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« En finir avec le sociétal »

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Julien Damon. Professeur associé à Sciences-Po. Ancien chef du service Questions sociales au Centre d’analyse stratégique.

Le terme « sociétal » a le vent en poupe. Ce n’est en rien un néologisme récent, mais son usage, ces dernières années, s’est considérablement intensifié. En 1991, une seule dépêche AFP utilise le terme. En 2011, c’est le cas de plus de 200 d’entre elles. Une dizaine d’occurrences il y a vingt ans dans Le Monde, près de 160 en 2011.

Distincte du « social », l’expression permettrait de qualifier certaines questions qui apparaîtraient ainsi plus modernes – plus tendance – que de traditionnelles problématiques sociales. Le chômage, ce serait social ; le droit de vote des étrangers, sociétal. Sur quoi repose une telle distinction ? Dans le camp du social, les thèmes de la redistribution, de la pauvreté, des transferts sociaux et fiscaux, du paritarisme, de la sécurité et de l’aide sociales… Dans celui du sociétal, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’homosexualité – incluant l’homoparentalité et l’homophobie -, la diversité et la mixité… En gros, d’un côté, le social classique, avec ses prestations, ses professionnels, ses volumes de dépenses considérables, ses pesanteurs. De l’autre, le sociétal supposé dépasser le social, avec son prétendu avant-gardisme, ses controverses et sa complexité nourrie de droit civil et de droit social. Les frontières permettraient même de différencier au sein de la gauche, comme d’ailleurs de la droite, des tendances plus sociales et d’autres plus sociétales. Elles n’ont, en réalité, rien de bien affirmé (1).

La mise en avant des sujets sociétaux serait gage de modernisme, contre le ringardisme. Elle serait aussi, selon de fins observateurs, pure stratégie cynique pour faire discuter à l’infini de sujets compliqués, mais aux conséquences limitées dans les comptes sociaux. Placer sur l’agenda politique des thèmes dits sociétaux – le mariage pour tous en est l’incarnation – autorise incontestablement à occuper l’espace et le temps de la confrontation politique. Reste à savoir si le sociétal est soluble dans le social ou non. Concrètement, il s’agit de savoir s’il est en quoi que ce soit utile de qualifier un problème de sociétal. La réponse est assurément positive si l’on souhaite avoir l’air savant dans une discussion. Souligner le caractère sociétal d’une question, c’est dire – si dérangeante soit-elle – combien elle importe et bouscule des équilibres anciens. La réponse est toutefois certainement négative si l’on se préoccupe un instant de rigueur sémantique.

Passons par un auteur généralement honni dans le secteur social. Inspirateur de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, l’économiste Friedrich Hayek (1899-1992) est connu pour avoir pourfendu l’Etat-providence. Pour ce prix Nobel d’économie en 1974, la justice sociale est un « mirage » qui constitue un obstacle majeur au marché et, partant, à la survie en société. Pourfendeur incisif du socialisme et du marxisme, comme base de l’engrenage totalitaire, cet « anti-Keynes » exécrait le mot « social », qu’il évitait en tant qu’adjectif. Il le qualifiait même de « mot fouine ». De même qu’une fouine aurait la capacité de vider un œuf en le gobant sans en abîmer la coquille, il existerait des mots asséchant de sens tous les termes auxquels ils sont associés. Accoler « social » à tout terme c’est, selon lui, vider ce dernier de toute signification. Et le célèbre penseur libéral de faire, en anglais, des observations sur le « sociétal ». Car dans le cadre de sa pensée radicale, le sociétal n’est que l’excroissance d’une inflation du social. Et à force de tout socialiser (les assurances, la protection, mais aussi le vocabulaire), on ne comprendrait plus grand-chose. Dans quelques paragraphes bien sentis du deuxième volume de son ouvrage Droit, législation et liberté (1976), l’économiste considère que l’invention du « sociétal » s’explique par la nécessité de rendre au social, désormais dépouillé de toute véritable signification, son sens descriptif initial : qui se rapporte à la société. « Sociétal » voudrait ainsi dire « social » dans un contexte non pollué par l’idée de protection collective obligatoire. Est-ce vraiment ce qu’ont à l’esprit les partisans contemporains du sociétal ? Certai nement pas…

Volontiers polémiste, Hayek développe une argumentation souvent outrancière. Il nous rappelle pourtant, à partir d’une perspective très éloignée des habitudes des experts de la protection sociale française, que se méfier de ce qui est qualifié de « social » n’est pas une attitude forcément mauvaise… Il en va de même désormais pour le sociétal. Sachons nous garder d’un épithète pompeux qui amène, très souvent, plus de confusion que de clarté. Dans la plupart des cas, dire d’un sujet qu’il est « sociétal », c’est vouloir faire profond. Mais cela sonne creux.

Notes

(1) Pour illustrer cette indétermination des frontières, que pourraient donc bien contenir, chaque semaine, des « Actualités sociétales hebdomadaires » ?

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