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Retraités à la marge

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L’EHPAD L’Escale, à La Rochelle, héberge 19résidents désocialisés, affectés par des pathologies ou des addictions diverses. L’équipe doit adapter son accompagnement à ces personnes peu âgées, qui ne trouveraient pas leur place dans une structure « classique ».

Une maison de retraite où l’âge moyen des résidents avoisine les 65 ans, c’est chose rare. Un établissement récent qui n’accueille que 19 personnes âgées, ça l’est encore plus. Surtout quand ces 19 « jeunes » résidents présentent un niveau de dépendance élevé. Le public de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) L’Escale (1), à La Rochelle, est bel et bien particulier : il s’agit de personnes dont le parcours de vie est caractérisé par une désocialisation, des pathologies psychiatriques installées, des difficultés sociales, des addictions. Beaucoup ont navigué entre la rue, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), les maisons-relais, voire la psychiatrie, avant d’atteindre 60 ans, âge auquel ces structures ne peuvent plus les accueillir. Tous bénéficiaires de l’aide sociale, ces résidents ne trouvent pas leur place dans des maisons de retraite « classiques ». « Les EHPAD ont du mal à les intégrer. Il y a un sentiment de rejet réciproque entre les résidents et ces personnes qui revendiquent leur marginalité et leur indépendance – mais qui ont finalement besoin de l’aide d’un tiers », explique Serge Thomas, directeur général de l’association L’Escale.

En matière de prise en charge des personnes en difficulté, cette association rochelaise a acquis une grande expérience. Depuis 1951, elle a successivement ouvert, en Charente-Maritime et dans les Deux-Sèvres, des accueils de nuit et de jour, des CHRS, un restaurant social, un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, un service d’hospitalisation à domicile, un autre de soins infirmiers à domicile ou encore un accueil de jour Alzheimer. Son directeur général a dès lors estimé qu’elle avait les épaules assez solides pour porter une structure innovante destinée spécifiquement au public marginalisé âgé. « L’idée de créer un établissement dédié, en milieu urbain, a germé en 2005 et le dossier a été déposé au comité régional de l’organisation sociale et médico-sociale en avril 2007, retrace Serge Thomas. Nous disposions d’un ancien hôtel particulier que nous pouvions transformer en petite unité, et nous avions la chance de pouvoir nous appuyer sur les différents services de l’association. Restait à recueillir les avis favorables de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales et des caisses d’assurance maladie régionale et nationale. Ces dernières ont tiqué sur la taille de la structure, car la norme actuelle des EHPAD est de 55 places. » Mais Serge Thomas s’accroche à son projet, convaincu que les particularités du public imposent un établissement avec un nombre restreint de lits.

EN 2010, DES DÉBUTS COMPLIQUÉS

Une fois le feu vert obtenu, l’association se heurte à un nouvel obstacle : l’âge des résidents. « Les premiers inscrits dépassaient à peine les 50 ans, et n’entraient donc pas dans les critères habituels. Mais les personnes à la rue vieillissent plus vite que les autres, et leur état de santé était si dégradé par les addictions et le manque de soins qu’une prise en charge médicalisée se justifiait. » Finalement, le conseil général de la Charente-Maritime accorde des dérogations et finance les coûts liés à l’hébergement et à la dépendance, tandis que l’agence régionale de santé prend en charge la partie soins – soit un prix de journée de 68 €. En septembre 2010, après deux ans de travaux, l’EHPAD L’Escale ouvre au centre-ville de La Rochelle.

