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Amendement « Creton » : un goulot d’étranglement

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Depuis le vote en 1989 de l’amendement « Creton », un jeune adulte handicapé peut continuer à être pris en charge au-delà de ses 20 ans dans un établissement pour enfants et adolescents s’il n’a pas d’alternative. D’une philosophie généreuse, cette mesure, qui devait être provisoire, bloque la fluidité du système, faute de création de places pour adultes.

Personne ne conteste le bien-fondé de l’amendement « Creton » (1). En permettant à de jeunes handicapés de rester dans leur établissement ou service, même après 20 ans (ou au-delà de l’âge pour lequel celui-ci est agréé), « dans l’attente de l’intervention d’une solution adaptée », il a mis fin aux ruptures de prise en charge liées à l’âge. Jusque-là, les jeunes atteignant l’âge limite de leur institution pouvaient en être exclus même si aucun établissement pour adultes n’était en mesure de les accueillir. Dans un contexte de pénurie de places, les cas dramatiques se multipliaient : certaines familles n’avaient d’autre choix que d’assurer l’entière prise en charge de leur enfant, souvent fortement handicapé, quand il n’était pas envoyé en hôpital psychiatrique.

Voté en janvier 1989 (2) à la suite d’une vaste campagne d’opinion, l’amendement « Creton » a le mérite d’assouplir la transition entre les structures pour enfants et adolescents et celles pour adultes. Mais, alors qu’il était destiné à « faire face aux situations d’urgence » – comme l’indiquait Michel Gillibert, alors secrétaire d’Etat chargé des personnes han­dicapées – en attendant la création de places supplémentaires dans les établissements pour adultes, il est toujours en vigueur… près de 25 ans après sa promulgation. « Le principe de départ était bien sûr très positif et la mesure a d’ailleurs fait l’unanimité, sauf qu’elle devait être temporaire puisqu’elle était accompagnée d’un volet visant à créer des places pour adultes. Or ce volet n’a jamais été mis en œuvre ! », dénonce Jean-Marie Barbier, président de l’Asso­ciation des paralysés de France (APF).

ABSENCE D’ANTICIPATION

L’amendement « Creton » s’est donc installé dans le paysage du secteur du handicap y laissant, au fil des ans, une empreinte de plus en plus visible. Le SIFAS (Service d’insertion, de formation et d’apprentissage spécialisé) est, à cet égard, emblématique. Depuis septembre 2011, environ un tiers des usagers de cet IMPro (institut médico-professionnel), géré par l’AAPEI (Association de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis) de Strasbourg, relèvent de cette mesure (soit 18 jeunes sur 58). « Leur nombre a crû considérablement depuis 2009 du fait du ralentissement des départs des jeunes de notre IMPro vers les établissements et services d’aide par le travail [ESAT] et du blocage de toute sortie vers les foyers et les structures médicalisées en raison d’un manque de places chronique », explique Emmanuel Bessard, son directeur. Le plus âgé des résidents a aujourd’hui 24 ans !

Ce type de situation est loin d’être exceptionnel en Alsace, une des régions les plus touchées. Les jeunes adultes relevant de l’amendement représentaient en 2010 près de 11 % de la population des établissements concernés (3). Autres chiffres préoccupants : la proportion des 24 ans et plus maintenus au titre de l’amendement « Creton » approchait 20 % et dépassait même 30 % chez les jeunes souffrant d’un polyhandicap !

Même s’il existe une grande disparité territoriale, toutes les régions sont concernées : en Rhône-Alpes, par exemple, l’institut d’éducation motrice (IEM) de Villeurbanne (géré par l’APF), qui accueille des jeunes polyhandicapés, compte, comme le SIFAS, un tiers des jeunes au titre de l’amendement « Creton ». Si aucune place en établissements pour adultes ne se libère d’ici à la fin 2016, l’ensemble de la population accueillie se retrouvera sous le coup de cette mesure ! « Désormais, quasiment tous nos jeunes ont plus de 16 ans. Nous en sommes au point où certaines familles espèrent que notre établissement change d’agrément et devienne une structure pour adultes », explique Alphonsine Tysebaert, la directrice.

