Il ne fait pas encore jour dans le port de Lorient. Les lampadaires se reflètent en halos dorés sur la mer noire. Mais les passagers qui embarquent sur le Saint-Tudy, cols relevés et yeux ensommeillés, s’installent à bord comme ils prendraient le métro. Prochain arrêt: Groix, une île de 2 600 habitants à trois quarts d’heure de mer du continent. A bord, David Thomas, psychologue, et Ghislaine Vetal, assistante sociale de proximité, s’apprêtent à rejoindre leur lieu de travail pour la journée : la plateforme médico-psychologique de l’île (1).
En 2002, la municipalité de Groix a acheté des locaux jouxtant la mairie pour les mettre à disposition de professionnels de la santé et du travail social. L’Entraide héberge désormais un psychologue rémunéré par le centre communal d’action sociale (CCAS) référent, venant une demi-journée par semaine ; une orthophoniste libérale à temps partiel ; deux équipes de deux infirmiers en psychiatrie et un médecin du centre hospitalier Jean-Martin-Charcot de Lorient ; et trois assistantes sociales (du conseil général, de la Carsat et de l’Etablissement national des invalides de la marine) intervenant de façon hebdomadaire.
La plateforme a été imaginée pour faciliter les démarches sociales et l’accès aux soins des Groisillons, les habitants de l’île. « Une famille de l’île qui voulait rencontrer une assistante sociale ou consulter un orthophoniste devait aller sur le continent et, pour cela, prendre une demi-journée de congé ou faire manquer l’école. Les bateaux ne sont pas nombreux, la traversée est assez longue, il faut ensuite pouvoir se déplacer à Lorient. Tout cela était compliqué et coûteux », raconte Yann Boterf, adjoint aux affaires sociales et au logement à Groix. Par ailleurs, beaucoup d’habitants plus âgés, qui n’ont pas quitté l’île depuis longtemps, ont peur du bateau ou n’ont aucune envie « d’aller de l’autre côté », quitte à demeurer dans une situation sociale difficile.
Le centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) de Lorient avait pensé, un temps, établir une antenne à Groix. « Mais rien n’aboutissait à cause d’histoires de subventions, se souvient Nolwenn Moullec, directrice générale adjointe de la commune, coordinatrice de l’action sociale et de la plateforme. L’île est petite et n’est pas prioritaire par rapport à d’autres territoires du Centre-Bretagne, davantage dans le besoin. » La municipalité a donc pris le relais, grâce à des subventions du conseil général du Morbihan, d’un programme régional pour l’accès à la prévention et aux soins, ainsi que de l’assurance maladie.
La plateforme regroupe des professionnels en libéral et d’autres en mission obligatoire. Le but du dispositif est de mutualiser des moyens pour faciliter la tâche de tous et les encourager à venir. « Pour plusieurs d’entre eux, se déplacer à Groix fait partie de leur mission de service car l’île est sur leur territoire. Mais y accéder nécessite du temps de transport. Certains professionnels mettent alors en avant l’exiguïté des locaux de l’Entraide pour nous visiter de façon aléatoire », raconte Nolwenn Moullec.
Une voiture et des vélos électriques sont prêtés aux soignants et aux travailleurs sociaux afin qu’ils puissent rendre visite aux Groisillons. Les locaux de l’Entraide, eux, sont mutualisés en fonction des jours d’intervention de chacun. « Ce n’est pas simple, il faut s’organiser, sourit Tsilefy Andrianomanana, médecin-chef à l’établissement public de santé mentale Jean-Martin-Charcot de Lorient et intervenant sur la plateforme. Mais c’est ce qui nous a permis de venir régulièrement. » Pour l’orthophoniste en libéral, une charge locative aurait été impossible à supporter : « Les besoins en orthophonie ne correspondent pas à un temps plein sur l’île, explique Anne Hélaouet. L’exemption de loyer était nécessaire pour que mon activité soit viable. » Elle a choisi d’habiter l’île. « Pour le psychologue, ce serait impossible. Ici, la distance thérapeutique est réduite : on croise ses patients tout le temps. » La municipalité indemnise donc le temps de trajet de David Thomas.
