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« Les familles de détenus sont les invisibles du système pénal »

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Le nombre de détenus dans les prisons françaises a battu un nouveau record en décembre. Autant de familles qui tentent de faire face à l’épreuve que constitue l’incarcération de leurs proches. La sociologue Caroline Touraut a enquêté pour comprendre les conséquences de la détention pour les conjoints, les parents et les enfants de prisonniers.
Comment les familles de détenus vivent-elles la séparation d’avec leurs proches ?

J’ai dégagé trois grandes typologies. Tout d’abord, ce que j’ai appelé l’expérience « dévastatrice », que vivent des familles prises dans un sentiment de honte et de stigmatisation. Ce qui les amène souvent à s’isoler. Elles ne s’attendaient pas à cette incarcération et ne comprennent pas ce qui se passe. Elles sont fatalistes à l’égard de l’administration pénitentiaire, n’osent pas faire valoir leurs droits. Puis il y a l’expérience « retournée ». Là aussi, les familles souffrent d’un sentiment de stigmatisation, mais moins fort. Elles parviennent à parler et réussissent à donner du sens à l’incarcération, mais leur discours est ambivalent. Elles soulignent le côté douloureux de la situation mais, dans le même temps, l’incarcération représente un coup d’arrêt attendu dans une trajectoire délinquante, presque un soulagement. Enfin, on trouve l’expérience « combative », que vivent des ­personnes militantes. Certaines ont rencontré leur compagnon alors qu’il était déjà incarcéré, d’autres ne croient pas à sa culpabilité. Ce sont majoritairement des femmes qui sont dans un souci permanent de défense du droit des détenus. Elles sont très combatives et n’hésitent pas à faire appel aux médias. Ces catégories sont évidemment poreuses. Dans les premiers temps après l’incarcération, la catégorie dominante est celle de l’expérience dévastatrice, puis il y a un rééquilibrage avec la deuxième. L’expérience combative reste, elle, minoritaire.

Quel était l’objectif de votre enquête ?

Je souhaitais comprendre ce qui se passe lorsqu’une famille est confrontée à l’incarcération d’un proche, et aussi comment l’institution judiciaire aborde la question des familles de détenus. Pour cela, je me suis rendue dans différents établissements pénitentiaires, essentiellement en Ile-de-France, ainsi que dans une association pour familles de détenus. Mon parti pris était de ne m’intéresser qu’aux familles car, jusqu’à présent, on ne leur avait jamais réellement donné la parole. J’ai toutefois déjà travaillé auprès de détenus. Ce sont d’ailleurs certains d’entre eux qui m’avaient alerté sur la situation difficile de leurs familles.

Combien compte-t-on de familles de détenus ?

Selon une enquête publiée par l’INSEE en 2002, 320 000 adultes, soit 0,7 % de la population de plus de 18 ans, sont concernés par la détention d’un proche, qu’il s’agisse d’un conjoint, d’un parent, d’un frère ou d’une sœur, d’un enfant… De son côté, le ministère de la Justice évalue à 140 000 le nombre d’enfants concernés chaque année par l’incarcération d’un de leurs parents. Cette population est vraisemblablement plus nombreuse aujourd’hui car la population carcérale a atteint un nouveau record en décembre, avec 67 674 détenus.

Résistent-elles souvent à cette épreuve ?

Toujours selon l’INSEE, plus d’une union sur dix est rompue dans le mois qui suit la détention. Puis la probabilité de rupture diminue, mais au total 36 % des unions sont rompues dans les cinq ans qui suivent. En ce qui concerne les relations familiales, elles se maintiennent dans la grande majorité des cas, mais de façon parfois distendue. Les détenus pour longues peines maintiennent plus difficilement leurs relations familiales. La précarité économique et l’âge sont aussi des facteurs de rupture des liens. Et les femmes détenues sont davantage isolées que les hommes. La femme d’un homme détenu aura davantage tendance à maintenir les liens que l’inverse. C’est vrai aussi pour les parents. Ce sont surtout les mères qui entretiennent des liens avec leurs enfants détenus.

Quelles sont les conséquences de l’incarcération pour les familles ?

