Il est 8 heures, rue de la Plaine-des-Bouchers, à Strasbourg, à dix minutes au sud du centre-ville. L’équipe du matin est là depuis peu. Les préparateurs de commandes s’affairent dans l’entrepôt, la première équipe de collecte est déjà partie faire la tournée des supermarchés partenaires. Deux salariés, sur les 15 en insertion que compte la banque alimentaire du Bas-Rhin (1), trient les légumes et mettent de côté les bananes les plus noircies, les tomates défraîchies, les salades flétries. Autour d’eux, des montagnes de pommes de terre de gros calibre sont entassées, livrées récemment par un producteur local qui fait don chaque année de grosses quantités de légumes.
Un peu plus loin dans l’allée sont alignées des bennes où gît du pain dur sous cellophane, récupéré les jours précédents dans les grandes et moyennes surfaces des environs. Ce pain, qui n’est plus comestible, est destiné à être transformé en aliments pour chiens par une entreprise spécialisée. Tout au fond de l’entrepôt, une dizaine de palettes de lait en briques attendent d’être distribuées aux 83 associations conventionnées par la banque alimentaire. Environ 30 % des 2 000 tonnes de denrées collectées proviennent des fonds de l’Union européenne (notamment du lait et des conserves) via le programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD), dont l’existence est menacée depuis plusieurs années (voir encadré page 22). L’Etat français en pourvoit quant à lui 5% – en viandes et légumes – dans le cadre du programme national d’aide alimentaire (PNAA). Ces aides publiques sont complétées par les 300tonnes (15 % du total) issues de la collecte nationale auprès des particuliers, prévue cette année les 23 et 24 novembre. Le reste est récupéré tout au long de l’année chez des producteurs locaux, auprès de l’industrie agroalimentaire (produits secs, congelés ou en conserve, distribués après erreur de packaging ou de commandes) ou de la grande distribution (produits retirés des linéaires avant la date de péremption).
Mais l’approvisionnement, clé de voûte du système, est de plus en plus menacé. Non seulement le PEAD est sur la sellette, mais les grandes surfaces ré duisent elles aussi leurs dons. « Les gens consomment moins, alors les grandes et moyennes surfaces s’adaptent et anti cipent la baisse dans les approvision nements, commente le président de la banque alimentaire du Bas-Rhin, le pasteur Freddy Sarg, également historien et écrivain. Elles ont donc moins de pertes et nous donnent moins. » Pour lutter contre ce phénomène, les prospecteurs de la structure, deux commerciaux retraités bénévoles, recherchent en permanence de nouvelles sources de dons. Alors qu’auparavant les camions de la banque alimentaire ne sillonnaient que l’agglomération de Strasbourg, ils vont aujourd’hui jusqu’à une trentaine de kilomètres pour collecter les invendus. Autre difficulté : « Les grandes et moyennes surfaces sont de plus en plus réticentes à nous donner de la viande. Par sécurité sanitaire, elles préfèrent livrer la SPA… », déplore Coralie Tijou, la directrice. La source est cependant loin d’être tarie, car en donnant à la banque ou aux Restos du cœur (autre réseau national d’aide alimentaire), les distributeurs économisent le coût de la destruction de marchandises arrivées à la date limite de consommation. Ils peuvent en outre défiscaliser 60% de la valeur de ces dons, dans la limite de 5 ‰ de leur chiffre d’affaires.
Si la question de la collecte est cruciale, c’est aussi parce que la demande ne cesse d’augmenter. En cette fin d’année, la banque manque d’ailleurs de quelques denrées stratégiques : café et sucre, confiture, produits secs… Ce qui ne fait pas défaut, en revanche, ce sont le lait et les petits pots pour bébé. « Les gens pensent qu’on a besoin de pâtes ou de produits pour bébé, note Nicolas Maetz, responsable de l’entrepôt, mais en fait, ce que réclament les associations, c’est souvent du café, qui est rare et cher. » Une travailleuse sociale de l’Accueil Kœnigshoffen, une association qui héberge des personnes en stabilisation ou envoyées par le 115, confirme : « Des lasagnes et des poissons surgelés, nos résidents n’en veulent pas, ils trouvent ça mauvais ! En revanche, sans café le matin, les rapports humains sont très compliqués. Mais comme la banque alimentaire ne nous en livre pas ou pas assez, c’est le seul truc qu’on achète… » A la Plateforme solidarité Neudorf, qui vient en aide à des familles démunies dans ce quartier du sud de Strasbourg, on ressent aussi de façon diffuse les soucis d’approvisionnement de la banque, surtout en octobre-novembre, au moment de la soudure, quelques semaines avant la collecte nationale auprès des particuliers. « Nous sommes passés cette année de 130 à 160 foyers bénéficiaires, soit de 300 à 400 personnes environ, explique l’une de ses responsables. Nos besoins augmentent. Or la banque nous fournit moins de choses. Nous avons été contraints de demander aux assistantes sociales de secteur de ne plus nous envoyer personne. »
L’ensemble des produits collectés représente 5 millions de repas servis dans les associations bénéficiaires – souvent des entreprises et des chantiers d’insertion, mais aussi le Secours populaire, la Croix-Rouge, Caritas, des cafés d’accueil pour sans-domicile fixe – et 14 000 personnes soutenues chaque mois via les épiceries sociales ou des colis alimentaires. La banque alimentaire du Bas-Rhin estime à 7 millions d’euros la valeur marchande des produits qu’elle rassemble chaque année, sachant que les associations bénéficiaires lui reversent 3 % de cette valeur, qui représentent environ 30 % des 740 000 € de son budget. A cela s’ajoutent 10 % de dons de parti culiers ou d’entreprises et, surtout, 60 % de financements publics (Fonds social européen, soutien de l’Etat au chantier d’insertion, subventions du conseil général et de la ville de Strasbourg). Des financements publics qui restent stables, assure Coralie Tijou, à l’exception de la part européenne, qui diminue progressivement (- 6 % ces dernières années). Outre sa directrice, ingénieure agroalimentaire et titulaire d’un master en économie sociale et solidaire, l’équipe encadrante de la banque alimentaire comprend quatre salariés dont deux en CDD Claudia Sigwalt, encadrante technique et responsable adjointe de l’entrepôt, et son supérieur Nicolas Maetz, également ingénieur agroalimentaire, Albertine Agnimel, responsable administrative chargée des relations avec les associations bénéficiaires de l’aide alimentaire, et Marie Heckmann, conseillère en économie sociale et familiale (CESF).
