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« Il n’existe pas de soin particulier pour les SDF, mais un “prendre soin” spécifique »

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Près d’un tiers des sans-abri sont en souffrance psychique. Une réalité incontournable pour ceux qui tentent de les aider. Mais quelles sont leurs pathologies ? Existe-t-il une clinique spécifique de la rue ? Le psychiatre Alain Mercuel, qui dirige une équipe mobile d’accès aux soins, répond dans un ouvrage destiné à tous.
Sait-on combien de personnes sans abri souffrent d’un trouble psychique ?

Les travailleurs sociaux et les soignants ont depuis longtemps observé qu’environ un tiers d’entre elles manifestait des souffrances psychiques. Mais ce n’était qu’une impression empirique. Menée en 2009 à l’initiative du SAMU social de Paris auprès des Franciliens sans logement, l’enquête SaMentA a confirmé que 32 % d’entre eux souffrent de troubles graves (états dépressifs majeurs, états anxieux invalidants, psychoses). Le nombre de psychoses, en particulier, nous a surpris car ­celles-ci concernent 12 % de la population rencontrée et 17 % des 18-25ans. Le nombre total des sans-abri, qui augmente, se situe, selon les estimations, entre 250 000 et 300 000. Mais la proportion de ceux qui souffrent de pathologies mentales reste stable. On ne peut pas dire que l’augmentation du nombre des sans-abri soit due principalement à la fermeture de lits dans les services psychiatriques. Mais il est vrai que davantage de personnes ont besoin d’un suivi ambulatoire, et si des structures de jour ont été ouvertes, leur nombre reste insuffisant.

Les pathologies psychiques découlent-elles de la vie à la rue ou en sont-elles la cause ?

La souffrance et la pathologie mentales conduisent à la rue. C’est un facteur de risques de précarité évident. Lorsqu’on est psychotique et que l’on n’arrive pas à rester chez soi parce qu’on pense être épié, ou que l’on ne parvient pas à conserver son travail, cela finit par générer de l’exclusion. Mais en tant que telle, la rue ne rend pas fou. En revanche, elle fait souffrir en générant des réactions anxieuses, des états dépressifs, des consommations de toxiques… Elle peut aussi révéler des pathologies mentales restées sous-jacentes. De même, certaines personnes sans abri souffrent de stress post-traumatique parce qu’elles ont été maltraitées ou qu’elles ont souffert de la guerre. D’autres sont traumatisées directement par la vie à la rue. Un sans-abri avec lequel je travaillais avait ainsi vu son campement entièrement dévasté, et cela avait été pour lui une catastrophe.

Vous distinguez trois grands types de souffrance chez les sans-abri. Lesquels ?

On trouve dans le premier groupe les troubles réactionnels. La vie dans la rue déclenche en effet des manifestations telles que des insomnies ou une anxiété de survie. Si l’on n’est pas anxieux à la rue, c’est presque inquiétant, mais cette réaction adaptative peut s’ancrer de façon permanente. On observe également des réactions dépressives. Certains font le constat qu’ils ne s’en sortent pas, que chaque fois qu’ils font une tentative pour émerger, ça ne marche pas. Ils se remettent à boire et font tout pour faire échouer les solutions possibles. Les réactions psychosomatiques sont également fréquentes. Quand on ne parvient pas à parler, cela se traduit au niveau somatique par des symptômes asthmatiques, gastriques, dermatologiques, etc. Le deuxième grand pan, ce sont les troubles de la conduite et de la personnalité, très souvent sous-tendus par des conduites addictives. Il s’agit de personnalités border line ou de psychopathes pas toujours agréables à fréquenter. On trouve aussi dans cette catégorie ceux qui souffrent de troubles intellectuels et se retrouvent sans solution à la sortie d’un établissement spécialisé. Enfin, le troisième groupe est celui des états psychotiques, essentiellement la schizophrénie et la paranoïa, avec des gens qui peuvent délirer sur un mode persécutif.

Vous évoquez également des cas de dépersonnalisation…

Ce sont des gens coupés du monde, un peu comme s’ils étaient dans un caisson d’isolation ­sensorielle. Le temps, l’espace et surtout la perception de leur propre corps sont perturbés. Si l’on ajoute à cela la consommation de toxiques, on décuple cet effet de dépersonnalisation. Lorsqu’on est dans cet état, un peu comme dans les cas de dépressions graves, on néglige son propre corps, on est dans le déni de la douleur. Certaines personnes peuvent souffrir de blessures ou de maladies sans véritablement le ressentir. Cet état psychique, intermédiaire entre l’état de veille normal et le délire, joue un rôle de protection face au réel. Pour le psychisme, il est préférable de bloquer les informations provenant de l’extérieur plutôt que de souffrir.