La vie quotidienne dans l’établissement n’est pas un long fleuve tranquille. Comment gérer les addictions ? Comment « animer » ce public qui a perdu toute motivation ? Comment faire respecter les nécessaires règles de vie ? Les débuts se révèlent compliqués. En dehors de la chef de service et d’une aide-soignante, l’équipe d’origine jette rapidement l’éponge. « Les premières entrées se sont peut-être effectuées de manière trop rapprochée. Les résidents étaient tous nouveaux en même temps et, de notre côté, nous étions également novices auprès de ce public », reconnaît Chantal Gesbert, aide-soignante. De fait, les anciens sans-abri sont des résidents difficiles à gérer, cumulant souvent les pathologies, dont des affections neuro­psychiatriques et des troubles du comportement. Beaucoup souffrent également de dépendance alcoolique, ce qui peut les rendre violents verbalement, voire physiquement. « J’ai appris avec le temps à instaurer une relation ferme mais compréhensive, poursuit Chantal Gesbert. Même s’ils sont alcoolisés, je ne suis pas là pour les juger. Etre en maison de retraite, c’est un changement de vie radical pour eux qui connaissaient la “liberté” de la rue. Il faut leur donner leur chance. »

UN RECADRAGE FRÉQUENT INDISPENSABLE

Aujourd’hui, l’équipe est stabilisée. Elle réunit deux aides médico-­psychologiques (AMP), une aide-soignante, deux infirmières (1,3 équivalent temps plein), cinq agents de service général, une animatrice à mi-temps et un médecin coordonnateur à temps partiel. S’ajoutent la chef de service et une secrétaire. Leur mot d’ordre : « adaptation ». Car il faut tenir compte des habitudes de vie particulières ancrées depuis longtemps chez ces personnes ayant vécu à la rue « Elles n’ont, par exemple, plus l’habitude de se laver et n’en voient souvent pas l’intérêt, résume Claudie Facon, chef de service et ancienne infirmière. Sauf en cas d’incontinence, on commence par leur proposer une toilette une fois par semaine, puis deux, pour ne pas les braquer. Mais cela reste de la vie en communauté et il n’est pas acceptable qu’une personne sente mauvais en salle à manger. »

Les contraintes de la vie en collectivité sont difficiles à intégrer pour ce public ­particulier. « Nos résidents ont tendance à jeter des papiers dans les couloirs et à laisser de la nourriture dans leur chambre. Il faut souvent les recadrer car autrement l’EHPAD deviendrait vite invivable », précise Claudie Facon. Des comportements visant parfois à manifester un mécontentement. « Quand ils sont valides, nous leur demandons de ramasser leurs mégots, ce qui n’est pas forcément accepté, car ils n’ont plus l’habitude de suivre des règles, illustre Carlos de Oliveira, l’un des deux AMP de l’institution. C’est pourtant dans l’objectif de préserver leur autonomie et de les réinsérer – même à leur âge, c’est possible ! Nous sommes là pour les aider, les accompagner dans la vie de tous les jours. Ils vivent dans la société et c’est à nous de faire en sorte que cela se passe le mieux possible. »

De la poche de la blouse de Carlos de Oliveira dépasse un paquet de cigarettes. Il n’est pas fumeur, mais c’est lui qui garde et comptabilise les cinq cigarettes quotidiennes auxquelles les résidents ont droit. Une contrainte un peu infantilisante et pourtant nécessaire. « On ne devrait pas limiter leur consommation mais c’est une question de budget. Si on leur laisse leur paquet, ils le fument tout de suite et doivent attendre que soit débloqué l’argent de leur tutelle. » Neuf résidents sont des fumeurs réguliers. Ils fument dans le jardin, à horaires fixes (11 heures, 13 heures, 15 heures, 17 heures et 19 h 15). « Cela fait un temps de rencontre, donne des repères et évite les jalousies », pointe l’AMP. La sortie hebdomadaire dédiée à l’achat de cigarettes au bureau de tabac du port est d’ailleurs celle qui remporte le plus de succès. « C’est vraiment un moment important, insiste Maryline Bussy, animatrice à mi-temps. L’une des résidentes sait que nous y allons toujours le mardi après le goûter, et elle est si pressée qu’elle débarrasse toutes les tables pour être sûre que nous partions bien à l’heure. »