Alors que la matinée est bien entamée, à l’avant de l’entrepôt, dans la petite chambre froide, Manuel Adolf, l’un des salariés du chantier d’insertion, trie par dates limites de consommation les produits frais qui viennent d’arriver. Il est aidé par deux bénévoles réguliers de la structure, parmi lesquels une ancienne salariée dont le contrat d’insertion est arrivé à échéance et qui n’a pas encore trouvé d’emploi ailleurs. « Manu » a 36ans et travaille à la banque alimentaire depuis neuf mois. Il est à mi- parcours de son second contrat de six mois, renouvelable quatre fois. Ici, comme dans tous les chantiers d’insertion, la durée maximale d’emploi est de deux ans, sauf pour les plus de 50 ans, qui peuvent rester cinq ans. La durée du travail est de 24 heures hebdomadaires, payées au SMIC horaire. Manuel Adolf gagne donc 742 € par mois, un petit salaire complété par le revenu de solidarité active (RSA), soit 900 € environ au total. « Avant, j’étais inscrit dans une boîte d’intérim mais je ne trouvais rien. Je n’avais pas d’expérience et pas de permis de conduire. C’est Pôle emploi qui m’a trouvé ce boulot. Le travail n’est pas dur, il ne faut pas avoir bac + 2 pour y arriver, l’ambiance, ça va, mais je continue à chercher à côté… »
Afin de pourvoir ses contrats uniques d’insertion, la banque alimentaire passe par Pôle emploi mais aussi par certaines associations partenaires ou par les centres communaux d’action sociale. Pour être candidat, il faut bénéficier du RSA, être travailleur handicapé ou avoir plus de 50 ans ou moins de 25 ans et habiter en zone urbaine sensible. « Mais nous avons dépassé notre enveloppe “Etat”, déplore Coralie Tijou. Du coup, nous ne pouvons plus recruter que des “publics conseil général”, c’est-à-dire uniquement les bénéficiaires du RSA. Or, quand on recrute sur la motivation et le projet professionnel, il est dommage de devoir trier les CV en fonction de ce seul critère. C’est compliqué ensuite d’avoir une hétérogénéité de publics, alors que c’est ce que l’on recherche. » Les personnes en insertion sont en majorité des hommes âgés de 25 à 58ans. La moyenne d’âge est plutôt élevée, à l’image de Marc Staudinger, 49ans, ancien représentant en surgelés. Il a atterri à la banque alimentaire après des missions d’intérim et deux ans de chômage. Son but : se servir de ce travail de chauffeur-livreur comme d’un tremplin pour accéder à d’autres postes similaires. « Pas facile, confie-t-il, parce que les employeurs ont une mauvaise image des salariés en insertion. Ils pensent tout de suite qu’on a des problèmes. Mais j’ai bientôt quinze jours de période d’essai chez un patron. Si j’obtiens une promesse d’embauche derrière, la banque alimentaire me finance une FIMO » (formation initiale minimale obligatoire pour le transport routier de marchandises).
Ces salariés sont ici de passage, en phase « de construction ou de reconstruc tion ». Pour Claudia Sigwalt, la cohésion de l’équipe est bonne, malgré les difficultés qui surgissent parfois entre salariés et bénévoles. Le regard pétillant et la voix posée, la responsable est là depuis un an en CDD. « Avant, j’ai travaillé vingt ans pour des supermarchés au service des achats de produits frais. Après un plan de restructuration, je me suis orientée vers le secteur social et je ne voudrais plus en changer. Je préfère travailler pour une cause que pour un chiffre d’affaires ! » Après un passage chez Emmaüs, Claudia a atterri à la Banque alimentaire. « Ici, j’accompagne les salariés dans leur travail. Pour la partie sociale, ils savent que c’est à la conseillère en économie sociale et familiale qu’il faut s’adresser. » Sa mission consiste à (ré) apprendre aux salariés en insertion à respecter les règles d’une entreprise : arriver à l’heure au travail, ne pas faire d’erreurs dans les préparations de commandes, travailler en équipe, etc. Parfois, il est nécessaire « de répéter quatre, cinq fois les choses », voire « de mettre les procédures par écrit pour que ce soit mieux compris ».
