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Sur les traces de l’errance cachée

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Durant chaque période hivernale, des maraudeurs sociaux rattachés à l’UDAF de Moselle sillonnent les agglomérations frontalières pour soutenir les personnes sans abri et les orienter si possible sur la voie de l’insertion. Un dispositif qui pourrait être bientôt pérennisé sur toute l’année.

Au nord-est du département de la Moselle, dans les villes et villages qui bordent les frontières allemande et luxembourgeoise, les températures peuvent se rapprocher de 0 °C dès le mois de novembre. Au fil de l’hiver enneigé, il n’est pas rare d’atteindre les - 15 °C. Dès lors, quand on est sans abri ou qu’on loge en habitat précaire, la survie est une préoccupation de chaque instant. Depuis 2008, de début novembre à fin mars, l’équipe mobile de Moselle-Est (1) parcourt quotidiennement près de 200 kilomètres entre Creutzwald, Freyming-Merlebach, Saint-Avold, Forbach, Sarreguemines et Bitche pour aller à la rencontre des personnes sans domicile fixe et leur apporter boissons chaudes et couvertures, leur proposer de rejoindre un centre d’hébergement pour la nuit, voire initier avec eux un projet d’insertion. Ces maraudeurs de zone mi-urbaine mi-rurale sont rattachés au pôle hébergement-logement de l’Union départementale des associations familiales de la Moselle (UDAF 57).

NE PAS SE FIER SEULEMENT À CE QU’ON VOIT

« Nous avions repéré ce besoin depuis longtemps, mais il fallait convaincre la direction départementale de la cohésion sociale, explique Pierre Nierenberger, chef de service au centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS)-UDAF de Sarreguemines, qui coordonne le dispositif. On s’entendait dire : “Pourquoi mettre en place une équipe de maraude dans cette région alors qu’il n’y a pas de gens dehors ?” Mais ici, contrairement aux grandes agglomérations, l’errance est cachée. Honteuses, les personnes concernées ne veulent surtout pas montrer qu’elles sont en grande difficulté. On ne trouve donc pas de clochards dormant devant des entrées de banque mais, si on cherche bien, on les trouve logés dans des abris de fortune, des squats ouverts aux quatre vents, des fermes abandonnées, en pleine forêt ou même dans des grottes – tant de situations provisoires et absolument pas satisfaisantes. »

L’idée qui oriente l’action de l’équipe mobile, composée de trois travailleurs sociaux en contrat à durée déterminée, est donc de ne pas se fier uniquement à ce qu’elle voit, de chercher, d’enquêter, de mettre en place un réseau d’information… Durant la saison 2011-2012, en cinq mois de maraude, l’équipe a effectué 284 interventions auprès de 83 personnes âgées de 18 à 66 ans, et 26 d’entre elles ont pu être mises à l’abri. Une activité qui monte en puissance puisque, la saison précédente, 68 personnes avaient été rencontrées et, en 2009-2010, on en dénombrait 51.

Ici, la maraude, qui tourne sept jours sur sept de 10 heures à 19 heures, est effectuée par deux professionnels la semaine, et un seul le week-end. Ces jours-là, les travailleurs sociaux ne s’aventurent pas dans des endroits inconnus. « On pourrait se retrouver à inspecter des cabanes très délabrées, des bâtiments en ruine, et se mettre en danger. Sans parler des personnes aidées qui peuvent avoir des chiens ou même des armes. De toute façon, quand on entre dans un squat, on fait attention à se signaler à haute voix pour éviter l’effet de surprise. Mais il ne faut pas renoncer, car ce sont les personnes les mieux cachées qui sont dans les situations les plus graves », pointe Elise Grun, éducatrice spécialisée, recrutée pour la période hivernale 2012-2013, comme sa collègue Hélène Leplae, assistante sociale.

