Il y en a 24 en France, mais les professionnels connaissent encore mal leur existence. Créés en 2006 (1), dans la foulée du plan psychiatrie et santé mentale, les centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (Criavs) constituent des « dispositifs de recours et d’appui » pour améliorer la prise en charge de ce public « difficile à appréhender ». Leurs missions : impulser et soutenir la mise en réseau des équipes de psychiatrie et des autres structures intervenant dans l’accompagnement des auteurs de violences sexuelles, répondre aux besoins de connaissance et de compétences sur ce public de la part des professionnels, structurer les liens institutionnels santé-justice, promouvoir la recherche et la documentation sur le sujet et enfin favoriser une appréhension de la prévention de ces actes violents. Le Criavs de Haute-Normandie (2) a développé pour sa part une mission d’accompagnement d’équipes du secteur social et médico-social prenant en charge des auteurs de violences sexuelles ou confrontées à des passages à l’acte, parfois au sein même des institutions.
Ouvert dès 2007, le Criavs de Haute-Normandie est une unité fonctionnelle de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, situé à Sotteville-lès-Rouen. A sa tête, Dominique Samuel. Cette psychiatre est aussi chef du service médico-psychologique régional (SMPR) (3), autour duquel gravitent la plupart des professionnels du centre : Jean Boitout et Jean-François Laut, éducateurs spécialisés, Catherine Beuzelin et Edwige Hamelet, infirmières psychiatriques, Pascale Nassivera, Ricardo Yecora et Ilham Chateau, psychologues cliniciens. Une secrétaire médicale, Danielle Quesnel, complète l’équipe. Hormis Jean Boitout, qui intervient à 90 % sur le Criavs en tant que coordinateur, tous ont conservé une activité clinique prépondérante au SMPR, en consultations postpénales ou en centre thérapeutique : « Il était important que les professionnels disposent d’une solide expérience, sachent de quoi ils parlent », explique Dominique Samuel.
L’investissement du Criavs auprès des structures sociales et médico-sociales fait suite à des demandes de professionnels du secteur. « Au cours des deux années qui ont suivi la création du Criavs, nous avons organisé de nombreux colloques et réunions avec toutes les institutions qui pouvaient être concernées par les violences sexuelles : hôpitaux psychiatriques, justice, Education nationale, services de l’aide sociale à l’enfance…, raconte Jean Boitout. Il s’agissait de leur délivrer des informations sur le sujet, mais aussi de leur montrer en quoi le Criavs pouvait leur être utile. » A l’occasion de l’une de ces réunions, l’équipe apprend qu’une fillette, dans un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, a révélé être victime – et peut-être aussi auteure – de « pratiques sexuelles » régulières avec six autres enfants de l’établissement. L’institution, traumatisée, appelle le Criavs à l’aide. L’équipe du centre ressource élabore alors un modèle d’intervention avec des rencontres régulières étalées dans le temps, encadrées par des professionnels de disciplines différentes. « Il ne s’agit ni d’analyse des pratiques professionnelles ni de thérapie institutionnelle, explique Catherine Beuzelin, infirmière psychiatrique. L’objectif, c’est d’amener les professionnels à l’autonomie de pensée sur ces sujets. Mais il est vrai que c’est souvent un peu ambigu, et nous questionnons toujours les limites et la légitimité de notre intervention. » A la suite de cette première intervention, le bouche-à-oreille fait le reste et d’autres établissements ou services prennent contact avec le Criavs.