Progressivement, une émulation s’est développée autour de la structure : ponctuellement, un service d’éducation spéciale et de soins à domicile et un autre d’aide ménagère à domicile profitent du véhicule de la plateforme. L’Entraide est aussi un lieu où les professionnels ne se sentent pas seuls. « Je croise le psychologue, on échange et on se coordonne sur certains dossiers, poursuit Anne Hélaouet. Si on travaillait en libéral chacun de son côté, on ne le ferait probablement pas. » David Thomas, qui officie quatre heures par semaine sur l’île, intervient par ailleurs dans un CMPP. « Outre le dépaysement du voyage et de l’insularité, l’indépendance liée à ce poste m’a attiré, confie-t-il. Mon supérieur n’est pas un médecin, je pensais me sentir plus libre qu’en institution. » Au quotidien, il s’aperçoit que les apports d’une institution (synthèses, consultations médicales, collègues praticiens) sont confortables. Sans cela, il faut savoir gérer seul. « D’où l’intérêt de développer des réseaux de professionnels, pour orienter au mieux les enfants pour un avis complémentaire ou autre. »
A bonne allure, David Thomas marche du port à l’Entraide. A peine arrivé, il accueille le premier de ses cinq rendez-vous de la matinée. Il reçoit des enfants de 3 à 13 ans. Pour s’ajuster à la forte demande et au faible budget de fonctionnement de la plateforme, les adultes sont orientés vers le continent. Sur la porte de la salle d’attente, Ghislaine Vetal, assistante sociale de proximité du conseil général, rappelle sa présence par un Post-it. « Le matin, je tiens toujours une permanence sans rendez-vous, précise la professionnelle, qui travaille le reste du temps à Lorient. Ailleurs, on n’en fait plus, mais ici, c’est adapté. Ce n’est pas dans l’habitude des usagers de téléphoner pour prendre rendez-vous et cela ne les dérange pas d’attendre. » Une bonne partie de son activité consiste à accompagner les usagers dans la prise de rendez-vous sur le continent. « Il faut être souple. On est beaucoup dérangés, il n’y a pas de secrétariat pour faire barrière. Mais je préfère cela que me dire que la personne ne reviendra pas parler de son problème avant des mois. Je découvre trop souvent des situations très précaires. »
Sur l’île, le déclin de l’activité maritime a engendré une paupérisation de la population. Groix est la commune la plus pauvre de l’agglomération. Son activité est surtout devenue touristique et saisonnière. « Ma première mission est d’être traductrice de droits, explique Ghislaine Vetal. Les usagers viennent pour des questions concernant la sécurité sociale et l’accès au RSA. Ils n’osent pas les poser ailleurs. » Les demandes d’aide financière sont rares. « Parce qu’il y a une solidarité entre les gens, il est fréquent que certains restent sans ressources pendant de longs mois. C’est dans le tempérament des ruraux de ne pas montrer leurs problèmes. »
Autre spécificité, cette population insulaire est vieillissante. « La plateforme est un vrai atout pour les personnes âgées. Une grande part du suivi psychiatrique que nous faisons concerne les résidents de l’EHPAD, souligne Tsilefy Andrianomanana. Maintenant que l’on vient régulièrement, les rapports avec la structure sont bons. Avant, on n’intervenait qu’en cas de problème majeur. Aujourd’hui, on suit les patients en proximité. » De son côté, l’assistante sociale est régulièrement contactée par des enfants de personnes âgées résidant sur l’île afin qu’elle réussisse à leur faire accepter une aide ménagère.