Ce matin de décembre, les deux professionnelles arrivent à 10 heures à leur bureau de Sarreguemines. Elles n’y restent que quelques instants, le temps de faire bouillir de l’eau pour remplir la Thermos, de stocker des sachets de soupe lyophilisée et de consulter leur messagerie. Ensuite, bien emmitouflées dans leur blouson, direction le centre-ville, où elles commencent par une maraude à pied. A elles de repérer les personnes errantes, désocialisées, qui pourraient bénéficier de leur soutien. Une tâche qui demande de la persévérance: tantôt, elles ne trouvent personne, tantôt, elles s’adressent à des individus qui, en fait, sont bien insérés ou, encore, elles croisent des personnes qui font la manche mais bénéficient déjà d’un hébergement en foyer. Régulièrement, elles rencontrent des sans-abri inconnus des institutions, dont elles doivent gagner la confiance. « Quand nous repérons quelqu’un, nous allons nous présenter à lui, précise Elise Grun. Nous ne procédons en aucun cas à un interrogatoire ! Notre première mission est le lien social. Alors, sans papier ni stylo, nous engageons la conversation de façon amicale. A nous de voir si la personne est cohérente et si elle a envie de nous parler de sa situation. »

PROPOSER, SANS IMPOSER…

La jeune éducatrice rappelle qu’elle n’est pas là pour « imposer » mais pour « proposer », après diagnostic de la situation, un panel de prestations et/ou d’orientation vers des structures d’accueil. « Si, malgré nos conseils, une personne qui couche devant une gare ne souhaite pas rejoindre le CHRS pour la nuit, c’est son choix. Nous pouvons néanmoins lui apporter une once de confort, ou même lui suggérer de se mettre un peu plus à l’abri du vent. » Devant un refus de mise à l’abri, les travailleuses sociales proposent parfois aussi aux SDF de venir se doucher ou bien de partager un repas chaud au CHRS de Sarreguemines. « Le dîner de Noël est souvent un prétexte pour les faire sortir de leur squat. En faisant connaissance petit à petit avec la structure, ils peuvent avoir envie de rester. Une personne rencontrée l’an dernier a fini par intégrer le centre et vit aujourd’hui en appartement », commente Pierre Nierenberger, le chef de service.

Très autonomes, bénéficiant de modalités d’action souples, les maraudeurs sont cependant obligés d’agir dans le respect du plan « grand froid ». « Quand il y a une alerte de niveau 3, tous les SDF doivent être mis à l’abri. Franz (2), qui est suivi par l’équipe mobile depuis le premier hiver de son fonctionnement, est installé dans une vieille ferme abandonnée, sans électricité. L’an dernier, il a refusé d’en partir alors qu’il faisait un froid extrême. Malgré les bonnes relations que nous avions établies avec lui, il a fallu faire intervenir les pompiers puis la police », se souvient Perrine Diehl, éducatrice spécialisée, membre de l’équipe mobile pour la saison 2011-2012. Une difficulté de plus pour les travailleurs sociaux recrutés la saison suivante, qui doivent restaurer le lien avec des personnes ayant été contraintes à se déplacer. Aujourd’hui, Franz, robuste quinquagénaire d’origine allemande, a réintégré la ferme en ruine située en lisière de Sarreguemines. Pour ne pas avoir de nouveau à en partir de force, il s’est installé dans une aile encore en bon état et a soigneusement calfeutré la pièce qu’il occupe. Tous les deux ou trois jours, Elise Grun et Hélène Leplae – ou Sébastien Wadin, leur collègue éducateur spécialisé – lui rendent visite. « Franz est débrouillard et travaille une matinée par semaine afin de gagner un peu d’argent, résument-elles. Il vit comme ça, en marge de la société, depuis des années et cela lui convient. Il refuse tout projet d’insertion mais est domicilié au CHRS pour recevoir du courrier et vient parfois y partager un repas. Nous passons le voir pour discuter avec lui, vérifier que tout va bien… »

ÊTRE IDENTIFIÉ AU SEIN D’UN RÉSEAU DE PARTENAIRES

Les deux travailleuses sociales montent ensuite dans leur véhicule de fonction, direction Forbach. Chaque jour, elles sillonnent les lieux où elles sont susceptibles de croiser des marginaux: entrées et parkings de supermarchés, gares, squats, etc. L’équipe se rend également dans les endroits qui lui sont signalés par les commissariats de police, les pompiers, les centres communaux d’action sociale (CCAS), le 115, les particuliers… D’où l’importance de se faire connaître par l’ensemble des structures du territoire. Régulièrement, pour expliquer leurs missions, les maraudeuses se rendent dans les CCAS, les centres médico-sociaux, les hôpitaux… Sur la route, elles reçoivent justement l’appel d’une assistante sociale de secteur qui leur signale qu’un jeune homme vient de se retrouver à la rue. Elles lui donnent rendez-vous à la gare de Forbach.