La congestion du secteur adultes est toutefois à nuancer : ce sont plus précisément les places en foyers de vie, en maisons d’accueil spécialisées (MAS) et en foyers d’accueil médicalisé (FAM) qui font le plus défaut. Dans certains départements, le délai d’attente pour entrer dans ces structures est de sept à huit ans ! « Les places qui se libèrent sont généralement liées à des décès. Or, comme l’espérance de vie des personnes handicapées augmente, il y en a moins… », observe Emmanuel Bessard. La situation est particulièrement tendue pour les jeunes adultes polyhandicapés qui sont, sans surprise, la catégorie dont la proportion de personnes relevant de l’amendement « Creton » est la plus nombreuse – les sorties du dispositif sont en effet d’autant plus tardives que la déficience est sévère. Certains foyers de vie continuent à les refuser « au motif que ce sont des cas trop lourds », déplore Jean-Marc Colin, responsable de l’offre de service à l’APF Rhône-Alpes.

Même les ESAT, qui conservaient jusque-là une certaine fluidité, du fait de réorientations, de départs en retraite anticipée ou de sorties en entreprise adaptée ou en milieu ordinaire, commencent à souffrir : les travailleurs handicapés vieillissants n’ont plus la possibilité de quitter le secteur protégé, faute de places ailleurs. Ce qui freine les orientations des jeunes relevant de l’amendement vers les ESAT. Emmanuel Bessard tempête contre l’imprévoyance des pouvoirs publics : « Il suffisait de regarder la pyramide des âges pour anticiper les difficultés : il était évident que le besoin de places en établis­sements pour adultes augmenterait ! »

UN EFFET BOULE DE NEIGE

Au final, de nombreux jeunes adultes, après quelques années passées au titre de l’amendement « Creton », quittent leur établissement sans solution – non plus à 20 ans, comme avant le vote de la mesure, mais à 21, 22 ou 23 ans… Bien plus, en restreignant le nombre de places disponibles pour les plus jeunes, cet accueil prolongé (4) engorge l’ensemble des dispositifs d’accueil pour enfants handicapés et retarde les prises en charge précoces. « Les places d’IMPro [pour les 14-20 ans] qui sont occupées par les jeunes relevant de l’amendement “Creton” ne vont pas aux jeunes qui viennent d’IMP [instituts médico-pédagogiques, pour les 6-14 ans] si bien que ces derniers sont obligés d’y rester au-delà de leurs 15 ans, ce qui à nouveau empêche les enfants de 6 ans qui sont pris en charge par les CAMSP [centres d’action médico-sociale précoce] d’entrer en IMP », explique Emmanuel Bessard. « L’effet est démultiplié, constate Gilles Joossen, directeur de l’institut médico-éducatif (IME) de Coppenaxfort dans le Nord, géré par l’association des Papillons blancs de Dunkerque. Pour une place qui manque en secteur adultes, trois autres personnes sont touchées : le jeune qui est en attente d’une place adulte, l’adolescent qui devrait accéder à l’IMPro et l’enfant qui est orienté en IMP. » D’autant que, dans certaines régions, comme dans les Pays-de-la-Loire, la possibilité d’accueillir des mineurs en sureffectif – ce qui permettait de maintenir une certaine souplesse – a été supprimée. En l’absence d’un système d’information unique des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), il n’existe pas de chiffres officiels concernant le nombre d’enfants handicapés laissés sur la touche. Mais les listes d’attente, elles, sont bien réelles. « Et elles sont pléthoriques », précise Paul-Sylvain Camo, directeur de l’APF Pays-de-la-Loire.

Au-delà de l’engorgement du secteur, l’amendement « Creton » a pour autre conséquence la coexistence de publics d’âges très divers au sein des établissements. Alors que les besoins ne sont pas les mêmes entre un enfant de 6 ans et une personne de 20 ans, il arrive que cette cohabitation mette à mal l’équilibre de la structure, inadaptée aux jeunes adultes tant au plan des activités éducatives qu’à celui de la prise en charge médico-sociale, de l’organisation des locaux ou du profil des professionnels. « C’est insécurisant, y compris pour les équipes, qui n’ont pas fait le choix de travailler avec des adultes mais avec des adolescents. On n’aborde pas la sexualité de la même façon avec un pré-ado de 13 ans et un adulte de 22 ans », observe Alphonsine Tysebaert. La directrice de l’IEM de Villeurbanne évoque également l’impact des décès sur les professionnels et les jeunes de l’établissement : « Lorsque l’on travaille avec des personnes polyhandicapées, la question de la mort est certes prégnante, mais elle se pose moins souvent avec des adolescents qu’avec de jeunes adultes. » Afin de mieux accompagner les équipes, un partenariat avec une équipe de soins palliatifs a donc été établi.

