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Les émotions, outil de travail de l’éducateur

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Rechercher la bonne distance à garder avec la personne accompagnée Plutôt s’attacher à trouver la « juste proximité », recommande en substance Philippe Poirier, responsable des formations initiales (filière « éducateur spécialisé » et « éducateur de jeunes enfants ») à l’Ecole de formation psycho-pédagogique, à Paris (1).

« Aussi surprenant que cela puisse paraître, des études récentes montrent que la prédisposition au souci de l’autre existe dès la naissance (2). Ce changement de perspective est fondamental car il autorise à porter un autre regard sur l’homme ; au-delà de ses errements, de sa capacité de destruction, du seul intérêt pour soi valorisé idéologiquement et culturellement, l’homme porte en lui le souci de l’autre. L’homme est in fine un être relationnel. Encore faut-il l’éduquer en ce sens, d’autant que la vie ne fait pas l’économie de la complexité. L’homme se construisant dans la relation à l’autre, il s’élève par un lien qui relie et il s’atrophie dans un lien qui entrave. Nos identités sont façonnées par nos histoires relationnelles ; nos héritages et les secrets qui les accompagnent parfois, nos joies mais aussi nos blessures. Ajoutons à cela la culture dans laquelle nous grandissons, les valeurs que nous construisons au fil de nos expériences et de nos rencontres, l’éthique que nous nous façonnons, le sens des responsabilités, les aléas de la vie et ce que nous en faisons…

Un rapport dynamique

Peu de recherches s’intéressent à l’analyse du rapport dynamique entre souci de l’autre et attention à soi, à ce qui permet de s’ouvrir à l’identité des autres sans se perdre, à ce qui met et maintient en mouvement les relations et que l’on pourrait illustrer ainsi : “j’ai besoin de l’autre pour vivre et advenir à moi-même et l’autre a besoin de moi pour advenir à lui-même.” Ces études valident un peu plus encore les réflexions qui vont en ce sens. La relationnalité, notamment, décline l’architecture possible d’une pratique éducative associant la clinique, une pédagogie des relations puisant dans le concept de don et le dialogue.

L’éducateur accompagne des personnes blessées par la vie. Tel un traducteur ayant fait ce chemin vers l’autre pour saisir une part de son expression singulière, il construit des ponts que chaque personne est invitée à traverser pour renouer avec elle-même et les autres. Il n’intervient pas pour combler un manque d’amour dont elles souffriraient mais pour reconnaître, avec elles, leurs ressources personnelles et relationnelles puis leur permettre de les (re)mobiliser voire de les développer. Il n’est bien sûr pas possible de présenter la relationnalité dans un texte aussi court, nous pouvons toutefois l’approcher en l’illustrant par un exemple.

Lucie a 20 ans, elle m’est adressée par l’assistante sociale de secteur, celle-ci ayant perçu derrière une demande d’aide financière d’autres difficultés. Certes, elle se présente à l’heure au rendez-vous que je lui avais fixé la veille, mais d’emblée je sens qu’elle se met à distance. J’ai l’impression qu’elle est là, mais qu’elle me dit l’inverse par son attitude de retrait. Je ressens rapidement de l’agacement parce que j’ai l’impression que mon propos tombe à plat, qu’il suscite peu de réactions de sa part, que ma parole n’est pas reçue. Peut-être espère-t-elle obtenir une aide financière en répondant à mes questions a minima ? Quoi qu’il en soit, l’accompagnement que je lui propose ne semble pas lui convenir.

Je lui livre alors ce que je ressens, non pas mon agacement mais les points d’appui que celui-ci m’a permis de chercher pour tenter de mobiliser des ressources chez Lucie. “Vous venez mais j’ai l’impression que vous ne croyez pas que cela vous servira à quelque chose.” Comment pourrait-elle me laisser une petite chance de lui montrer que nous pouvons faire un bout de chemin ensemble ? Je me surprends à lui dire avec sincérité : “Sans vous, je ne pourrai rien faire et ça ne servira à rien de venir ; par contre, si on cherche ensemble, là on a une petite chance que ça vous soit utile, mais ça c’est vous qui pourrez le dire.” “Aidez-moi à faire mon travail, je ne peux pas le faire sans vous”, ai-je ajouté sur un ton humoristique avant de prolonger par une question très contextualisée : “Qu’est-ce qui fait que vous avez franchi la porte du service ? Ce n’est pas si facile de passer le porche, monter les marches, sonner, entrer. Vous ne vous êtes pas seulement dit ça ne servira à rien. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce qu’au fond de vous, vous vous disiez…” De telles questions peuvent paraître anodines, pourtant je montrais ainsi à Lucie de la considération, je m’intéressais à ce qu’elle vivait et ressentait concrètement sans avoir besoin d’investiguer sur son “histoire personnelle”. Cela suffisait pour qu’elle se sente écoutée. J’ai poursuivi : “A quel moment vous vous êtes dit je vais voir l’assistante sociale ?” Elle m’a alors laissé entendre à mi-mot qu’elle était “obligée d’accepter un hébergement” pour ne pas se retrouver à la rue (autrement dit elle se trouvait en situation de prostitution de survie). “Pour que vous me le disiez comme ça, moi je crois que ça ne vous convient pas de vivre cela”…