A 21 ans, David, visage juvénile et casquette sur la tête, a déjà été hébergé par un bon nombre de foyers de la région. Depuis un an, il est logé chez des amis. A la suite d’une dispute, il n’a plus nulle part où dormir. Il précise aux maraudeuses qu’il a téléphoné au 115 et qu’il n’y a plus de place d’accueil pour ce soir. Elles lui proposent de le conduire jusqu’au foyer de Metz mais, répond-il, son père y est hébergé et leurs relations sont tendues. Les maraudeuses sentent que David est angoissé. Il avoue être sous anxiolytiques et passer des nuits blanches. Elles lui proposent de l’installer sur un lit d’appoint au CHRS de Sarreguemines, mais il préfère chercher une autre solution. Hélène et Elise prennent congé en lui laissant leur carte et en promettant de le rappeler en fin d’après-midi pour prendre des nouvelles. C’est là une des limites du dispositif. Si l’équipe mobile est en première ligne pour aller au-devant des exclus, elle n’a pas forcément suffisamment d’outils en « deuxième ligne » pour répondre à des situations souvent complexes.

Reprise de la maraude. En passant devant l’hypermarché de Forbach, les travailleuses sociales repèrent un groupe de quatre personnes qui s’enivrent. Quand elles s’approchent, trois d’entre elles font mine de partir. Reste une femme sans âge accompagnée d’un chien, avec laquelle Hélène et Elise entament une conversation. Elle dit avoir déjà entendu parler de l’équipe mobile mais ne pas avoir besoin d’aide. « Elle sort de prison et est hébergée dans un foyer. Nous avons vérifié qu’elle bénéficiait bien de ses droits », relate Elise Grun. Puisqu’elle parle volontiers, les travailleuses sociales s’enquièrent également de sa situation financière et administrative, car beaucoup de personnes croisées lors des maraudes ne sont pas insérées dans les dispositifs de droit commun. « Elles ne savent même pas qu’elles peuvent prétendre à la couver­ture maladie universelle ou au RSA. Nous ne faisons pas les démarches avec elles, mais nous les conseillons et les orientons vers les bons interlocuteurs », complète l’éducatrice spécialisée. L’équipe mobile a ainsi permis à des sans-abri de toucher des minima sociaux, une allocation aux adultes handicapés, de petites indemnisations chômage ou encore une retraite non réclamée.

« A de rares exceptions, les gens sont contents de nous voir, assure Hélène Leplae. Bien sûr, on se sent plus utile quand on réussit à mettre quelqu’un à l’abri pour la nuit, mais à l’évidence le seul fait de parler aux gens un quart d’heure, de s’intéresser à eux, ça leur fait du bien. » Devant un magasin, l’assistante sociale repère un groupe d’« habitués ». « Ils ont un logement mais de petites difficultés. On va s’assurer que tout va bien, leur offrir un café, une soupe. Une façon de maintenir le lien. Il arrive qu’ils nous donnent des indications sur des lieux où ils ont vu des squatters. On va toujours vérifier sur place. »

L’équipe mobile part circuler sur les grandes artères de Freyling. En passant devant le supermarché, Elise Grun remarque qu’Alfred n’est pas à son « poste » habituel. « C’est vrai qu’il ne fait pas la manche le lundi », sourit-elle. Puis elle désigne une rue où ses collègues et elle rencontraient fréquemment Joe, dans sa chaise roulante. « Il a toujours refusé une mise à l’abri, mais son état de santé s’est aggravé et nous avons dû le faire hospitaliser. »