Les relations entre le centre et l’institut médico-éducatif (IME) de Rieux, géré par l’association des Pupilles de l’enseignement public76, remontent à janvier 2010. A l’époque, deux psychologues de cet établissement, situé au nord de la Seine-Maritime, viennent exposer au Criavs le cas d’un enfant dont le comportement sexuel leur semble inquiétant. Les professionnels du centre proposent alors d’intervenir directement au sein de l’établissement, en s’adressant à l’ensemble du personnel éducatif. L’idée reçoit l’assentiment de l’équipe de l’IME. Un préalable indispensable, insiste Jean Boitout : « Notre intervention repose sur l’adhésion des équipes. Aborder la question de la violence sexuelle suppose de se heurter à de puissantes résistances individuelles et groupales – et de les dépasser. Or, impossible de susciter une vraie dynamique de groupe si certains participent malgré eux, par obligation. »
La première séance de travail se déroule à la rentrée 2010. La consigne est simple : à chaque séance, les éducateurs doivent présenter une situation face à laquelle ils se sentent démunis. Le démarrage est laborieux. Les réunions sont vécues comme « pesantes », et les professionnels s’y rendent à reculons. « On ressentait une certaine inquiétude, admet Corinne Vialaret, éducatrice spécialisée à l’IME. Evoquer des situations qui durent, nous mettent en difficulté, cela revient à s’exposer au jugement du groupe sur ce qu’on a fait ou pas fait, parfois depuis plusieurs années. » Pour son collègue Sébastien Germain, moniteur-éducateur, le blocage résidait également dans les sujets abordés : « Pendant plusieurs mois, il est demeuré difficile d’ouvrir un dialogue sur la sexualité. » Des résistances normales, en particulier dans une structure pour mineurs : « La violence sexuelle chez les enfants produit toujours un effet de sidération, qui confine parfois à l’aveuglement, au corps défendant de chacun, décrypte Ricardo Yecora, psychologue au Criavs, qui a travaillé douze ans en pédopsychiatrie. Et a fortiori si cette violence s’est déroulée dans l’établissement, sans que personne s’en aperçoive. » Déstabilisés, les professionnels de l’IME réclament aux intervenants du Criavs, perçus comme des experts, des apports théoriques. Mais ce n’est pas la logique du dispositif. « Nous avons l’intuition que la question de la violence sexuelle doit être élaborée dans une pensée collective, soutient Jean Boitout. On pourrait très bien se contenter de dispenser des formations, ce serait aussi très intéressant. Mais il faut amener les équipes à s’emparer du sujet, à oser le penser. » En clair : d’accord pour des apports théoriques soutenant le travail concret au fil des séances, mais pas pour un cours magistral abstrait, à sens unique.
Après cinq mois de séances difficiles, un déclic se produit. Alors qu’ils se contentaient de « coller aux actes », comme si ceux-ci « pouvaient être compris ici et maintenant », se souvient le coordinateur, les professionnels commencent à prendre de la distance, à considérer les enfants dans leur globalité. « Comme un puzzle reconstitué au fil des séances », précise Fabienne Thoinet, psychologue de l’IME. « Quand un enfant passe à l’acte sur un autre, la mission des professionnels est brutalisée, reprend Jean Boitout. Ils se sentent écartelés, et n’arrivent pas à voir l’enfant dans toute son ambiguïté. » Désireux de trouver un fil conducteur dans l’histoire de ces passages à l’acte, les éducateurs relient entre eux des éléments d’observation épars, des bribes d’information qui, mis bout à bout, éclairent certaines situations. « A plusieurs reprises, les membres du Criavs ont également pris nos impressions et nos ressentis au sérieux, c’était important d’entendre qu’il faut s’attarder sur ses intuitions », relate Sébastien Germain. « Dans ce type de situations, soit on banalise, soit on exagère, note pour sa part Jean Boitout. Dans tous les cas, on ne se fait pas confiance. C’est là que le groupe est important : le ressenti n’est pas la vérité, mais pouvoir l’exprimer et le confronter rapproche de la vérité. »
Deux ans plus tard, à l’heure du bilan, les équipes de l’IME ont pu aborder une vingtaine de situations, dont six, plus complexes, à plusieurs reprises. La parole s’est libérée à propos des violences sexuelles. « Avant, on ne s’autorisait pas à en parler, en particulier aux jeunes, témoigne Benoît Hy, éducateur spécialisé. A présent, nous osons reprendre avec eux des éléments de l’acte en lui-même. » La levée des tabous a également produit des effets sur le fonctionnement institutionnel, estime Corinne Vialaret : « Avant, quand une situation de violence était révélée, on se contentait d’en référer à la direction. Désormais, le travail éducatif intervient davantage en amont. Vis-à-vis de la direction, on est plutôt dans le passage de relais que dans le dépôt de situations ingérables. » Et moins dans l’urgence, « comme si la mise en commun atténuait la nécessité d’évacuer immédiatement la tension », suggère Ricardo Yecora.
