Si, ces dernières années, les violences conjugales ont été intégrées dans plusieurs législations et plans nationaux, il n’en reste pas moins que la question des enfants exposés à ces violences « est demeurée marginale aux yeux des pouvoirs publics ». Et ce, alors même que la France a signé la convention du Conseil de l’Europe du 7 avril 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, qui énonce que « les enfants sont des victimes de la violence domestique, y compris en tant que témoins de violence au sein de la famille » (1). Partant de ce constat, l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) entend, dans un rapport d’étude rédigé par la sociologue Nadège Séverac et rendu public le 14 décembre (2), attirer l’attention sur cette problématique. Il compte d’ailleurs faire parvenir le document à la ministre des Affaires sociales et de la Santé, Marisol Touraine, à la garde des Sceaux, Christiane Taubira, et à la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, ainsi qu’aux présidents des différents groupes parlementaires, afin de lui assurer une large diffusion.
Selon l’ONED, la question de l’exposition des enfants à la violence conjugale reste peu étudiée. Pourtant le phénomène est bien réel et concernerait quatre millions d’enfants : « une grande majorité des mères violentées rapporte que leur conjoint implique sciemment l’enfant dans les conflits et justifie les violences envers la mère par le comportement de l’enfant », relève Nadège Séverac. Et cette violence au sein du couple n’est pas sans conséquence pour l’enfant, du bébé in utero à l’adolescent : l’enfant exposé (3) à des violences conjugales se développe dans un « contexte néfaste, propice à l’émergence de difficultés, de troubles et de retards. Il est particulièrement exposé au risque de maltraitance. »
En dépit de ces constats, ces mineurs sont peu pris en compte dans le traitement des situations de violence conjugale. C’est notamment le cas lorsqu’ils accompagnent un parent blessé aux urgences ou au commissariat. La plupart du temps, ils ne reçoivent aucune attention spécifique. Le manque de temps et de moyens alloués aux interventions expliquent pour une part ce défaut d’attention. Mais ce sont surtout « la méconnaissance de la problématique, a fortiori dans ses incidences sur les enfants » ou encore la segmentation et le cloisonnement des formes de prises en charge qui en sont à l’origine. D’un côté, les services de protection de l’enfant ayant identifié une situation de violence conjugale « peuvent éprouver des difficultés à travailler cette problématique dans le cadre de leur intervention, considérant qu’elle relève de l’intimité du couple, tandis que le mandat de protection de l’enfance ciblerait exclusivement la relation parent/enfant ». De l’autre, les professionnels associatifs mandatés pour venir en aide aux victimes adultes peuvent avoir des réticences à aborder avec la victime la question des enfants, se refusant « à la culpabiliser de ce que les enfants vivent alors qu’elle-même subit la situation ». Pour l’ONED, « le risque est alors que la violence conjugale, bien qu’identifiée comme facteur de danger, demeure comme une zone aveugle limitant sérieusement la portée de mesures prises pour protéger l’enfant ».
