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« En France, le poids des classes sociales reste très fort »

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Avec la fin des grands idéaux collectifs, l’ascension sociale individuelle semble être devenue un nouvel idéal. Mais, pour les personnes issues des milieux populaires, cette réussite a un coût. Le sociologue Jules Naudet a enquêté en France, aux Etats-Unis et en Inde sur la façon dont elles vivent leur entrée dans l’élite.
Pourquoi avoir choisi pour votre recherche la France, l’Inde et les Etats-Unis ?

On oppose souvent les Etats-Unis et l’Inde, partant de l’idée qu’il s’agirait des deux extrêmes en matière de stratification sociale. Les Etats-Unis seraient une société ouverte où chacun pourrait réussir, et l’Inde, à l’inverse, une société de castes avec des statuts sociaux hérités à la naissance. Quant à la France, c’est encore un autre modèle. Le poids des classes sociales y reste très fort, avec une résistance des structures sociales héritées de l’Ancien Régime. Je souhaitais donc voir si les parcours des personnes ayant traversé l’espace social pouvaient confirmer ou infirmer ces représentations. Dans les trois pays, j’ai rencontré des personnes ayant réussi dans le secteur privé, dans la haute fonction publique ou à l’université et dans la recherche. Elles venaient toutes d’un milieu populaire.

Quelles sont les différences entre ces trois pays en matière de mobilité sociale ?

On s’aperçoit que le mythe de la société américaine permettant la réussite de chacun ne repose sur aucune réalité objective. Comme en France et en Inde, la règle reste celle de la reproduction sociale. En revanche, il existe des différences très nettes sur la façon dont est vécue cette mobilité, avec un jeu entre la réalité objective et l’expérience subjective des individus. L’ascension sociale est ainsi sans doute mieux perçue. On ne se sent pas coupable d’avoir réussi. On ne fait qu’accomplir la norme autour de laquelle est construite la société américaine. En France, à l’inverse, les personnes en mobilité sociale expriment beaucoup plus souvent une certaine souffrance, un sentiment d’écartèlement entre deux groupes.

Le poids des cultures est-il déterminant ?

Il existe des invariants. Quel que soit le pays, lorsqu’on vient d’un groupe subalterne et que l’on s’élève socialement pour arriver aux positions les plus prestigieuses, cela provoque des tensions. Un travail d’ajustement et d’acculturation est nécessaire. On le mesure ne serait-ce que dans la façon dont beaucoup de personnes mettent en récit leur parcours. Elles cherchent à retourner le stigmate en faisant apparaître leur origine sociale populaire comme quelque chose de valorisant. Mais lorsqu’on observe plus finement, on se rend compte qu’il existe des variations assez nettes selon les pays. Ainsi, en Inde, les personnes issues de la caste des intouchables – les dalits – et ayant réussi socialement ont tendance à rester beaucoup plus proches de leur groupe d’origine. L’appartenance à une caste ne peut être modifiée. Un intouchable reste un intouchable, même s’il a réussi socialement et financièrement. Aux Etats-Unis et en France, la rupture des liens avec le groupe d’origine est beaucoup plus fréquente.

La France, écrivez-vous, est le pays de la distinction…

Chez de nombreuses personnes interrogées, la question de l’assimilation des codes sociaux revient de façon récurrente. C’est une préoccupation très forte, surtout pendant la période des études et au début de la carrière professionnelle. Parvenir à maîtriser la culture légitime est essentiel pour de jeunes adultes des milieux populaires en ascension sociale. Certes, ils réussissent scolairement et intègrent les plus grandes écoles mais, malgré tout, ils ont le sentiment qu’il existe quelque part un code caché qu’il leur faudrait apprendre pour être véritablement acceptés dans leur nouveau groupe. Le sentiment de se montrer maladroit et gauche est davantage exacerbé chez les élèves de l’ENA, dont la scolarité comprend deux stages, l’un en préfecture, l’autre en ambassade, durant lesquels cette maîtrise de l’étiquette sociale est centrale.

Sciences Po et surtout l’ENA créent un choc culturel très fort. Pour quelles raisons ?

