« Quand j’ai fait mes études d’assistant de service social dans les années 1980, nous étions cinq hommes pour une promotion de 30 étudiants, maintenant c’est plutôt trois hommes sur 60 inscrits », fait observer Michel Gasque. « Je ne pensais pas, alors, qu’on irait vers une régression », ajoute le responsable de la filière « assistant de service social » à l’Institut régional de formation sanitaire et sociale de Tours. De fait, on assiste à une diminution de la proportion d’hommes parmi les titulaires de ce diplôme, passée de 7,4 % en 1983 à 5,7 % en 2010. La formation d’assistant de service social n’est pas la seule à s’être féminisée depuis une vingtaine d’années. C’est également le cas de cursus dans lesquels les hommes étaient auparavant beaucoup plus représentés comme ceux d’animateurs et d’éducateurs spécialisés (voir illustration, page 21). Toutes familles professionnelles confondues, les femmes constituaient, fin 2009, 77,5 % des effectifs salariés du secteur social (1) – 85 % parmi les moins de 30 ans (2).
Mais aussi éloquents soient-ils, ces chiffres ne disent rien de la situation différenciée des femmes et des hommes dans l’action sociale. Là comme dans bien d’autres champs, mais de façon encore plus consternante compte tenu de la part écrasante qu’y tiennent les professionnelles, le pouvoir est un attribut essentiellement masculin. C’est vrai pour les directions générales d’établissements – « bastion où les hommes ne vont pas laisser la place facilement », pronostique Patrick Dubéchot, sociologue et responsable du Centre de recherche et d’études en action sociale de l’ETSUP à Paris.
C’est également vrai pour la gouvernance des associations. Sur les 20 000 administrateurs qui siègent aux conseils d’administration des 1 600 structures adhérentes de la FEHAP (Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs), 64 % sont des hommes. En outre, « lorsque les femmes font partie des conseils d’administration, elles y restent moins longtemps que leurs homologues masculins car elles n’ont pas les places les plus intéressantes », précise Florence Leduc, directrice du secteur « formation et vie associative » à la FEHAP. Par exemple, « ce sont des présidents et non des présidentes qui sont à la tête de ces instances ». Même son de cloche à la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale), dont les effectifs de travailleurs sociaux sont massivement des travailleuses. Celle-ci est majoritairement administrée par des hommes et « dès que nous arrivons au niveau des directions générales des centres, les femmes se comptent presque sur les doigts d’une moufle », fait observer Marie Cervetti, directrice du centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) Universelles, elle-même membre du conseil d’administration et du bureau de la FNARS Ile-de-France (3).
La surreprésentation masculine aux manettes est due au fait que les professionnels s’attardent peu sur le terrain : ils sont souvent vite aspirés dans des postes à responsabilités. Leur trajectoire ascensionnelle est notamment servie par les cooptations qui se font dans un « entre-soi genré » (voir page 23). « Même nos processus de sélection, à l’entrée en formation, sont inégalitaires », souligne Muriel Rousseil, coordinatrice du pôle autonomie de l’INSET (Institut national spécialisé d’études territoriales) d’Angers, ancienne cadre pédagogique d’un institut préparant aux métiers éducatifs et sociaux. La première épreuve est écrite et anonyme, mais ensuite, à l’oral, un garçon a plus de chance qu’une fille d’être sélectionné du simple fait d’être un oiseau rare dans un paysage professionnel aussi féminisé, explique la psychosociologue. Sylvie Ucciani, responsable du centre d’activité « Intervention sociale » à l’IRTS (Institut régional du travail social) PACA-Corse, pointe également cette discrimination inavouée. « Je n’ai rien qui le prouve, mais je constate qu’on a un niveau d’exigence moindre sur les motivations de l’entrée en formation des candidats, estime la formatrice. Par exemple, on s’autorise à interroger une candidate mère de famille sur la façon dont elle va s’organiser pendant les trois années de son cursus, alors qu’on ne pose jamais cette question à un homme. » Sylvie Ucciani a cherché à engager le débat avec ses collègues de l’IRTS sur ce favoritisme qui ne dit pas son nom. « Mais tout le monde s’est récrié – comme chaque fois qu’on aborde le sujet des stéréotypes de sexe. » De fait, ce thème semble bien être le continent noir du travail social. Pourtant, les usagers auraient beaucoup à gagner de la fréquentation de travailleurs sociaux mieux formés à la question du genre.
