Le mot lui-même, dans le sens d’un espace périphérique autour des grandes villes, remonte au XIXe siècle. Mais sa diffusion dans le langage courant s’est faite surtout à partir des années 1960. A cette période, démarre un mouvement de métropolisation des périphéries urbaines. La classe moyenne devient majoritaire et l’ascenseur social fonctionne relativement bien. Beaucoup de familles françaises veulent résider dans un pavillon. C’est aussi à ce moment-là que la notion de banlieue apparaît dans les statistiques publiques pour désigner les secteurs d’habitat concentré, avec au moins 40 % de la population active dépendant de la ville-centre. Autour de Paris, cela représente une couronne de 10 à 15 kilomètres au plus.
Médiatiquement, on a tendance à les réduire aux grands ensembles où vivent les populations pauvres. On ne parle jamais de Neuilly-sur-Seine comme d’une ville de banlieue… Nous souhaitions montrer que, au contraire, la banlieue est plurielle. Elle se caractérise par un ensemble de populations, d’habitats, d’activités. Elle peut être ouvrière, aisée ou habitée par la classe moyenne. Elle comporte un certain nombre d’activités de services et industrielles, ainsi que des zones de loisirs. Elle intègre même des morceaux de nature importants. Elle apparaît ainsi comme une mosaïque urbaine constituée de territoires et d’espaces identifiés en termes d’activités et de populations.
Dans notre ouvrage La ville au risque du ghetto, nous avions montré que la fragmentation du tissu urbain est en effet plus marquée aujourd’hui qu’il y a une trentaine d’années, sous les effets conjugués de la mondialisation et de la métropolisation. On croyait, il y a encore quelques années, que la mondialisation aboutirait à une homogénéisation des populations, de la consommation, de la culture. C’est vrai, mais cela ne touche que 4 % de la population mondiale. La mondialisation se traduit en réalité par des fractures. Des habitants des banlieues, constatant que l’ascenseur social ne fonctionne plus aussi bien qu’avant, partent vers le périurbain pour s’éloigner des populations les plus pauvres. Ils ont ainsi le sentiment de s’éloigner aussi socialement. Ce mécanisme existe également au sein des zones urbaines sensibles. Dans le quartier de la Californie, à Nancy, il existe une tour qui fait figure de repoussoir pour les autres habitants qui, du coup, se sentent moins stigmatisés. La ville constitue cependant un continuum qui va des populations les plus aisées aux plus défavorisées, même dans les beaux arrondissements de Paris.
Grâce à l’Observatoire national des zones urbaines sensibles, créé en 2002, nous avons en effet pu observer une accentuation de cette ghettoïsation à la fin des années 2000. Il y a eu ensuite un coup d’arrêt, puis le mouvement a repris voici un an ou deux (1). De plus en plus de personnes défavorisées, qui n’ont pas le choix d’habiter ailleurs, résident dans les 750 zones urbaines sensibles. Sans compter les nombreux autres quartiers non labellisés touchés par la pauvreté et la fragmentation. En matière de chômage, de délinquance, d’échec scolaire ou de santé, ces secteurs s’enfoncent progressivement. S’il y a une homogénéisation des conditions économiques et sociales, c’est par le bas. Mais ce n’est sans doute pas en imposant la mixité sociale à tout prix que l’on résoudra les problèmes. Peut-être est-il préférable que les gens vivent entre eux dans un endroit où ils se sentent à peu près bien. Il existe une expression pour cela aux Etats-Unis : « Why not the ghetto ? » C’est provocateur, mais cela résume bien le problème.