Même lorsque la cohabitation se passe plutôt bien, comme au sein du SIFAS – qui peut compter sur l’existence de deux lieux bien distincts séparés par plusieurs kilomètres entre les plus jeunes et les plus âgés –, il n’en reste pas moins « difficile de maintenir une dynamique éducative et pédagogique pour les jeunes reçus au titre de l’amendement “Creton” », analyse Emmanuel Bessard. « Alors qu’ils sont considérés comme “en attente”, on peut comprendre que certains soient tentés de décrocher de l’institution alors que, dès 17 ou 18 ans, on a commencé à préparer la suite de leur parcours », précise-t-il. « C’est comme si on maintenait des jeunes bacheliers au lycée au motif qu’il n’y a pas de places à l’université », se désole Marc Marhadour, directeur général de l’Adapei (Association départementale des amis et parents de personnes handicapées mentales) 44.

DES SOLUTIONS AU CAS PAR CAS

D’où la quadrature du cercle : comment désengorger les établissements pour mineurs, dans un contexte de pénurie chronique de places pour adultes, tout en répondant aux besoins de ces jeunes majeurs ? Les agences régionales de santé (ARS) commencent à se saisir du problème. Celle des Pays-de-la-Loire a ouvert une voie en finançant des solutions sur mesure, axées sur l’autonomie et l’insertion socio-professionnelle, qui s’adressent en priorité aux jeunes qui relèvent de l’amendement « Creton » en les sortant des établissements pour enfants et adolescents. L’ARS de Bretagne devrait, au premier trimestre 2013, emprunter un chemin similiaire en lançant, elle aussi, un appel à projets pour des dispositifs à destination de ce public (5).

La plupart du temps, cependant, ces jeunes adultes se voient plutôt proposer des aménagements de prise en charge. Si cette option a le désavantage de ne pas dégager de places pour les plus jeunes, elle est néanmoins indispensable pour répondre à leurs besoins spécifiques et limiter les départs sans solution. Elle s’accompagne souvent d’une adaptation du projet d’établissement qui invite les équipes à repenser leurs pratiques. Afin de mieux prendre en compte les attentes des 15 jeunes concernés (bientôt 23 à la rentrée 2013, sur 72 adolescents), l’IME de Coppenaxfort a réaménagé un local pour créer une unité de vie dédiée à sept jeunes de plus de 20 ans. Géré par deux éducateurs, l’accompagnement vise à développer les liens avec les services d’accueil de jour ou les ESAT de proximité. Après réflexion, les classes externalisées de l’AAPEI dans les collèges et lycées de la communauté urbaine de Strasbourg ont, elles, été réservées aux jeunes du SIFAS relevant de l’amendement « Creton ». Quant à l’Institut d’éducation motrice (IEM) de Villeurbanne, compte tenu de sa nouvelle pyramide des âges, il a dû abandonner les quatre groupes d’âge (12-14 ans, 14-16 ans, 16-18 ans et 18-20 ans) sur lesquels re­posait son organisation, mais a renforcé ses partenariats avec les structures pour adultes (activités communes, accueils temporaires pour quelques semaines ou un week-end…).

Pourtant, les responsables d’établissements sont globalement d’accord : seule la création de places dans le secteur adultes (notamment dans les structures occupationnelles et médicalisées) permettra de remédier durablement à la situation. « Si on ne crée pas de places pour adultes, on aura beau innover avec des dispositifs comme ceux qui ont été créés dans le cadre de l’appel à projets de l’ARS des Pays-de-la-Loire [voir page 31], la situation risque fort de revenir à son point de départ à l’issue des expérimentations », s’inquiète Paul-Sylvain Camo. De fait, le programme pluriannuel de création de places annoncé en juin 2008 a pris du retard. Les associations qui interpellent les conseils généraux et les ARS se voient répondre que l’heure n’est plus à la dépense. « Nous avons fait part de nos difficultés. Or seules quelques places de FAM vont être créées d’ici à 2016. Rien en ce qui concerne les MAS », se désole Alphonsine Tysebaert. « Il n’y aura sans doute pas d’appels à projets de l’ARS concernant le handicap mental adulte avant plusieurs années ! », déplore Emmanuel Bessard.

LA VOIE JUDICIAIRE ?

