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Légalité contre légitimité

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A la doxa économique d’inspiration néolibérale qui domine dans l’Union européenne – et qui a un impact sur les budgets des établissements –, les professionnels de l’action sociale doivent opposer « résistance intellectuelle » et « conscience politique », défend Dominique Denimal, assistant de service social et sociologue de formation.

« On ne le sait pas suffisamment mais la logique qui a présidé à la loi organique sur les lois de finances (LOLF) ou à la révision générale des politiques publiques (RGPP) est issue des critères de convergences du traité de Maastricht (maîtrise de la dette publique). Ces réformes structurelles qui semblent parfois très loin de notre pratique professionnelle quotidienne sont pourtant à l’origine d’une autre joyeuseté administrative, celle-ci plus familière : la convergence tarifaire, qui justifie des baisses drastiques et arbitraires de certains budgets d’établissements ou de services.

Je voudrais ici mettre en perspective ces dispositifs et le concept de “banalité du mal” élaboré par Hannah Arendt. Cette philosophe a montré comment, dans un système totalitaire, l’impératif absolu qui s’impose aux décideurs les convainc de leur bon droit. Ils sont alors portés par la certitude qu’ils agissent pour le bien commun et pour une progression de l’humanité vers un avenir plus radieux. Ces acteurs, quand on les interroge après coup, expliquent qu’ils n’avaient pas conscience de violer les lois humaines fondamentales, mais disent au contraire avoir agi par devoir : devoir de servir une cause, devoir patriotique, devoir d’obéissance à la hiérarchie.

Toutes choses évidemment relatives par ailleurs, interrogeons-nous sur l’idéologie économique promue par certains traités européens qui se traduit par des diminutions budgétaires, des suppressions de postes et une dégradation du service public. Les décideurs que sont les législateurs, les hauts fonctionnaires des ministères et les courroies de transmission que sont les directeurs des agences régionales de santé par exemple ou les fonctionnaires de la direction générale de la cohésion sociale ont l’intime conviction de faire leur devoir en obéissant à la loi. Ils appliquent avec conscience et détermination les politiques publiques issues de l’Union européenne (UE). Stanley Milgram, chercheur américain en psychologie sociale connu pour ses expériences concernant la soumission à l’autorité, appelle “état agentique” cette condition dans laquelle l’individu se considère comme un agent exécutif d’une volonté étrangère, par opposition à “état autonome”, dans lequel il se considère comme l’auteur et le responsable de ses actes. Pour ce chercheur, dans une telle configuration, on constate un renversement de valeurs par lequel le “mal” ne consiste plus à violer la loi mais à obéir aveuglément à la loi. Ce qui est légal devient donc illégitime. Selon le philosophe ­Sylvain Reboul, “est légal ce qui est autorisé par le droit positif existant, ce qui est conforme au texte de la loi; est légitime ce qui est et doit être reconnu comme juste par tous dans une formation socio-­politique déterminée” (1).

Violence symbolique

Ainsi, l’obéissance illégitime aux lois budgétaires – toujours présentées comme des évidences inéluctables – a déjà ravagé des pans entiers du secteur sanitaire mettant à mal notre système de santé qui figure pourtant parmi les plus enviés au monde. Cette obéissance à la dictature des critères européens de convergence met également à l’épreuve notre système éducatif et le service public.

Il ne s’agit pas ici de s’arc-bouter sur des positions immobilistes mais plutôt de questionner la “violence symbolique” (2) et l’idéologie tacite de ce type de politique.

Comme l’indique le politologue Marc Chevrier, “chez Arendt, le conservatisme n’a rien à voir avec la méfiance viscérale des traditionnalistes à l’égard du changement. C’est une inquiétude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la stabilité du monde, un monde qui devrait se soucier de son héritage” (3). C’est effectivement notre héritage de protection sociale, de santé ou d’éducation qui est sacrifié sur l’autel de l’hégémonie économique défendue par le courant le plus néolibéral de l’Union européenne. Accepterait-on de la même manière que notre héritage architectural, patrimonial, gastronomique, etc., soit dilapidé par le diktat de volontés politiques et économiques extra-nationales, et ce au profit d’industries financières qui nous vendraient de l’architecture de pacotille, des œuvres factices et des repas insipides sous cellophane ?

La légitimité de cette doctrine économique et budgétaire oppressive peut être interrogée par quelques données objectives et contradictoires. En matière de politique fiscale, un récent rapport parlementaire chiffre à 100 milliards d’euros le coût des baisses d’impôts consenties entre 2000 et 2010, sans même inclure les exonérations de cotisations sociales (30 milliards). Tandis que la Cour des comptes a estimé le gain net attendu de la RGPP à environ 6 milliards d’euros. En 2007, cette même juridiction avait évalué la fraude fiscale à un montant annuel de 30 à 40 milliard d’euros. Enfin, la plupart des experts s’accordent à dire qu’environ 600 milliards d’euros détenus dans les paradis fiscaux échappent à la fiscalisation française. Ainsi, d’un côté, des orientations et des dispositions fiscales en faveur de catégories ultra minoritaires privent le pays d’une richesse considérable et, de l’autre, on impose à l’ensemble de la population des exigences d’économies qui se traduisent par des coupes ­claires dans le service public… pour aboutir à des économies certes réelles mais incontestablement minimes. On voit à l’évidence que la mesure la plus juste et la plus efficiente ne passe pas par un démantèlement du service public qui porte atteinte à la cohésion sociale, mais par des réformes fiscales plus équitables et plus républicaines.