Cet effet de réhabilitation dans leurs compétences et leur rôle éducatif, les professionnels de l’association socio-éducative de contrôle judiciaire (ASECJ), implantée à Rouen, disent l’avoir également éprouvé. A la demande de la justice, l’association intervient principalement au stade présentenciel, pour réaliser des enquêtes sociales rapides et des enquêtes de personnalité, ou assurer les mesures socio-éducatives prononcées par la justice. Depuis peu, elle suit aussi quelques justiciables condamnés à une peine de sursis avec mise à l’épreuve. Inutile de dire que les dossiers délicats y sont monnaie courante. Les professionnels ne manquent pas d’occasions pour en parler : réunions hebdomadaires sur des cas cliniques, rencontres mensuelles thématiques entre travailleurs sociaux, supervision mensuelle avec un psychiatre, etc.
Après un premier contact, l’équipe décide, courant 2011, de faire appel au Criavs. « Le travail de réflexion autour du passage à l’acte et de ses conséquences pour la victime se révèle particulièrement difficile avec les auteurs de violences sexuelles puisqu’il nécessite d’aborder l’intimité, la sexualité, la relation à l’autre, la violence, les tabous… raconte Dolores Marques, intervenante socio-judiciaire (ISJ) de l’ASECJ et assistante de service social de formation. Ce malaise ressenti par l’intervenant est fréquemment partagé par le mis en cause. Ce, alors que, outre la peine infligée, la prise en charge psychologique ou psychiatrique semble être pour la justice la réponse la plus appropriée en termes de traitement de la récidive. De notre place de travailleur social, sans se substituer au thérapeute, jusqu’où écouter ? Pour quoi faire ? » Le dispositif s’enclenche selon le même schéma qu’à l’IME de Rieux : des rencontres mensuelles autour de cas cliniques. Emprise, sidération, rejet… l’équipe aborde tous les phénomènes qui ponctuent la relation duelle avec les auteurs de violences sexuelles. « Ce sont des personnes qui peuvent susciter, compte tenu de la nature de leurs actes, une mise à distance de leur entourage, voire un rejet – y compris de la part de certains professionnels. Comment trouver la bonne distance ? », interroge Dolores Marques.
Très vite, la question des relations entre le social, la santé et la justice apparaît comme un enjeu central. « L’articulation des différents secrets professionnels et des champs de compétences est complexe », poursuit l’intervenante socio-judiciaire. D’autant que les auteurs de violences sexuelles ne rencontrent pas nécessairement de difficultés sociales : le recours aux réseaux classiques semble donc moins pertinent, et seuls restent les partenaires du champ médical… lesquels peuvent éprouver des réticences face au mandat judiciaire. « Les relations entre le soin et le sociojudiciaire sont effectivement délicates, confirme le coordinateur du Criavs. Justice et santé ont leur secret professionnel, qui ne peut être partagé. Pour que cela fonctionne, pour éviter que l’impression d’être privé d’une information ne rende les relations conflictuelles, il importe de se connaître. » Autre point de blocage, cette fois avec la justice : l’adaptation des obligations judiciaires. « Il peut nous arriver de constater que les obligations prononcées par le juge ne sont pas vraiment appropriées aux besoins que nous repérons chez un usager. Comment faire passer ce message à un magistrat ? », s’interroge Sophie Vale, conseillère en économie sociale et familiale et également intervenante sociojudiciaire.