La façon dont se joue la sociabilité à Sciences Po et à l’ENA est en grande partie tournée vers cette maîtrise de la culture dite légitime. Cela implique que l’on soit en mesure de parler de théâtre, de beaux-arts, de musique, etc. Sciences Po reste en outre marquée par la préparation au grand oral de l’ENA, qui est l’épreuve de bourgeoisie par excellence. Il faut y faire preuve à la fois d’une grande culture générale et d’une certaine façon de parler et de se comporter… C’est beaucoup moins fort chez les étudiants des écoles de commerce, où la sociabilité est plus festive et où il existe en outre toute une stratégie visant à déscolariser les étudiants pour en faire des managers aptes à travailler en entreprise. C’est lié aussi aux programmes scolaires, davantage tournés vers l’économie et le marketing en école de commerce, et vers les sciences et techniques dans les écoles d’ingénieurs, comme à Polytechnique.

L’entrée dans une classe sociale supérieure se fait-elle toujours au prix du renoncement à son appartenance ancienne ?

Bien souvent, en France, les personnes interrogées font part d’une difficulté d’adaptation, de l’impossibilité de concilier leur milieu d’origine et celui d’arrivée. Ce qui ne veut pas dire qu’elles vivent systématiquement mal leur mobilité. Les choses sont plus complexes. Il faut être attentif aux particularités des trajectoires. L’une des interviewées, fille d’une gardienne d’immeuble, a grandi dans le quartier des Ternes, à Paris. Son père était ouvrier, mais de par son environnement, elle a bénéficié d’une certaine cooptation de la part des familles bourgeoises. Elle était scolarisée dans la même école que leurs enfants. Le fait d’appartenir à la classe ouvrière ne lui a donc pas paru être un handicap. Elle occupe aujourd’hui un poste prestigieux au sein de la haute fonction publique. La même famille ouvrière mais vivant en banlieue au sein d’une cité HLM avec des parents militants syndicalistes vivrait les choses différemment. Un jeune intégrant une grande école prendrait sans doute de plein fouet l’altérité sociale. Le concept d’« idéologie instituée », que je développe dans mon ouvrage, signifie qu’il faut être attentif à toutes les assonances et les dissonances entre les segments sociaux qui laissent leur empreinte sur un individu. J’entends par là la famille, mais aussi la classe sociale, le quartier, l’établissement scolaire, la profession dans laquelle on a choisi de faire carrière… Toutes ces sphères vont socialiser l’individu et lui inculquer différentes représentations. Plus il y a assonance entre elles, plus la mobilité sera vécue sans difficulté majeure.

Certaines personnes interviewées racontent qu’elles ont été accusées d’avoir trahi leur classe sociale…

C’est assez fréquent au moment où l’on s’éloigne pour réussir socialement lorsqu’on vient d’un milieu où la solidarité collective est assez forte. Non seulement on se sent un peu coupable, mais les autres vous renvoient cette image de traître. Ils vous font remarquer, plus ou moins aimablement, que vous commencez à prendre des grands airs, à perdre un peu le sens des réalités. Mais, encore une fois, il faut être attentif aux détails des trajectoires, et la mobilité sociale n’est pas nécessairement synonyme de souffrance. D’ailleurs, plutôt que de chercher à savoir si la mobilité produit de la souffrance, il me paraît important de comprendre comment font les personnes pour s’ajuster à leur nouveau statut. Poser cette question, c’est aussi s’interroger sur la façon dont les classes sociales supérieures parviennent à intégrer, sans en être perturbées, des individus venant de groupes moins favorisés. Car si la personne en mobilité sociale restait absolument fidèle à son groupe d’origine, ce serait une menace. Toutes ces stratégies d’ajustement, qui peuvent occasionner des souffrances, sont aussi le prix à payer pour acquérir, autant que possible, les schémas de pensée du groupe dominant.

La diversification des élites n’est-elle pas une forme de mythe, en raison de ce processus d’acculturation des jeunes des milieux populaires en mobilité sociale ?

Ce n’est pas l’objet de ma recherche, mais je pense que les personnes acceptées parmi l’élite acquièrent les dispositions de base nécessaires pour en faire partie. Bien sûr, chacun conserve un regard singulier lié à son origine, mais ceux qui ont bénéficié du système sont souvent peu enclins à le remettre en cause. Pierre Bourdieu disait que les « miraculés » étaient finalement les meilleurs des avocats de l’institution scolaire et les plus légitimistes. Beaucoup de personnes que j’ai interviewées sont persuadées que si elles ont réussi, chacun peut, avec un peu d’effort, y arriver aussi, quelles que soient ses conditions de départ.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Jules Naudet est membre de l’Equipe de recherche sur les inégalités sociales (ERIS) au Centre Maurice-Halbwachs (EHESS-ENSCNRS). Il publie Entrer dans l’élite. Parcours de réussite en France, aux Etats-Unis et en Inde (Ed. PUF, 2012)

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