UN PUBLIC DIFFICILE À MOTIVER

Le travail d’animation doit, lui aussi, être adapté à ce public pas toujours réceptif. « Dans l’autre EHPAD où je travaille, je suis très attendue, raconte Maryline Bussy. A L’Escale, en revanche, j’ai beaucoup de mal à motiver les résidents. » Au programme : des jeux de mémoire à l’oral (beaucoup étant analphabètes), des parties de fléchettes ou de chamboule-tout, ou encore des sorties dans un parc. « La difficulté est qu’ils n’aiment pas parler d’eux. Ils sont très pudiques sur leur passé et ne savent pas vraiment, au fond, ce qu’ils aiment ou pas. De plus, ils ont du mal à s’entendre. Les activités de groupe sont donc très compliquées. »

De fait, si les résidents partagent un parcours de vie chaotique, ils n’ont pas tous la même histoire ni le même profil. MonsieurR. a ainsi sillonné la France avec son sac à dos pendant vingt ans ; MadameT. était battue par ses enfants alcooliques ; Monsieur F. a été retrouvé dans un taudis enfumé en train de regarder des dessins animés en boucle ; Monsieur A. a passé trente ans en service de psychiatrie… Beaucoup ont vécu dans la rue et rares sont ceux qui gardent des contacts avec leur famille. De ces épreuves, ils ont tous conservé des habitudes d’indépendance qui ne facilitent pas la vie au sein de l’EHPAD. « Nos résidents ne sont pas habitués à vivre en groupe, ils se disputent fréquemment, confirme Chantal Gesbert. Pourtant, ils ne sont quasiment jamais dans leur chambre mais restent dans la salle à manger à s’observer en chiens de faïence ou à se critiquer. » Les disputes peuvent parfois être violentes. La veille, l’aide-soignante a dû intervenir pour séparer deux résidents qui en étaient venus aux mains. « Quand j’ai tenté de les séparer, MonsieurB. m’a plus ou moins menacée. J’ai rétorqué : “Je n’ai pas peur de vous, monsieur !”, et ça l’a calmé. J’ai appris à réagir face à ces comportements. » Lors d’incidents de ce type, la chef de service prend le relais et convoque le résident incriminé dans son bureau, où il reçoit, le cas échéant, un avertissement. « Nous avons un règlement et il faut bien le suivre, précise Claudie Facon. Ce n’est pas parce qu’on est dans un EHPAD particulier qu’on peut laisser faire n’importe quoi. J’ai déjà dû renvoyer un résident pour des problèmes de drogues et de vols, et je suis sur le point de le faire pour un autre. Dans ces cas-là, c’est que nous sommes allés au bout de nos efforts. Mais en général, la crainte de l’exclusion suffit. Les résidents se plaignent souvent, mais finalement ils n’ont pas envie de partir et sont plutôt rassurés de vivre dans un endroit stable où ils pourront rester “jusqu’à la fin”. »

La gestion de l’addiction alcoolique, fréquente chez les résidents, constitue une autre difficulté pour l’équipe. A l’intérieur de la structure, seul est autorisé un quart de vin, servi à table à quelques résidents – avec l’accord du médecin coordonnateur. Mais pendant la journée, tous sont libres d’aller et venir dans La Rochelle, et certains ne se privent pas de faire la manche ou de dépenser leurs maigres subsides au café ou au supermarché pour du vin en bouteille plastique à 1 € le litre. Il est interdit, en revanche, de ramener de l’alcool à l’Escale. « Monsieur W. a essayé de le faire, mais nous le lui avons confisqué. Alors il trouve des cachettes dans la rue pour ses bouteilles, ou les vide toutes avant de rentrer », explique Claudie Facon. Tous doivent être de retour pour le repas et la distribution de médicaments, mais certains rentrent parfois passablement alcoolisés. « Sur 19 résidents, un seul ne respecte pas l’horaire. Il s’alcoolise trop et perd la notion du temps. Quand il ne rentre pas de toute la nuit, nous appelons les urgences, où il a généralement atterri. »