La pluie commence à tomber. « On ne risque pas de croiser grand monde par ce temps. De toute façon, quand on aide deux personnes dans une journée, c’est déjà beaucoup », concède l’éducatrice spécialisée. En un mois de maraude, le contact a été établi avec une vingtaine de personnes. « On est donc loin de l’intensité d’intervention d’un SAMU social dans une grande ville. Mais s’il y avait 300 personnes dans les rues, nous ne pourrions pas proposer le même accompagnement, le même suivi. »

À CHAQUE PRINTEMPS, L’ARRÊT DU DISPOSITIF

La majorité des personnes rencontrées souffrent de problème d’addiction à l’alcool, parfois aussi aux drogues. Nombre d’entre elles présentent également des troubles psychiques. D’où la nécessité, pour l’équipe mobile, de développer des partenariats. Elle peut ainsi faire appel à l’équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP) du centre hospitalier spécialisé de Sarreguemines, ou encore au personnel du centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues de Moselle-Est. Frédéric Kaléta, son chef de service : « Notre partenariat est multiple. On peut appeler les maraudeurs quand des personnes qui fréquentent le centre nous signalent qu’elles n’ont pas d’endroit où passer la nuit. Nous pouvons aussi envoyer un support paramédical sur des cas qu’ils repèrent ou accompagner l’équipe – comme je l’ai moi-même fait – dans des squats de toxicomanes. Les situations que nous avons en commun sont rarement les plus simples ! Certains accompagnements nécessiteraient plus de temps que celui accordé. C’est pour cela que je regrette que le dispositif ne fonctionne pas à l’année. Nous aurions besoin d’une continuité pour que cela soit vraiment efficace. »

Même regret de la part de l’UDAF 57, qui demande chaque année des financements pour poursuivre au printemps et en été l’activité de l’équipe mobile. « C’est vraiment frustrant, pour nous comme pour les sans-abri, de se dire au revoir au 31 mars. Surtout quand on sait que, pour certains, l’équipe mobile est le seul repère », lâche Perrine Diehl, de la maraude 2011-2012. « Sans compter que, chaque année, la nouvelle équipe gaspille beaucoup d’énergie à reprendre contact avec tous les partenaires, à repérer les lieux où se cachent les SDF, à regagner leur confiance. »

« En mettant ce service en œuvre, nous avons, certes, répondu à un manque mais aussi créé un nouveau besoin et, désormais, les partenaires et les exclus ont des attentes », développe Christine Auclair, directrice du pôle hébergement-logement de l’UDAF 57. Les interventions de l’équipe mobile participent désormais au dispositif local de veille sociale et aident à établir des ponts entre les exclus et les institutions. « La première année, en 2008, nous avons pu obtenir la continuité du dispositif entre mai et novembre – avec deux postes de travailleurs sociaux, contre trois en période hivernale. Mais depuis nous n’avons plus eu les subventions. Or la saisonnalité ne permet pas un accompagnement cohérent et peut même aggraver certaines situations. » Et la directrice de pointer que, si les problématiques se modifient en fonction des saisons, elles restent néanmoins bien présentes. « Je pense aux problèmes d’addictions : que l’on soit dehors, fortement alcoolisé, l’hiver ou l’été, il y a danger. »

Selon Pierre Nierenberger, les services de l’Etat ont annoncé vouloir pérenniser l’action. « Nous attendons une réponse définitive pour fin janvier, sans vraiment savoir quelle forme cela prendra. C’est néanmoins une très bonne nouvelle. Ensuite ? Compte tenu des besoins observés, idéalement, il faudrait coupler l’équipe mobile avec un accueil de jour où les personnes en errance pourraient se poser, laver leur linge, prendre une douche. Pour cela, reste à trouver des financements pour louer un local et agrandir l’équipe. »

Notes

(1) UDAF 57 (pôle hébergement-logement) : 14, rue Alexandre-de-Geiger – 57200 Sarreguemines – Tél. 03 87 95 94 70 (tél. direct des maraudeurs : 06 78 95 46 33) – www.udaf57.fr.

(2) Les identités des personnes sans abri ont été changées.

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