Il nous a paru intéressant de réfléchir à nouveau à cette question particulièrement complexe, compte tenu des évolutions de la société. Depuis trente ans, il y a eu beaucoup de progrès et le climat n’est plus le même. Le débat est ouvert, alors qu’autrefois on ne parlait pas d’euthanasie. Je me suis associé avec un jeune journaliste, Etienne Charles, car selon moi l’euthanasie n’est pas un problème médical. C’est une question de société, et la parole du médecin, dans ce domaine, n’a pas plus de poids que celle de n’importe quel citoyen.
La société dans son ensemble va vers davantage de liberté, et la question de la fin de vie n’échappe pas à cette évolution. L’euthanasie apparaît aux yeux de beaucoup de gens comme une liberté supplémentaire. Ils veulent pouvoir choisir, dans une certaine mesure, le moment de leur mort et leur manière de mourir. Deux points qui, par définition, nous sont inconnus. Ils souhaitent surtout ne pas connaître une agonie interminable et des souffrances insupportables. Evidemment, tout dépend des personnes interrogées. Si vous demandez à un trentenaire en bonne santé quelle fin il souhaite avoir, il vous répondra sans doute qu’il ne veut en aucun cas devenir infirme et qu’il préférerait mourir avant. Si vous posez la même question à une personne âgée paraplégique qui a encore toute sa tête, la réponse risque d’être différente. L’euthanasie ne signifie pas la même chose pour tous.
Il existe tout d’abord l’euthanasie passive, qui consiste à laisser venir l’issue fatale sans s’interposer par des soins curatifs. L’objectif est d’éviter au malade des souffrances inutiles en raison de ce que la loi qualifie d’« obstination déraisonnable » de la part des médecins. Cela peut prendre plusieurs formes, comme s’abstenir d’entreprendre un traitement ou l’interrompre lorsqu’il est devenu inutile. Les textes actuels autorisent cette suspension des soins, mais de manière encadrée. A l’inverse, l’euthanasie active est interdite en France, au contraire des Pays-Bas et de la Belgique depuis 2002. Il s’agit, face à des souffrances physiques ou psychologiques jugées insupportables, de poser un acte médical, comme l’injection massive de morphine, aboutissant à la mort du patient. La différence entre les deux démarches est essentielle. Dans un cas, on se contente de laisser les choses suivre leur cours, dans l’autre, on met fin à une vie. Il existe aussi le suicide assisté lorsqu’une personne qui souhaite mettre fin à ses jours, mais n’en a pas la capacité, demande à un ami ou un soignant de l’y aider. Cela existe notamment en Suisse. En France, en revanche, c’est interdit.
De fait, ce n’est pas quelque chose de nouveau. Simplement, avant, on n’employait pas le terme. Je l’ai souvent constaté en tant que médecin hospitalier. Lorsque je faisais des remplacements, au début de ma carrière, combien de fois n’ai-je pas entendu dire à propos d’une personne âgée : « Il a fait son temps, c’est pas la peine de le maintenir plus longtemps. » Il a aussi toujours existé des euthanasies criminelles motivées par des questions d’héritage. Quant au corps médical, il a longtemps eu le sentiment que cette décision lui appartenait en propre. Je crois que le fait d’en débattre publiquement a heureusement freiné un certain nombre de ces pratiques.
Pour l’essentiel, la loi « Léonetti » du 22 avril 2005 permet d’éviter l’acharnement thérapeutique. Si l’on estime qu’un traitement en cours a très peu de chances de réussir, il est inutile de le poursuivre, surtout au prix des souffrances du patient. Le médecin doit alors sauvegarder la dignité du mourant et assurer sa qualité de vie. La loi renforce également les droits du patient et met en place un processus décisionnel en cas d’inconscience de celui-ci. Elle crée en particulier la possibilité de laisser des directives anticipées, sous certaines conditions, et de désigner une personne de confiance pour échanger avec les soignants. La loi « Léonetti » insiste en outre sur la nécessité d’une décision collégiale dans l’arrêt ou la poursuite des traitements, qui associe les soignants, la famille et, si possible, le patient.