Celle-ci est un élément central de structuration du secteur. On le constate tant au niveau de la répartition des intervenantes et intervenants en fonction des publics à accompagner ou des tâches à accomplir, qu’à celui de l’approche contrastée qu’ont ces professionnel(le)s des usagères et des usagers. Par exemple, les éducateurs spécialisés hommes sont davantage représentés du côté des difficultés sociales et comportementales, les éducatrices dans le champ du handicap, détaille le sociologue Romuald Bodin (4). Et, dans chacun de ces deux secteurs, l’espace professionnel est lui-même l’objet d’une division hommes/femmes qui se superpose à la dichotomie adultes/enfants, avec un accompagnement plus masculin des adultes, plus féminin des enfants.
Par ailleurs, quand mixité d’intervention il y a, celle-ci ne signifie pas interchangeabilité des protagonistes. Par exemple, en protection de l’enfance où les binômes homme/femme sont privilégiés par les responsables d’équipe lorsque les repères parentaux sont en cause, « les co-intervenants se voient clairement prescrire de jouer au papa et à la maman », explique Michel Gasque, qui a exercé dix ans son métier d’assistant de service social dans ce champ. Il s’agit d’un « phénomène de “naturalisation” où les places et les rôles ne sont pas discutés, mais projetés dans l’action », commente-t-il.
C’est le plus souvent à leur insu que les professionnels femmes et hommes mettent en œuvre des pratiques empreintes de représentations assignant à chaque genre des rôles bien distincts. Ainsi, les éducateurs(trices) de prévention spécialisée projettent sur les adolescentes et adolescents des aptitudes « naturellement » différentes, conditionnant des attentes qui ne le sont pas moins (5). Paradoxalement, c’est en aidant des usagères à s’autonomiser que les professionnel(le)s peuvent contribuer à perpétuer ce différentialisme qui creuse les inégalités. « A l’heure actuelle, le travail social est soumis à un esprit gestionnaire, un manque de moyens […] et il faut faire attention aux files actives, c’est-à-dire aller vite pour pouvoir, derrière, justifier les subventions », analyse Marc Bessin (6). Cela implique, par exemple, de trouver une formation courte aux personnes accueillies en centres d’hébergement pour qu’elles n’y restent pas longtemps. Or « quelles sont les formations rapides à la disposition des femmes ?, interroge le chercheur. Essentiellement celles qui les assignent à des travaux précaires, mal payés, dévalorisés, en tout cas féminisés comme les métiers du care, tel le secteur de l’aide à domicile. »
Pour sortir de cet impensé du genre, la formation est un levier essentiel. Mais les modules optionnels consacrés à cette thématique sont encore rares. Quant à ceux qui seraient obligatoires, ils relèvent de l’exceptionnel. Pourquoi le travail social, si réflexif sur lui-même, fait-il l’impasse sur l’analyse de la construction des identités sexuées et des rapports sociaux entre les hommes et les femmes ? Tout simplement, parce que « ce sujet n’apparaît pas essentiel aux formateurs », répond Sylvie Ucciani. Quant aux étudiant(e)s, âgé(e)s en moyenne de 25 ans, « ils ne se sentent pas concernés par la problématique de l’égalité entre les sexes, jugée rétrograde – même s’ils se rendent compte de son actualité dès qu’ils y sont sensibilisés », ajoute la responsable du centre d’activité « Intervention sociale » à l’IRTS PACA-Corse. En fait, « il y a de la réflexion permanente sur la question des rapports hommes/femmes – par exemple autour de la séduction, de la manière d’établir une relation avec tel(le) ou tel(le) usager(ère) –, mais cette réflexion n’est pas structurée, elle se fait à travers l’analyse des pratiques quand les étudiant(e)s sont de retour de stage », complète Michel Gasque.
Tout un pan de la formation est pourtant consacré à l’interculturalité, fait-il observer. Les jeunes sont amenés à se demander « comment soi-même, socialisé dans une culture donnée, on peut travailler avec des gens qui n’ont pas les mêmes repères culturels. En revanche, l’incidence de sa propre socialisation en tant qu’homme ou femme sur les pratiques développées auprès de tel ou tel public n’est pas interrogée », regrette le formateur. De fait, pour réussir à intégrer ce questionnement dans les emplois du temps, il faut visiblement un fort engagement des équipes pédagogiques.
De la motivation, Philippe Lebailly n’en manque pas. Il reconnaît, aussi, que le fait d’être directeur pédagogique l’a bien aidé à introduire un module obligatoire sur « le genre dans le travail social » au Centre régional de formation aux métiers du social (CRFMS) de Toulouse (voir encadré ci-contre). Doté de 112 heures (stage pratique inclus), ce module est au programme des deuxièmes années de la filière d’éducateur spécialisé du CRFMS et de celle de l’Institut Saint-Simon (ISS). Le projet a en effet été monté avec Maryse Tassain, formatrice à l’ISS, et il est animé conjointement par le binôme dans les deux institutions. « Porter cette question de façon mixte est important pour montrer que le genre n’est pas une problématique qui concerne uniquement les femmes – et des femmes féministes », souligne Philippe Lebailly.
