constat : les territoires sur lesquels les référentiels se diffusent le plus vite correspondent à ceux où des liens étroits ont été établis entre les milieux professionnels et les centres de formation. « Dans ces cas, on note une appropriation des logiques de compétences relativement satisfaisante », précise Isabelle Kittel.

L’intervention sociale d’intérêt collectif, qui a vu sa place renforcée dans le référentiel du DEASS, ressort comme la première bénéficiaire de la réforme. « Les professionnels des sites qualifiants estiment que, lorsque des pratiques préexistaient dans ce domaine, elles ont pu trouver une nouvelle légitimité à leur développement. En sens inverse, là où peu d’actions avaient été entreprises, on note un effet d’entraînement par l’intermédiaire des stagiaires qui ont envie d’expérimenter. »

Après ces premiers résultats partiels, l’évaluation de l’impact de la réforme va se prolonger sur plusieurs années et englobera l’ensemble des diplômes du travail social.

Notes

(1) Sur « La socialisation professionnelle des futurs travailleurs sociaux : impact des réformes des formations » – www.prefas-grif.fr.

(2) Lors de la journée d’étude de l’IRTS de Lorraine : « Site qualifiant : le projet d’accueil au cœur d’une alternance réformée » – Epinal, avril 2011.

(3) Voir ASH n° 2699 du 4-03-11, p. 32.

(4) « Les référentiels, vague, vogue et galères » – Michel Chauvière – Vie Sociale n° 2, 2006.

(5) Voir notre reportage sur ce centre, ASH n° 2743 du 20-01-12, p. 34.

(6) Voir ASH n° 2538 du 4-01-08, p. 27.

(7) Lors de la journée d’études du GRIF, « La socialisation professionnelle des futurs travailleurs sociaux : impact des réformes des formations », le 27 novembre 2012 à l’IRTS Ile-de-France-Montrouge.

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