Pour faire face à cette situation, le rapport préconise d’abord une démarche pro-active au stade du repérage. Il « s’agit d’aller au-devant des personnes en difficulté, plutôt que d’attendre une demande de leur part », et de poser systématiquement la question de la violence, explique l’ONED. Cette action se traduira alors différemment selon les missions de chaque professionnel (justice, social, soins, animation, enseignement…). Par exemple, « certaines brigades de protection familiale réexaminent régulièrement les “mains courantes”, et, après évaluation des faits mentionnés, entrent en contact avec la victime pour lui proposer un rendez-vous afin de réfléchir avec elle sur l’opportunité de déposer plainte contre l’agresseur ». Dès cette phase, l’enfant qui accompagne le parent victime doit se voir ouvrir un « espace d’expression » – via, par exemple, la mise à disposition de matériel (jouets, papier, crayons) – et de dialogue. « Il est en effet primordial que l’enfant soit lui aussi reconnu comme étant confronté à une expérience éprouvante, susceptible de générer du mal-être. »
Cette étape doit ensuite être suivie par une démarche d’accompagnement reposant sur une posture globale, l’idée étant d’« aborder la situation de violence conjugale dans sa dimension problématique [tant] pour les adultes [que] pour les enfants ». A cet effet, le rapport souligne l’intérêt de plusieurs outils existants, dont celui dit « roue du pouvoir et du contrôle » (4). Son utilisation permet de travailler avec la victime sur la dimension conjugale et parentale et, en particulier, de savoir où l’enfant se situe, ce qu’il voit, entend, perçoit… Les acteurs de terrain peuvent également s’appuyer sur une brochure relative à « la santé des enfants exposés aux violences conjugales » élaborée par un groupe de professionnels en Haute-Loire, et qui peut être l’occasion d’aborder avec le ou les parents le fait que la violence dans le couple a des effets sur l’enfant, même s’il est très jeune. Egalement mis en avant par l’ONED, l’outil « cycle de la violence » montre le déroulement cyclique de la violence conjugale en quatre phases (climat de tension, phase de crise, phase de justification du conjoint violent et retour à la « lune de miel »), et peut permettre de comprendre comment l’enfant appréhende ces différentes étapes.
L’ONED préconise par ailleurs des actions plus spécifiques lorsque l’enfant et la victime de violences sont placés hors de leur domicile. Là encore, si des démarches d’accompagnement à la parentalité sont souvent menées auprès des femmes victimes accueillies, la prise en compte des enfants est rare. Elle doit pourtant être prévue dès leur arrivée dans la structure, estime Nadège Séverac qui relève que, pour cela, certaines associations ont conçu un livret d’accueil remis à chaque enfant dès son arrivée. A Pau, par exemple, « à partir des dessins des enfants, une illustratrice a décliné trois livrets, adaptés à chaque tranche d’âge – tout-petits, enfants et adolescents », relève le rapport. L’enfant peut alors s’approprier l’endroit, notamment ajouter sur les pages laissées vierges des dessins et photos, et exprimer son ressenti. Au-delà de cette phase, des initiatives particulières doivent être développées à l’attention de ces jeunes. A minima, il importe de leur laisser à disposition des livres, jouets et supports d’activités créatives, mais également de désigner un « référent enfant ». La prise en charge de l’enfant peut se prolonger par la mise en place de groupes « autour d’un jeu ou d’une activité [qui] constitue le cadre propice à des allusions plus ou moins directes à leur situation familiale ou à la violence ». Moyen pour ces derniers de se rendre compte que « d’autres ont vécu la même expérience » et aussi d’exprimer leurs sentiments, y compris ceux parfois confus pour un parent violent. Plus formels, des ateliers de soutien d’enfants peuvent également être instaurés. Ils ne s’adressent toutefois pas aux petits enfants, ni à ceux particulièrement agressifs ou traumatisés (et qui peuvent alors perturber les autres participants). Il peut s’agir d’ateliers dans lequel « l’intervenant se saisit de ce qu’expriment les enfants à l’occasion de l’activité et […] interagit avec eux en tant que collectif, sans interpeller chaque enfant individuellement » (atelier conte, atelier marionnettes…), ou de groupes de parole d’enfants dans lesquels ces derniers « sont davantage individualisés, singularisés, chacun étant en quelque sorte “mis en relief” dans son contact avec les autres ».
(2) « Les enfants exposés à la violence conjugale » – Recherches et pratiques – Nadège Séverac – Décembre 2012 – Disponible sur
(3) Sur le plan sémantique, le rapport privilégie l’expression d’« enfant exposé » – autrement dit celui qui n’est pas protégé – par rapport à celle d’enfant témoin ou d’enfant victime.
(4) Cet outil met en relation, à l’intérieur d’un cercle, l’enjeu de la relation conjugale violente, à savoir le pouvoir et le contrôle, avec les différents leviers de la violence (recours à l’intimidation, à l’isolement…).