Chaque année, depuis la rentrée 2010, 80 jeunes suivent cette formation et en tirent une moisson d’observations. Partant, « ces étudiant(e)s pourraient être force de proposition et construire des outils ouvrant sur des modalités de transformation des pratiques, comme des grilles d’entretien pour interroger les usagers des deux sexes sur les mêmes contenus, explique Philippe Lebailly. Dans les services et les établissements, les équipes ont l’impression de traiter les femmes et les hommes de façon neutre et indifférenciée, mais quand on leur renvoie des notations très concrètes, elles découvrent que ce n’est pas le cas. Le plus souvent, les professionnel(le)s sont ensuite prêts à réajuster leur intervention. »
Tirés des données recensées tous les ans par le ministère des Affaires sociales sur les diplômés, ces tableaux permettent de mesurer, sur les 20 dernières années, la très faible ouverture des formations sociales de niveau V, IV et III aux hommes. Et même dans celles où ils étaient traditionnellement plus représentés, leur part diminue : on le voit pour les éducateurs techniques spécialisés, mais aussi pour les éducateurs spécialisés et, dans une moindre mesure, pour les moniteurs-éducateurs. Sans surprise, les hommes sont surtout présents dans les formations d’encadrement et restent majoritaires parmi les titulaires du Cafdes, malgré une féminisation croissante.
De prime abord, un module de formation consacré à la socialisation différenciée des filles et des garçons et aux effets des préjugés liés au sexe sur les pratiques professionnelles semble d’une utilité toute relative aux apprentis travailleurs sociaux. Mais, après le temps de la sensibilisation, les intéressés rapportent de leurs terrains de stage une moisson d’observations dont la richesse constitue le meilleur plaidoyer en faveur de semblables démarches – encore rarissimes.
Lise (son témoignage a été anonymisé) a bénéficié d’un tel module en deuxième année de son cursus d’éducateur spécialisé au Centre régional de formation aux métiers du social (CRFMS) de Toulouse. Lors du stage qu’elle a effectué dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ouvert à tout public (femmes ou hommes isolés, couples et familles), la jeune femme a mis le doigt sur quantité de petites différences qui ne sont pas sans conséquences. Au vu des écrits des travailleurs sociaux (comptes-rendus de réunions de synthèse, projets individualisés), Lise pointe une approche contrastée des usagers en fonction de leur sexe. De manière significative, explique-t-elle, « on utilise surtout des verbes d’action pour les hommes : “il veut travailler, il cherche, il a coupé, il est venu”, et la forme passive pour les femmes – qui ont souvent été victimes de violences familiales ou conjugales : “elle s’est fait héberger, elle a été accompagnée” ». La façon d’aborder un thème comme le logement est également distincte : par exemple lui, « au quotidien, seul, il s’ennuie, il a besoin de sortir et de se projeter », quand elle « n’arrive pas à investir son appartement, même s’il est bien tenu, et continue à errer ». Dans le même esprit, les projets des usagers sont centrés sur la qualification professionnelle, ceux des usagères sur l’estime de soi, la parentalité et l’autonomisation.
La mise en place, par le CHRS, d’une double référence mixte – un et une professionnel(le) – pour les couples et les familles neutralise-t-elle la reproduction des rôles stéréotypés ? Au contraire, en spécialisant les accompagnements, le binôme éducatif risque d’accentuer la division sexuée du travail social, souligne Lise : l’achat de meubles et l’atelier jardin – où les femmes ne se rendent généralement que pour aller chercher la récolte – sont des activités réalisées avec l’éducateur, le vestiaire, le hammam, les enfants et le suivi administratif (« sauf pour les impôts ! ») avec l’éducatrice.
(1) Source INSEE : Connaissance locale de l’appareil productif (Clap) 2009.
(2) Source DARES : Les familles professionnelles, portraits statistiques 1982-2009.
(3) Lors d’une rencontre sur le genre dans la prise en charge des personnes en situation de précarité, organisée à Paris le 23 mars par la Mission d’information sur la précarité et l’exclusion (MIPES) – Actes disponibles sur le site
(4) In Quelle mixité dans les formations et les groupes professionnels ? – Ouvrage collectif dirigé par M. Cacouault-Bitaud et F. Charles – Ed. L’Harmattan, 2011.
(5) Voir notre décryptage sur la prévention spécialisée « Où sont les filles ? », ASH n° 2690 du 7-01-11 p. 30.
(6) Lors de la rencontre organisée par le MIPES le 23 mars.