Sans doute pas totalement, mais je crois qu’il ne faut pas aller beaucoup plus loin. Je trouve cette loi relativement équilibrée et j’ai peur qu’en voulant l’améliorer, on ne rigidifie trop l’approche de la fin de vie. Car il me semble impossible d’envisager tous les cas de figure. D’autant qu’aller vers l’euthanasie active risque de conduire à des excès – avec, le cas échéant, des abandons trop précoces de tentatives de traitement. Même si les exemples des Pays-Bas et de la Belgique ne corroborent pas ces craintes. La législation actuelle me paraît offrir suffisamment de garanties aux personnes, sous réserve de pouvoir accéder à une prise en charge en soins palliatifs, ce qui n’est, malheureusement, pas le cas partout en France.
En 1985, les soins palliatifs n’existaient quasiment pas. On était alors soit dans l’acharnement thérapeutique, soit dans l’abandon de la personne. Il n’y avait guère d’alternative. Aujourd’hui, les soins palliatifs permettent d’arriver au terme de sa vie dans de meilleures conditions, en évitant les souffrances aussi bien physiques que psychologiques, du moins jusqu’à un certain point. Mais avec l’allongement de la durée de la vie et les problèmes actuels de financement du système de santé, sera-t-il possible d’assurer à l’avenir des soins palliatifs de qualité pour l’ensemble de la population ? Même inconsciemment, ne risque-t-on pas de tenir compte des nécessités économiques concernant la prise en charge de la fin de vie ? Pour être très cynique, il reviendrait sans doute moins cher de mettre un terme rapide aux souffrances des personnes en fin de vie que de les maintenir dans des services de soins palliatifs. Ce n’est évidemment pas ce que je préconise, mais dans un système libéral tel que le nôtre, il faut avoir à l’esprit ce risque de dérive.
Les risques de glissement ne manquent pas. Ils sont d’ailleurs soulignés par les adversaires d’une légalisation de l’euthanasie. Pour eux, si l’on autorise l’euthanasie active, même encadrée par un maximum de garanties, on ne pourra jamais éviter les erreurs, voire l’instrumentalisation de cette possibilité, parfois par des familles ou des soignants mal intentionnés. Le risque existe aussi d’une dérive eugénique. On se rappelle les pratiques de stérilisation forcée des personnes handicapées, qui ont existé dans plusieurs pays – y compris la France. La logique est la même. Faut-il euthanasier une personne lourdement polyhandicapée parce que l’on estime, avec la meilleure volonté du monde, que sa qualité de vie n’est pas suffisante ? On ne sait pas jusqu’où cela peut nous mener.
S’il y a bien un problème que l’on ne peut pas cerner totalement, c’est bien celui de la fin de vie. C’est une question tellement humaine qu’elle ne peut pas entrer dans un cadre trop rigide. Bien sûr, il faut des lois pour vivre en société, mais la nature humaine est complexe, faite de variables changeantes, de contradictions. Je crois donc que, dans son rapport de réflexion sur la fin de vie remis en décembre au président de la République (1), le professeur Sicard a raison lorsqu’il préconise que l’on ne légifère pas à nouveau, mais que l’on applique pleinement la loi « Léonetti », qui reste trop mal connue. Il propose qu’une sédation terminale puisse être administrée par les médecins aux patients qui l’auraient demandée à plusieurs reprises, mais il écarte très clairement l’euthanasie active. Je ne sais pas ce qu’en retiendra François Hollande dans le projet de loi promis pour le mois de juin. Mais quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’en parler et d’en débattre pour que les gens appréhendent cette problématique complexe et multiforme.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Médecin radiologue aujour d’hui à la retraite, Claude Broussouloux est aussi écrivain et auteur dramatique. Avec le journaliste Etienne Charles, il publie Euthanasie, enjeux humain et social (Ed. Pascal, 2012). Il a publié en 1985 De l’acharnement thérapeutique à l’euthanasie (Ed. Robert Laffont).
(1) Voir ASH n° 2788 du 21-12-12, p. 5.