Pour pousser les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités, l’Unapei prévoit, début 2013, de coordonner une action forte afin de faire reconnaître comme un droit à la compensation du handicap le fait d’avoir une place en établissement pour adultes. Comment ? En soutenant des familles dans un recours en justice contre l’Etat, l’assurance maladie et les conseils généraux qui ne remplissent par leur engagement d’accueil de jeunes adultes handicapés. En ligne de mire : la création significative de places et d’établissements et, à terme, l’abrogation de l’amendement « Creton ».

Même si la procédure peut durer ­plusieurs années, le sujet, brûlant, pourrait revenir sur le devant de la scène.

Quelques chiffres

La proportion de jeunes adultes relevant de l’amendement « Creton » correspond à environ 3 % de la population des établissements pour enfants et adolescents handicapés. Après une baisse entre 1995 et 2001, leur nombre a augmenté de 4 000 à 5 000 entre 2001 et 2006. La mesure concerne surtout les jeunes déficients intellectuels qui représentent près de 80 % de l’ensemble des jeunes relevant de ce dispositif.

En 2006, les établissements les plus concernés par le maintien au titre de l’amendement « Creton » étaient les établissements pour enfants polyhandicapés (13 % des enfants de ces établissements), ceux pour déficients intellectuels (5,4 %), ceux pour déficients moteurs (4,9 %). Il existe néanmoins une forte disparité selon les régions et les départements.

Sources : « Les jeunes adultes relevant de l’amendement Creton » – DREES – Etudes et résultats n° 390 – Avril 2005 ; « Enquête auprès des services et établissements pour enfants et adolescents handicapés » – DREES – Série Statistiques n° 148 – Septembre 2010.

Une procédure bien établie mais une tarification complexe

Toute personne handicapée doit être informée par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) sur les garanties reconnues par l’amendement « Creton » au moins six mois avant la limite d’âge de la structure. Si aucun établissement d’accueil ou service pour adultes correspondant à la notification de la décision d’orientation du jeune adulte handicapé n’est trouvé, une demande de maintien dans les lieux est adressée à cette commission.

Cette dernière, en formation plénière, peut alors prendre la décision de maintenir le jeune dans l’attente qu’une place se libère. Dans ce cas, depuis la circulaire du 9 novembre 2010 (6), il n’a plus droit à une prise en charge intégrale des frais d’hébergement et de soins par l’assurance maladie : même si, sur le terrain, certaines caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) la pratiquent toujours, c’est désormais l’organisme ou la collectivité en charge des frais d’hébergement et de soins dans l’établissement pour adultes notifié par la CDAPH qui doit financer la poursuite de l’accueil dans l’établissement pour enfants. Lorsque le jeune adulte a été orienté vers un foyer d’accueil médicalisé par exemple, le prix de journée est pris en charge par le département et le jeune paie les frais d’hébergement et d’entretien.

Si la circulaire a ainsi permis de régler un certains nombres de problèmes – jusque-là, ni les départements ni les CPAM n’apparaissaient clairement compétentes, ce qui a donné lieu à une abondante jurisprudence et plusieurs circulaires –, elle n’a pas mis fin à toutes les difficultés, en cas de double orientation établissement et service d’aide par le travail/foyer d’hébergement par exemple. L’Unapei a d’ailleurs interpellé la direction générale de la cohésion sociale sur ces questions, sans réponse jusqu’ici.

Notes

(1) Du nom du comédien Michel Creton qui s’est mobilisé pour améliorer le sort des jeunes adultes handicapés.

(2) Dans le cadre de la loi du 13 janvier 1989 qui a modifiée l’article 6 de la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975.

(3) Ce chiffre masque toutefois d’importantes disparités selon les structures : 40 % des établissements n’accueillent en fait aucun jeune au titre de l’amendement « Creton » mais un établissement sur dix en accueille plus de 30 % – une proportion qui est supérieure au reste de la France. Source : Enquêtes PH-ARS Alsace, août 2010.

(4) Si la grande majorité sort du dispositif avant 23 ans, certains jeunes adultes s’approchent de l’âge de 30 ans ou l’ont déjà. Source : « Les jeunes adultes relevant de l’amendement Creton » – Etudes et résultats n° 390 – Avril 2005 – DREES.

(5) A la suite de la publication, en octobre 2012, de l’étude et analyse « Freins à la sortie des jeunes adultes handicapés de plus de 20 ans d’institution pour enfants » commandée par l’ARS et réalisée par le CREAI de Bretagne – Disponible sur www.creai-bretagne.org – Voir aussi notre article du 6-11-12 sur www.ash.tm.fr.

(6) Voir ASH n° 2687 du 17-12-10, p. 43.

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