L’autre grande demande des usagers concerne le logement. Depuis quelques temps, de jeunes ménages voudraient tenter leur chance sur l’île. Mais ils se heurtent à la pénurie de logements. « L’été, la population de l’île de Groix passe à 10 000. Le foncier est très cher et il est difficile de trouver un logement à louer à l’année dans le parc privé », admet Yann Boterf. La ville dispose de 113 logements sociaux, qui sont autant de ressources pour l’assistante sociale. « J’examine les situations avec Yann Boterf, souligne celle-ci. J’apprécie beaucoup le fait que la plateforme travaille en direct avec les élus. A cette petite échelle, on gère les dossiers plus vite et de manière plus efficace. »
Les familles se croisent dans la salle d’attente commune ou traversent la mairie pour accéder aux locaux de l’Entraide. Dans le couloir, la radio hurle un air pop… Les murs qui séparent le bureau du psychologue de celui de l’assistante sociale ou de la salle d’attente sont fins comme du papier, et la radio est le système D qui permet de recréer un peu d’intimité. « Ici, tout le monde se connaît et tout se sait, observe Tsilefy Andrianomanana. Ce n’est pas forcément malsain, mais rapidement on sait qu’untel va voir un psy. » Intervenir sur une île, d’une part, et partager les locaux entre plusieurs professionnels, d’autre part, poussent ceux-ci à se montrer particulièrement vigilants en matière de confidentialité. « Ils ont plus le souci de la discrétion que les Groisillons eux-mêmes », observe Yann Boterf. Une porte secondaire autorise d’ailleurs un accès discret à l’Entraide. « En consultation, chaque enfant s’intéresse naturellement à l’enfant précédent, puisqu’il le connaît. Je répète constamment que tout ce qui se dit dans mon bureau est un secret », précise David Thomas, le psychologue. Il lui arrive aussi de recevoir des enfants d’une même fratrie. « Ce n’est pas l’idéal concernant la confiance et la neutralité du thérapeute, mais cela permet aussi d’entendre l’expression d’une problématique familiale. »
Si l’île oblige les professionnels à un souci accru de confidentialité, elle leur offre en retour une réelle adhésion des usagers. « Les enfants de Groix sont plus autonomes dans leurs déplacements, ce qui les aide à se responsabiliser par rapport à leur psychothérapie, remarque David Thomas. Plus qu’ailleurs, la famille ou les proches se mobilisent pour accompagner l’enfant, alors que sur le continent ce sont souvent les taxis qui sont sollicités. » L’intérêt des familles pour ce suivi de proximité, dont ne bénéficient pas les autres petites îles du département, est fort. « C’est agréable, car ils perçoivent la plateforme comme une chance plutôt qu’un droit, ressent Ghislaine Vetal. Ils sont faciles à satisfaire : on peut répondre à leurs demandes en mettant en place des choses assez simples. » Même point de vue chez Anne Hélaouet, qui n’a jamais eu l’impression de perdre son temps avec des enfants dont un suivi aurait été un peu superflu : « Ceux qui consultent ont vraiment besoin. Je sais que certains de mes collègues ne voudraient pas travailler dans des milieux ruraux reculés ou insulaires, car ils trouvent les cas trop lourds. Moi, je trouve cela encourageant. On ne peut que progresser. »
L’insularité présente néanmoins des inconvénients. Anne Hélaouet range les cartes colorées de son jeu de langage et raccompagne sa jeune patiente vers la salle d’attente, où l’attend sa maman. A Groix, contrairement à ses précédents lieux d’exercice, l’orthophoniste ne reçoit pas de jeunes enfants : « Beaucoup viennent pour des problèmes de langage écrit, mais personne ne s’alerte sur des problèmes de langage oral, alors que l’un découle souvent de l’autre. » Les médecins de l’île ont été habitués à ne pas trop prescrire de séances d’orthophonie, pour ne pas risquer de mettre les familles en difficulté. Les îliens eux-mêmes ne pensent pas systématiquement à consulter. « Ailleurs, j’ai eu moins de mal à travailler autour de la dyslexie ou la dysphasie des enfants, parce que les gens étaient plus informés sur ces troubles, poursuit la praticienne. Ici, il m’arrive régulièrement de devoir rassurer les parents qui demandent : “Pourquoi jouez-vous avec ma fille ? Ce n’est pas pour cela que je vous l’amène, il faut que vous la fassiez travailler.” »