Actuellement, c’est la doxa du “new public management” qui s’impose aux Etats membres de l’Union européenne. Cette doctrine économique néolibérale d’inspiration anglo-saxonne s’appuie sur deux idées clés : faire baisser la dépense publique et alléger le poids de l’Etat (4). En tant qu’idéologie et dogmatisme, elle est contestable et comporte les risques intrinsèques décrit par Hannah Arendt : “La raison fondamentale de la supériorité de la propagande totalitaire sur celles des autres partis est que son contenu […] n’est plus un problème objectif à propos duquel on peut avoir son opinion, mais est devenu dans leur vie un élément aussi réel et intangible que les règles d’arithmétique.”

Fausses évidences

De la même manière, la convergence budgétaire – qui est un des avatars de l’application arbitraire de la RGPP – est présentée comme un truisme, “une règle d’or” qui s’impose aux Etats membres et affectent les utilisateurs et les professionnels des ser­vices publics démantelés, sans que cela soit interrogé ni supporte la contradiction. Domine donc une pensée économique dogmatique qui agit en système totalitaire. Comme l’indiquent les Economistes atterrés, “il s’agit de soumettre les Etats, supposés dépensiers, à la discipline de marchés financiers supposés par nature efficients et omniscients” (5). Pourtant ces économistes de renom interrogent ces fausses évidences. Ils indiquent que “le taux de croissance de l’économie […] n’est pas indépendant des dépenses publiques : à court terme l’existence de dépenses publiques stables limite l’ampleur des récessions (‘stabilisateurs automatiques’) ; à long terme les investissements et dépenses publiques (éducation, santé, recherche, infrastructures…) stimulent la croissance. Il est faux d’affirmer que tout déficit public accroît la dette publique, ou que toute réduction du déficit permet de réduire la dette.”

Jean-Paul Delevoye, ancien médiateur de la République, estime, en ce qui le concerne, que “la nécessité de maîtrise des finances publiques a fait perdre la notion du collectif au profit de notions comptables”. Enfin, en 2011, le rapport de la mission d’information sur les conséquences de la RGPP pour les collectivités locales, tout en estimant nécessaire de poursuivre la réforme de l’Etat, incitait à en “corriger les effets indésirables” en prenant mieux en compte “le besoin de proximité”.

On pourrait considérer mon propos comme anachronique, voire utopique. Pourtant, des évolutions se font sentir dans l’opinion publique. Cette opinion est relayée par une récente proposition de loi sénatoriale enregistrée à la présidence du Sénat le 25 mai 2012 tendant à supprimer le processus de convergence tarifaire imposé aux établissements publics de santé et médico-sociaux, considérant qu’il “nuit à la qualité de l’accueil et conduira au final à accroître les difficultés que rencontrent nos concitoyennes et nos concitoyens”. Ce sursaut salutaire de certains de nos élus qui vient contenir les ravages de certains aspects des politiques économiques de l’UE fait écho à la réflexion de Hannah Arendt qui considère que “le totalitarisme ne tend pas à soumettre les hommes à des règles despotiques, mais à un système dans lequel les hommes sont superflus” (6).

En tant que citoyens et professionnels de l’action sociale, à cette tautologie économiste sournoise présentée comme inéluctable et moderniste, opposons la résistance intellectuelle et la conscience politique. Soyons convaincus que d’autres arbitrages écono­miques et budgétaires sont possibles et souhaitables afin de maintenir cohésion sociale et solidarité qui sont au fondement de tout Etat républicain. Agissons utilement – chacun dans la zone d’influence qu’il possède – pour dénoncer les risques de la “banalité du mal”. Comme le suggère Loïc Wacquant, “l’établissement du nouveau gouvernement de l’insécurité sociale révèle, in fine, que le néolibéralisme est constitutivement corrosif de la démocratie” (7). »

Contact : dominique.denimal@aliceadsl.fr

Notes

(1) http://sylvainreboul.free.fr/leg.htm.

(2) Pour Pierre Bourdieu la violence symbolique est celle des symboles imposés par un système de pensée intériorisé par les individus.

(3) « La cité des hommes, avec ou sans Dieu ? Hannah Arendt et la question de l’absolu » – L’Agora, vol. 5, n° 3.

(4) Cf l’interview de Pierre Savignat intitulée « Refonder un modèle social n’a rien d’utopique » dans les ASH n° 2762 du 1-06-12, p. 24, et l’article « Vers un césarisme européen » de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Le Monde diplomatique n° 704, novembre 2012.

(5) Manifeste d’économistes atterrés – Editions Les liens qui libèrent, 2010.

(6) Les Origines du totalitarisme, 1951.

(7) In Les métamorphoses du contrôle social – Sous la direction de Romuald Bodin – Editions La Dispute, 2012.

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