Sans fournir de réponses toutes faites à ces différentes questions, l’intervention des membres du Criavs auprès de l’ASECJ a surtout permis de revaloriser la place du travail socio-éducatif dans le soin, constate Dolores Marques : « La présence de travailleurs sociaux dans l’équipe du centre ressource nous a conduits à démystifier le rôle du psychiatre ou du psychologue, qui seraient les seuls interlocuteurs valables dès lors qu’il s’agit de violences sexuelles. » L’accompagnement socio-éducatif est apparu comme parfois plus efficient qu’un travail d’élaboration psychique auquel les auteurs de violences sexuelles n’ont pas toujours accès, par exemple lorsqu’ils souffrent de déficience mentale.
Pour l’équipe de l’IME de Rieux comme pour celle de l’ASECJ, la fin de la collaboration avec le Criavs a représenté un certain arrachement. « La perspective que vous ne veniez plus du tout, ça me dérange un peu. Faute d’analyse des pratiques professionnelles [APP], il s’agit du seul temps dont nous disposons pour parler des enfants », confiait Axelle Forestier, éducatrice, lors de la réunion de bilan en décembre. « Et sur la question de la sexualité, vous nous apportez une vraie expertise. Je ne suis pas sûre qu’on pourrait retrouver ça dans une APP dont ce ne serait pas la spécificité », ajoutait la psychologue de l’établissement, Fabienne Thoinet. A l’ASECJ, la collaboration s’est achevée d’un commun accord en septembre dernier, après plus de deux ans de travail. « On aurait pu continuer pendant dix ans, mais on s’estimait désormais valable sur le sujet », résume Dolores Marques. Sa collègue, Sophie Vale, se montre plus nuancée : « Peut-être parce que j’ai moins d’ancienneté, j’ai vécu l’interruption avec un peu de frustration. Certes, nous sommes devenus autonomes pour réfléchir, mais la spécificité du Criavs aurait encore pu être enrichissante. »
Au Criavs, on estimait toutefois que les équipes étaient en capacité de surmonter ce léger vertige dès lors qu’elles avaient suffisamment intégré la réflexion autour des violences sexuelles. « Il arrive un moment où il faut rompre. Tant que nous sommes là, il demeure une part de dépendance. Et la thématique n’est pas vraiment intégrée dans le fonctionnement habituel de l’institution », souligne Jean Boitout. Pour lui, l’important est que le Criavs existe toujours symboliquement. « C’est ça, notre expertise : ne pas lâcher la question. Ne pas banaliser. Par exemple, parce qu’il s’agirait d’un tout jeune enfant, ne pas se dire : “C’est tellement horrible que je préfère ne pas savoir.” Ne pas abandonner le terrain. Peut-être avez-vous aussi besoin de prendre un peu de recul avec ce moment brutal où l’on parle de choses très graves. Donnez-vous le temps de digérer. » Avant de préciser : « La porte du Criavs reste ouverte. On peut toujours garder un lien, mais maintenant il s’agit d’inventer autre chose. »
Créée en octobre 2010, la fédération des Criavs (4) regroupe des centres ressources aux fonctionnements et aux ancrages différents : « La plupart accompagnent la mise en place de l’injonction de soins, certains font aussi du soin, d’autres affichent une orientation plus criminologique ou visent plutôt la prévention de la récidive… », décrit Dominique Samuel, qui préside la fédération. Ses objectifs : la mise en commun des moyens, la représentation des Criavs auprès des pouvoirs publics, le développement d’actions de prévention, le soutien aux travaux de recherche, mais aussi la documentation. Centrale dans le réseau, celle-ci est gérée principalement par le Criavs Rhône-Alpes, implanté à Grenoble. Pour donner davantage de visibilité aux centres, la fédération organisera en septembre 2013 une journée nationale des centres ressources, à Amiens.
(1) Circulaire DHOS/DGS/O2/6C/2006/168 du 13 avril 2006 relative à la prise en charge des auteurs de violences sexuelles et à la création de centres ressources interrégionaux – Voir ASH n° 2459 du 9-06-06, p. 13.
(2) Criavs de Haute-Normandie : 106, rue Lafayette – 76100 Rouen – Tél. 02 35 63 56 37 ou 0681639322 –
(3) Services hospitaliers implantés dans des établissements pénitentiaires, les SMPR assurent la prise en charge psychiatrique des détenus.
(4)