Il n’y a rien d’extraordinaire dans cet exemple, on y retrouve pourtant un peu de l’alchimie qui ouvre à la rencontre. L’intentionnalité, c’est-à-dire la nécessité de se mettre d’accord sur ce que nous pouvons faire ensemble, la volonté de cheminer ensemble qui permettra de s’ajuster en tenant compte des effets du dialogue, la contextualisation de l’échange autour de faits qui montrent de la considération, ­servent de point d’appui pour faire émerger les ressources. Ici en cherchant des éléments de compréhension de sa situation, afin d’ouvrir des perspectives qu’elle n’imaginait pas avant de franchir la porte du service. Lucie me dit qu’elle n’y croit pas, je ne m’y intéresse pas, je tente plutôt d’aller chercher la part d’elle-même qui a justement envie d’y croire, d’où mes questions très concrètes concernant son arrivée au service, le fait qu’elle ait pris sur elle pour franchir la porte.

Lucie sait où elle met les pieds, elle a une idée de la mission du service, même si cela n’est pas clair, à nous de lui apporter les précisions utiles.

« Art-relation »

La clinique m’avait permis de porter une attention aux effets que Lucie produisait en moi et à ceux que je pouvais produire chez elle (habituée aux travailleurs sociaux, elle “savait” ce qu’il fallait leur dire pour obtenir de l’aide, elle voulait par exemple me “raconter” – mécaniquement – son histoire, mais je l’avais arrêtée). Cette posture clinique m’aidait à me rendre disponible pour recevoir sa parole. Je ne cherchais pas seulement à recevoir ses propos, ce qu’elle se contentait de dire et de montrer, mais ce que ses propos traduisaient d’elle dans ce qu’ils énoncent. Ainsi recevoir la parole des personnes que nous accompagnons, c’est recevoir le récit de qui elles sont et qu’elles acceptent de nous livrer, c’est donc les reconnaître digne de valeur. Le métier d’éducateur se transforme parfois en de l’“art-relation” : ce que nous recevons de la personne, nous le transformons et le rendons en espérant que cette transformation touche la personne.

En étant sensible aux propos de Lucie, en percevant la souffrance dissimulée derrière ses réserves de façade, je lui reconnaissais sa dignité, sa valeur d’être humain dont je percevais qu’elle avait été bafouée.

Je fais de mes émotions un outil de travail. Je ne me contente pas de ressentir, voire de repérer ce que je ressens, je cherche à partager ce que je ressens avec la personne de telle sorte que cela l’aide à avancer. Plutôt qu’une bonne distance, je cherche une juste proximité avec les personnes que j’accompagne.

Le dialogue est ici privilégié, qui s’apprend et se réapprend quotidiennement. On ne soupçonne pas la complexité qui consiste à donner son point de vue dans une recherche de lien, à recevoir au-delà des mots la parole de l’autre et à la laisser fructifier en soi dans un lâcher-prise, avant de livrer une nouvelle parole signe d’un donner à son tour. Fort heureusement le dialogue autorise les erreurs, parce qu’il s’apparente à un tâtonnement réciproque, exigeant et incessant de l’un vers l’autre. Fiabilité et ­justesse relationnelles, si importantes pour l’estime de soi, tiennent à la qualité du dialogue que l’on saura initier puis entretenir.

Se lier pour délier

Cette inconditionnalité de l’éducateur à accueillir l’autre tel qu’il est n’est pas sans conditions, elle l’autorise en retour à confronter la personne à elle-même afin qu’elle (re)découvre sa capacité d’agir de manière constructive. Par le dialogue, l’éducateur peut ainsi se lier pour délier afin de renouer dans un mouvement réciproque de l’un vers l’autre, marqué par ce que chacun donne et reçoit.

Ce positionnement éducatif s’ajuste quotidien­nement, avec le soutien des collègues, en équipe, car nous savons que rien n’est jamais acquis. Certes, nous nous sommes rencontrés avec Lucie, mais je n’oublie pas les autres avec lesquels la rencontre n’a pas eu lieu. Devons-nous pour autant baisser les bras ? Là est la complexité en même temps que la richesse de notre tâche et de ces métiers du lien dont nous devons être fiers, si nous mobilisons pleinement nos ressources pour répondre du mieux que nous pouvons à nos missions. »

Contact : p.poirier@efpp.fr – www.donpoirier.fr

Notes

(1) Il est l’auteur de Don et bientraitance : mobiliser les ressources fragiles (éd. Chronique sociale, 2012) et de Don et management, de la libre obligation de dialoguer (L’Harmattan, 2008).

(2) Voir l’ouvrage de Jacques Lecomte La bonté humaine : altruisme, empathie, générosité (éd. Odile Jacob, 2011), lequel propose une synthèse remarquable de ces recherches.

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