Les « gated communities » sont assez nombreuses aux Etats-Unis, et c’est l’une des formes urbaines majeures dans les pays d’Amérique du Sud mais aussi en Asie, souvent en raison de l’insécurité ambiante. Il s’agit d’espaces clos, proches de la ville-centre et disposant de toutes les commodités urbaines. Ces enclaves sont encore peu nombreuses en France mais elles se développent, avec des promoteurs proposant des immeubles sécurisés, notamment dans le Sud-Ouest et sur la côte méditerranéenne. On retrouve également ce principe de privatisation de la ville dans le concept de résidentialisation, qui a été l’un des axes forts du programme de renouvellement urbain du précédent gouvernement. On construit ou on rénove des immeubles en les entourant de murs avec un digicode à l’entrée, en espérant que cela réglera le problème de l’insécurité. Mais c’est une vue de l’esprit.
Il y avait déjà eu un mouvement de périurbanisation entre les deux guerres, mais cela n’a réellement démarré qu’à la fin des années 1960 avec la promotion de l’habitat pavillonnaire par l’Etat. Le ministre de l’Equipement et du Logement de l’époque, Albin Chalandon, avait déclaré que toutes les familles françaises pourraient en 2000 résider dans un pavillon. Dès lors, le tissu urbain a progressivement grignoté les campagnes. Ce mouvement se poursuit, et on voit surgir de terre, de plus en plus loin, des lotissements pour satisfaire une classe moyenne qui s’appauvrit. Pendant longtemps, les chercheurs ne se sont guère intéressés à ce phénomène, pensant qu’il ne concernait que la petite bourgeoisie. Depuis, on s’est aperçu que ces territoires ne sont pas socialement homogènes et qu’ils accueillent aussi des populations défavorisées. La question qui se pose est évidemment celle de la soutenabilité sociale et environnementale de ce modèle. Une ville densifiée n’est-elle pas préférable ? Mais ce n’est pas nécessairement en construisant des tours dans les villes que l’on réglera tous les problèmes.
Plus de un milliard de personnes sur terre vivent dans des habitats précaires. C’est la première forme urbaine dans les pays pauvres et émergents, même si certains, comme le Brésil, parviennent à la faire reculer un peu. Et il y a de quoi être pessimistes au vu des énormes réservoirs de populations rurales que comptent notamment la Chine et l’Inde. Actuellement, 50 % de la population mondiale est urbaine mais seulement 40 % en Chine et autour de 30 % en Inde. Si les prévisions se révèlent exactes, 70 % de la population mondiale vivra en ville dès 2050. Où ces populations vont-elles résider ? Dans des bidonvilles, je le crains. En France aussi, les populations défavorisées ne se trouvent pas seulement dans les zones urbaines sensibles mais dans tous les interstices de la ville. On voit ainsi émerger à nouveau des bidonvilles, même si l’on manque encore de données car peu de chercheurs s’intéressent à ce phénomène.
Dès 1968, le philosophe Henri Lefebvre, dans son ouvrage Du rural à l’urbain, montrait que la ville avait tendance à sortir de ses limites historiques pour se dissoudre dans l’urbain. Il désignait ainsi une homogénéisation de la ville en termes de construction mais aussi de comportements. Aujourd’hui, même si vous habitez au fin fond de la Creuse, vous adoptez en général un comportement urbain. Vous disposez d’une voiture, d’un ordinateur, d’un téléphone. Vous n’êtes pas nécessairement obligé d’aller à votre bureau pour communiquer avec votre entreprise ou vos clients. La ville qui se dissout dans l’urbain, c’est aussi la transformation des échelles métriques en échelles temporelles. Lorsque vous voulez aller à Marseille, vous ne dites pas que vous avez 800 kilomètres à faire, mais trois heures de TGV. La ville qui se dissout dans l’urbain, en résumé, c’est un monde de mobilités spatiales, mais aussi rhizomique en raison de nos connexions à des multiples réseaux de communication.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Jean-Marc Stébé est sociologue, professeur à l’université de Nancy 2 et membre du laboratoire 2L2S. Ancien assistant de service social, il publie, avec le sociologue Hervé Marchal, Les lieux des banlieues (Ed. Le Cavalier bleu, 2012).
Tous deux sont aussi les auteurs de La ville au risque du ghetto (Ed. Tec&Doc, 2010).
(1) Voir ce numéro p.5.