Existe-t-il une clinique spécifique pour la souffrance psychique des sans-abri ?

Il n’existe pas de soin particulier pour les SDF, mais un « prendre soin » spécifique. Il faut aller vers, prendre son temps, être présent pour que, lorsqu’une demande émerge, elle puisse être formulée à quelqu’un de connu et non à un quidam quelconque. Toute la difficulté, c’est la continuité des soins. Comment suivre des gens à la rue ? Nous essayons de les ancrer dans un quartier avec l’aide des associations, des services sociaux, des élus, des habitants. Nous pouvons également proposer des hospitalisations séquentielles. Je pense à un monsieur pour lequel un séjour de un mois ne servirait à rien. Je lui ai donc proposé de planifier une hospitalisation de trois jours tous les deux mois. Et il sait que je serai là pour l’accompagner. L’hôpital peut ainsi avoir une fonction préventive, ce qui n’est pas toujours facile à faire accepter aux collègues des services hospitaliers.

Jusqu’où faut-il attendre qu’une situation se dégrade avant d’intervenir ?

Il n’est pas possible de le prévoir. C’est directement lié à la qualité de la relation avec la personne. C’est un peu comme le SAMU social en période de grand froid. Tant que les sans-abri ont conscience de ce qu’ils font, ne se mettent pas en danger et ne demandent rien, nous acceptons leur refus de soin. Mais lorsqu’ils se mettent en danger, on est dans l’obligation d’assistance. Quelqu’un qui, dans son délire psychotique, imagine pouvoir marcher sur l’eau nécessite une intervention. Nous avons alors recours aux outils légaux, comme l’hospitalisation sous contrainte à la demande d’un tiers. Mais il est rarissime que l’on ait à emmener quelqu’un de force et nous réalisons chaque année moins de cinq hospitalisations à la demande d’un tiers.

Cette complexité des pathologies nécessite une formation des intervenants ?

L’un des objectifs de cet ouvrage est de sensibiliser les gens au fait qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec une personne sans abri, surtout lorsqu’elle est en grande souffrance psychique. Ce n’est pas parce que l’on pense être bienveillant qu’on l’est forcément. C’est l’une des bases du travail social et du soin. Si l’on ne sait pas repérer à qui l’on a affaire, on peut se mettre en danger et mettre l’autre en difficulté. Je pense à un sans-abri qui, dans ses épisodes délirants, attendait la prochaine navette spatiale de passage. Si, pensant accrocher avec lui, on lui avait donné les horaires, ça n’aurait pas été une bonne méthode car on n’aurait fait que l’enfoncer dans son délire. Bien sûr, les sans-abri sont rencontrés d’abord par les acteurs de première ligne que sont les maraudes du SAMU social, les associations citoyennes, le personnel municipal. Mais quand la question se pose d’une intervention psychologique ou psychiatrique, ils doivent faire appel aux réseaux en place, notamment les équipes mobiles d’accès aux soins psychiatriques, comme celle que je dirige.

Quels conseils donner aux personnes qui interviennent auprès des sans-abri ?

Tout d’abord, ne jamais intervenir seul sur le terrain. Il faut aussi éviter de faire du copier-coller en appliquant une méthode toute faite. Il est essentiel de personna­liser l’intervention, de créer un lien. Il faut également avoir préparé l’aval de l’intervention pour pouvoir proposer des solutions si nécessaire. C’est bien beau de se pencher sur les difficultés des gens, mais si l’on n’a rien à leur proposer, cela peut constituer un message très négatif. Il est en outre important de travailler avec des partenaires tels que les élus, les associations, les services sociaux… On ne peut pas se lancer dans une action auprès des sans-abri de manière isolée. Enfin, plus spécifiquement pour les travailleurs sociaux, il faut veiller à ne pas confondre les rôles. L’assistant de service social n’est pas là pour soigner. En revanche, il peut être un vecteur de soins. Une proposition d’accès aux droits peut comporter en filigrane une démarche de soin.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Alain Mercuel est psychiatre, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Il dirige une unité d’accès aux soins psychiatriques pour les plus exclus : le SMES (santé mentale et exclusion sociale). Il publie Souffrance psychique des sans-abri (Ed. Odile Jacob, 2012). Il est aussi l’auteur de Santé mentale et précarité. Aller vers et rétablir (Ed. Lavoisier, 2011).

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