Mais en rendant accessible ce qui ne l’était pas, la plateforme incite peu à peu la population à connaître ses droits et à acquérir davantage de réflexes en termes de santé. Hier, les familles étaient orientées vers le psychologue par l’école. Aujourd’hui, elles le sollicitent d’elles-mêmes. Les professionnels sont persuadés qu’ils devraient développer les missions de prévention et de dépistage dans les lieux scolaires. « Un lien entre les professionnels de la plateforme et les enseignants a permis un dépistage des enfants de façon plus précoce, témoigne Nolwenn Moullec. Mais il faudrait qu’ils aient le temps de rencontrer aussi les assistantes maternelles. » Beaucoup parmi ces dernières et chez les jeunes parents sont en demande d’aide et de conseils sur la petite enfance. Mais impossible pour eux d’aller assister à une conférence sur le sujet le soir sur le continent. L’équipe perçoit aussi le travail qu’elle aurait à accomplir sur l’île concernant la prévention des addictions à l’alcool et aux drogues, particulièrement préoccupantes. Toutes ces missions impliqueraient d’institutionnaliser des temps de travail en commun pour l’ensemble des intervenants de la plateforme. « Le trajet de bateau sert souvent pour faire le point sur des situations communes, explique Nolwenn Moullec. Mais pour le moment, ni les emplois du temps, en décalé et chargés à cause d’une demande croissante, ni les locaux exigus ne permettent de faire plus. » Un réseau de soignants libéraux est ici en train de se constituer, afin d’établir un projet de santé cohérent et de discuter des dossiers. Les professionnels de la plateforme aimeraient s’y associer.
Juste à côté de l’Entraide, charpentiers et maçons travaillent à la construction d’un grand bâtiment. « La municipalité construit un nouveau pôle enfance et social, se réjouit Nolwenn Moullec. Il accueillera aussi un centre de loisirs et une épicerie sociale. » L’espace offrira de plus grands bureaux aux intervenants, des salles d’attente et des espaces adaptés à des activités thérapeutiques de groupe. Dans ces nouveaux locaux, la coordinatrice de la plateforme espère que les temps d’échange entre professionnels seront facilités, que les assistantes maternelles pourront venir à leur rencontre. « J’espère aussi y attirer de nouveaux praticiens : un psychomotricien et un pédopsychiatre », poursuit-elle, sans savoir vraiment avec quel budget.
Aujourd’hui, la plateforme, qui tient sur la volonté des élus, est financée par le CCAS (12 000 € par an, notamment pour le temps partiel du psychologue) et par le conseil général du Morbihan pour les billets de bateau, soit 1 000 € annuels. L’équipe a conscience qu’il faudrait augmenter le temps de travail du psychologue, qui ne prend en charge que les enfants. Les listes d’attente s’allongent et les adultes sont systématiquement dirigés vers le continent. « Proposer aux îliens qui en ont besoin un psychologue en libéral est irréaliste », soupire Nolwenn Moullec. De fait, les habitants ont des budgets trop modestes et la municipalité souligne que ses capacités de financement sont limitées. « Ce qui diminuerait vraiment les coûts, ce serait qu’une structure publique nous mette à disposition du personnel, poursuit-elle. Si nous ne faisons que fournir des locaux pour des intervenants de service public, la plateforme sera plus pérenne. » En temps de restrictions budgétaires, Nolwenn Moullec sait qu’il lui faudra trouver les arguments pour convaincre les décideurs. Le dynamisme que cette structure a déjà engendré sur l’île en est un.
(1) Contact : CCAS de l’Ile de Groix – Place Joseph-Yvon – 56590 Ile-de-Groix – Tél. 02 97 86 80 15.