Il faisait déjà partie du programme commun de la gauche dans les années 1970, puis des 101 propositions pour la France de François Mitterrand lors de l’élection présidentielle de 1981. Le gouvernement Mauroy a réussi par la suite à instaurer le droit d’association et le droit de participer aux élections professionnelles pour les immigrés, mais le droit de vote aux élections locales, la réforme la plus symbolique, n’a pas abouti.
Essentiellement à cause de l’opinion publique. En 1984, date de la première enquête sur le sujet, un quart seulement des Français étaient en faveur d’une telle réforme. Autant François Mitterrand avait réussi à faire passer l’abolition de la peine de mort face à une opinion majoritairement hostile, autant il est apparu compliqué de faire accepter le droit de vote des étrangers. D’autant que la gauche s’est heurtée, au milieu des années 1980, à la querelle scolaire. Avec le raidissement de la droite, il n’était plus possible de passer en force. Et après la première année au pouvoir, il était très difficile d’engager une telle réforme. C’est pour cette raison qu’un certain nombre de personnes et d’organisations se mobilisent actuellement pour qu’elle aboutisse.
C’est vrai, mais si François Hollande y est réellement attaché, il peut encore chercher un consensus au-delà des lignes classiques gauche-droite. Il est tout de même dans une situation très confortable sur le plan institutionnel. La gauche dispose de la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat et contrôle la plupart des collectivités territoriales. Mais le gouvernement souffre d’une forme de myopie. Il faut savoir que l’abolition de la peine de mort, autre réforme emblématique, n’a été acceptée dans l’opinion qu’à la fin des années 1990. Pour le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales, la situation est bien différente. Depuis 1984, quelle que soit la manière dont on pose la question, la tendance lourde est que de plus en plus de Français y sont favorables. A la veille de la présidentielle de 2012, on atteignait même des proportions de l’ordre de 60 % d’opinions favorables. La société française est de plus en plus tolérante. Mais une partie de nos gouvernants est persuadée que l’opinion y est opposée. Le résultat est que la gauche se tait, comme s’il y avait une gêne à parler de ce sujet, pendant que la droite avance ses arguments. Dès lors, ce sont ces derniers qui se répercutent dans l’opinion publique.
Parmi les 25 pays de l’Union européenne, 9 réservent le droit de vote à leurs seuls ressortissants et 16 pratiquent une forme d’ouverture, dont 4 autorisent l’accès à leurs scrutins nationaux à certains ressortissants étrangers. En Grande-Bretagne, par exemple, les citoyens des pays du Commonwealth ont le droit de vote à toutes les élections. C’est un peu comme si, chez nous, les Algériens disposaient des mêmes droits que les Français. En France, on privilégie la voie de la naturalisation plutôt que de créer une citoyenneté de seconde classe. Ce qui a du sens. Mais ce débat pouvait s’entendre avant que le traité de Maastricht ne dissocie la question de la citoyenneté de celle de la nationalité en ouvrant le droit de vote aux élections locales dans les pays de l’Union à tous les ressortissants de ces pays. Aujourd’hui, la nationalité n’est plus un critère pertinent d’accès au vote. C’est d’autant plus vrai que les droits sociaux des immigrés sont quasiment les mêmes que ceux des Français.
En réalité, ce sont la discrimination et le racisme qui font que ces personnes sont renvoyées à leur communauté. Le droit de vote ne changerait rien à cela. Toutes les enquêtes dont on dispose depuis la fin des années 1990 montrent qu’il existe un alignement très fort à gauche des Français d’origine maghrébine ou africaine. Pourtant, sur un certain nombre de sujets, cet électorat pourrait être sensible au discours de la droite, par exemple sur les valeurs du travail et de la réussite ou sur un certain conservatisme en matière de mœurs. C’est ce que nous avions montré dans notre ouvrage Français comme les autres ? Mais avec les discours autour de l’identité nationale, cet électorat est resté ancré à gauche.
Il existe déjà un droit de vote des étrangers en France puisque les ressortissants des pays de l’Union européenne peuvent voter aux élections locales. On a tendance à l’oublier. Or cela n’a pas considérablement modifié le paysage électoral. Dans l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Institut national d’études démographiques, on s’aperçoit que seuls 28 % des étrangers communautaires vivant en France sont inscrits sur les listes électorales. C’est peu. Le vote des étrangers non communautaires changerait-il les équilibres politiques ? Comme je le soulignais, ils voteraient globalement plutôt à gauche. Mais ils ne se répartissent pas de manière uniforme sur le territoire, et les villes où se trouve déjà une forte proportion d’immigrés et de Français issus de l’immigration sont déjà celles qui votent majoritairement à gauche.
Je crois, en effet, que le droit de vote des étrangers non communautaires pourrait favoriser une meilleure intégration, sans que cela bouleverse les grands équilibres politiques. Les étrangers vivant en France ont le devoir de payer leurs impôts. Avec le droit de vote, ils auraient aussi un droit de regard sur la manière dont cet argent est dépensé. Ils auraient le sentiment d’être reconnus, considérés comme tout le monde. En outre, l’ouverture du droit de vote aurait sans doute un impact sur la vie politique. C’est ce qui s’est passé aux Pays-Bas. Les partis ayant présenté des candidats de différentes origines ont bénéficié d’un gain en termes électoraux. Du coup, tous s’y sont mis. A tel point que, désormais, les Pays-Bas sont en avance en matière de représentation de la diversité au Parlement. Le problème est que, dans le processus d’intégration, il y a deux acteurs : les immigrés et la société. Or la société fixe elle-même les règles. Elle est juge et partie. Au cours des dix dernières années, on a rajouté progressivement des contraintes et des conditions à l’intégration des étrangers en France. Ainsi, dans les années 1970, il était très peu question des valeurs républicaines. Aujourd’hui, c’est le critère permettant de dire si un étranger est intégré ou non. Sans que l’on se pose d’ailleurs la question du respect de ces valeurs par les Français de naissance… D’une certaine façon, ne peut voter que celui qui en est capable. Or le citoyen idéal est un mythe. Et dès lors que l’on pose des logiques capacitaires à exercer le droit de vote, pourquoi les appliquer uniquement aux immigrés ?
On peut, comme dans certains pays, prévoir un critère de réciprocité. C’est-à-dire que ne pourraient voter en France que les ressortissants de pays accordant le même droit aux Français. Mais si l’on attend que tous les pays dont les immigrés sont issus soient eux-mêmes démocratiques, cela risque de durer longtemps. On peut aussi décider de s’en tenir aux seules élections locales. Mais si l’on s’appuie sur l’argument selon lequel on a le droit de vote parce qu’on paie des impôts, c’est également valable au niveau national. En réalité, le problème consiste à définir ce que sont les frontières de la communauté française. En France, traditionnellement, on est dans une conception affinitaire. On est français parce qu’on veut l’être. C’est la conception rêvée de la République. Mais il y a toujours eu une face cachée du nationalisme français, qui exclut plus qu’elle n’inclut. Le débat sur l’identité nationale a ainsi pointé du doigt ceux qui ne sont pas français plutôt que d’essayer d’ouvrir la société.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Docteur en sciences politiques, Vincent Tiberj est chargé de recherche au Centre d’études européennes de Sciences Po. Il a notamment publié La crispation hexagonale : France fermée contre France plurielle, 2001-2007 (Ed. Plon, 2008) et, avec Sylvain Brouard, Français comme les autres ? Enquête sur les Français issus de l’immigration africaine et turque (Ed. Presses de Sciences Po, 2005).