Pour éviter les conflits, les résidents alcoolisés à l’excès sont isolés dans leur chambre, où un plateau repas leur est servi. « On en reparle plus tard avec eux », précise Claudie Facon. Certaines personnes ont cependant réussi à diminuer leur consommation, et une poignée a même entrepris une démarche de sevrage. Mais avec ce public fragile, les réussites ne sont pas toujours durables. A l’image de ce monsieur de 57ans, entré à L’Escale après une cure. « Il allait bien, et s’habituait au lieu. Et puis, d’un coup, il s’est remis à boire. Nous avons fait intervenir le médecin coordonnateur, le médecin traitant, mais il est ivre tous les jours. »

DES SOUTIENS EXTÉRIEURS INSUFFISANTS

Pour soutenir les professionnels, des psychologues interviennent cinq fois dans l’année afin d’animer un groupe d’analyse des pratiques. « Parfois, on se sent démunis vis-à-vis de certains résidents, et ces séances permettent de nous aider dans nos difficultés. C’est un public dont il faut gagner la confiance et, en même temps, face auquel on ne peut pas montrer nos faiblesses », atteste Julie Rufin, agent de service général. Les personnes accueillies au sein de l’établissement bénéficient elles aussi d’un suivi, si elles le désirent. Une équipe mobile de psychiatrie de La Rochelle se déplace régulièrement dans l’établissement et un partenariat a été établi pour les problèmes d’alcool avec le centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Des soutiens qui demeurent néanmoins insuffisants pour une équipe confrontée à une population si particulière et pas toujours formée à cet effet. Selon Carlos de Oliveira, « il faudrait davantage d’ac­compagnement psychologique et d’interventions de spécialistes en addictions pour les résidents ainsi que des formations pour le personnel, qui ne sait pas toujours réagir en cas de crise. »

En dépit de ces difficultés et de la lourdeur des prises en charge, l’association L’Escale semble avoir tenu son pari. L’établissement a d’ailleurs été à deux reprises récompensé par la Fondation de France. « Plus je travaille à leurs côtés, plus je suis convaincue que ces personnes âgées n’ont pas leur place dans un établissement classique », constate Claudie Facon. Et même si les contraintes de la vie collective pèsent sur les résidents, ils en retirent des bénéfices indéniables. « Quand on s’occupe des gens, ils vont forcément mieux, pointe la chef de service. Les personnes âgées ont trouvé ici un domicile chaleureux, où elles ont des repères et sont stimulées. » Exemples avec Monsieur D., qui parlait à peine en arrivant et qui maintenant raconte des blagues ; ou Madame F., qui était presque une sauvageonne et vient à présent spontanément saluer les visiteurs ; ou encore le résident le plus jeune, arrivé en chaise roulante, qui peut de nouveau marcher et n’a plus de problème d’incontinence. Plus prosaïquement, ces grands marginaux mangent aujourd’hui à leur faim et se plaignent même des menus, vivent au chaud, et n’hésitent pas à demander la climatisation en été ! Parmi les femmes, souvent très négligées à leur entrée, certaines réclament désormais des coiffures et des manucures. Autre petit bonheur, mais pas des moindres, on fête à L’Escale tous les anniversaires – au jus de pomme –, ce qui n’était pas arrivé à la plupart des résidents depuis de longues années.

Du côté des tutelles aussi, on se félicite de la réussite de l’EHPAD. « Ce projet original est remarquable car il répond à un vrai besoin, atteste Gérard Récugnat, délégué territorial de l’agence régionale de santé de Poitou-Charentes, financeur du forfait soins de l’institution. Auparavant, nos services essayaient d’apporter aux personnes âgées sans domicile fixe des réponses au cas par cas, et nous avons fait face à des échecs. Par son savoir-faire et la complémentarité de l’EHPAD avec les autres activités de l’association, L’Escale offre un excellent pilotage. Dans l’idéal, il faudrait ouvrir d’autres établissements pour ce public, même s’il y a aussi d’autres urgences. Il est également nécessaire de renforcer le lien entre le secteur sanitaire et le médico-social pour répondre à toutes les problématiques qui se posent. »

Notes

(1) EHPAD L’Escale : 14, rue Saint-Louis – 17000 La Rochelle – Tél. 05 46 50 25 25 – escale@worldonline.fr.

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