Elles sont d’abord économiques, avec à la fois une baisse des ressources et une hausse des dépenses. Il faut en effet envoyer des mandats aux détenus, payer les frais d’avocat et de justice, financer les trajets aux parloirs, etc. Il y a aussi des conséquences sur l’emploi. Certains ne parviennent plus à travailler en raison d’un état dépressif ou anxieux. Parfois, l’organisation des parloirs, très différente selon les établissements, ne leur permet pas de maintenir une activité pro­fessionnelle régulière. A l’inverse, des femmes sont contraintes de reprendre une activité professionnelle ou de passer à plein temps. En matière de logement, certaines familles sont obligées de déménager, soit pour des raisons financières, soit pour se rapprocher de la prison, soit parce que certaines ­femmes ont du mal à supporter la solitude et se réinstallent chez leurs parents. Par ailleurs, la santé des proches de détenus est souvent fragilisée, avec des angoisses, des problèmes de sommeil, des symptômes dépressifs… Les femmes sont nombreuses à vivre cette période sous médicaments. Du côté des enfants, tout dépend s’ils ont assisté ou non à l’arrestation, qui constitue une expérience traumatisante. Se pose aussi la question de ce qu’il faut leur dire, s’il faut les emmener ou non aux parloirs. Cela crée des situations ambiguës. En outre, en l’absence du père ou de la mère, certains enfants peuvent être amenés à occuper un rôle d’autorité parentale ou à prendre en charge la souffrance du parent restant.

Comment maintenir un lien conjugal ou amoureux ?

Souvent, les couples cherchent à préserver ce lien à tout prix en multipliant des échanges, même non autorisés. Certaines femmes écrivent par exemple des mots cachés à l’intérieur des vêtements. Ce souci de préserver un vivre-ensemble passe par une implication permanente du détenu dans les décisions de la vie quotidienne. Je me souviens d’une femme qui demandait son avis à son mari pour choisir un canapé alors que celui-ci en avait encore pour trente ans de prison. Ce peut être aussi se mettre d’accord pour regarder ensemble, à distance, un même programme de télévision pour pouvoir ensuite en parler. En ce qui concerne la sexualité, les unités de vie familiale n’ont que très partiellement résolu le problème, car leur objectif est d’abord la réinsertion et le maintien de la vie familiale. Et elles ne concernent qu’un petit nombre de détenus. En réalité, cette question n’est pas traitée par l’administration pénitentiaire et les pratiques diffèrent beaucoup d’une prison à l’autre. Parfois, des surveillants ferment les yeux sur les relations sexuelles au parloir ; d’autres se montrent rigides. Il y a davantage de tolérance dans les établissements pour peines et les centres de détention où, compte tenu des durées d’emprisonnement, il faut apaiser les tensions.

Les familles apparaissent dans l’angle mort de la justice…

Elles sont en effet un peu les invisibles du système pénal. Elles n’ont aucun statut particulier aux yeux de l’administration pénitentiaire, même si celle-ci a théoriquement l’obligation de favoriser le maintien des liens familiaux, ne serait-ce que pour faciliter la réinsertion future des détenus. Les surveillants savent en outre qu’il faut éviter au maximum les incidents avec les familles car cela a immédiatement des répercussions sur le climat en détention. Il y a cependant eu des progrès. Ainsi, la censure sur le courrier est beaucoup moins forte aujourd’hui, mais le contrôle reste potentiel et les familles continuent de s’autocensurer. De même, les conseillers d’insertion et de probation ont l’obligation d’informer les familles de l’endroit où se trouve le détenu. Ils en profitent en général pour leur fournir des informations. Mais malheureusement, comme ils gèrent énormément de dossiers, ils n’ont pas le temps de suivre ces familles.

Comment améliorer ces situations ?

L’une des premières choses à faire serait de favoriser au maximum les possibilités de communication entre le détenu et sa famille, dans des conditions préservant le plus possible leur intimité. Il faudrait aussi renforcer le lien entre l’intérieur et l’extérieur. Par exemple, en cas de problème de santé, les proches devraient être informés aussitôt, ce qui atténuerait leur anxiété. Par ailleurs, limiter la surpopulation carcérale me semble être une évidence, ainsi que rapprocher au maximum les détenus de chez eux. Malgré tout, il y aura toujours la souffrance de la séparation et aussi de l’acte commis. On ne pourra jamais empêcher l’angoisse de savoir un proche enfermé en prison.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Caroline Touraut est sociologue. Membre du Centre Max-Weber, à Lyon, elle fait partie de l’équipe Dynamiques de la vie privée et des institutions. Elle publie La famille à l’épreuve de la prison (Ed. PUF, 2012).

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