Epaulée par Marie Heckmann, elle prend aussi en charge la formation. « Les personnes embauchées n’ont pas forcément d’expérience dans notre secteur. En interne, elles assistent à une formation en hygiène alimentaire, afin de savoir faire le tri, gérer les aliments délicats, comme le poulet ou le steak haché, vérifier les dates de péremption, les emballages, l’aspect visuel des aliments… » Elles peuvent également participer aux formations « Gestes et postures » et, pour certaines, passer le certificat d’aptitude à la conduite en sécurité d’engins élévateurs (CACES). « Ce n’est pas une obligation, précise Claudia, mais c’est un plus sur leur CV pour trouver du travail par la suite. » Les salariés étrangers sont, eux, incités à suivre des cours de français sur leur temps de travail.
De son côté, Marie Heckmann, présente dans la structure deux journées par semaine, rencontre régulièrement les salariés. Ses missions : identifier les problématiques périphériques à l’emploi (logement, santé, etc.); accompagner les salariés dans leurs démarches administratives; participer avec les encadrants techniques à leur parcours en leur proposant des formations professionnelles adaptées. Arrivée en septembre, Marie Heckmann bénéficie d’un CDD jusqu’à la fin décembre. « J’essaie de trouver des financements pour la reprendre à temps plein, souligne Coralie Tijou. La personne qui occupait son poste avant était aux 35heures, ce qui lui permettait d’intervenir en plus auprès des associations bénéficiaires pour animer des ateliers cuisine, équilibre nutritionnel, hygiène et sécurité alimentaire, gestion de budget… Actuellement, ce sont deux bénévoles qui assurent ce travail. »
Si la structure repose sur ses salariés, permanents ou en insertion, comme les autres banques alimentaires en France, elle ne pourrait pas fonctionner sans l’aide de bénévoles, pour la plupart retraités. Ces derniers sont présents au conseil d’administration, à l’image du président Freddy Sarg, mais aussi comme comptable, directeur des ressources humaines, commerciaux, chauffeurs-livreurs ou préparateurs de commandes. La difficulté, pour les encadrants, est de créer une cohésion entre la vingtaine de bénévoles réguliers, présents souvent depuis des années, et des salariés de passage. « On s’adapte », sourit Alfred Ritter, bénévole depuis quinze ans. Ancien cadre bancaire, ce septuagénaire n’échangerait son poste de chauffeur-livreur, deux matinées par semaine, pour rien au monde. « J’aime conduire, et puis ce qui me plaît à la banque alimentaire, ce sont les échanges avec des gens que je n’aurais jamais rencontrés dans mon univers social ou professionnel. J’écoute beaucoup, je transmets parfois mon expérience, ça m’enrichit. » Alfred a pour mission de récupérer de la marchandise soit dans les grandes surfaces en périphérie de Strasbourg, soit chez des industriels. C’est le cas ce matin, où il fait plusieurs allers et retours chez Alsace Lait, à une trentaine de kilomètres au nord de la capitale alsacienne, pour charger des palettes de yaourts à boire en surproduction à la suite d’une erreur de commande. Il s’y rend en binôme avec un salarié en insertion, comme c’est le cas pour la majorité des voyages.
Pour les structures bénéficiaires, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. « La difficulté avec la banque alimentaire, c’est qu’on ne sait jamais vraiment à qui s’adresser. D’ailleurs, on ne fait pas la différence entre salariés et bénévoles, confirme cette responsable associative venue ce jour s’approvisionner directement rue de la Plaine-des-Bouchers. Les personnes changent tout le temps. Une fois qu’on a fait connaissance, hop ! d’autres arrivent. Heureusement qu’il y a Claudia ! Elle, on la connaît ! » Ces prochaines semaines, les associations devraient croiser encore plus de monde. L’effectif de la banque alimentaire passera en effet d’une quarantaine de personnes, salariés et bénévoles permanents confondus, au double, voire plus pour la collecte nationale. Objectif : être présent et récupérer les denrées dans 45points de vente aux quatre coins du département. « Après, quatre semaines de tri nous attendent, note Nicolas Maetz. Ce qui devrait nous amener jusqu’à Noël. Sur la fin, en général, c’est un peu dur, les bénévoles se démobilisent. En dessous de dix personnes au tri, le moral baisse. »
Créé en 1986, le programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD) met à la disposition des Etats membres des matières premières agricoles issues des stocks d’intervention de la politique agricole commune. A la suite d’un arrêt du 13 avril 2011 de la Cour de justice européenne, la Commission européenne avait annoncé pour 2012 une baisse drastique de l’allocation au PEAD – de 500 à 113 millions d’euros. Une solution de compromis avait néanmoins été trouvée à la fin 2011, six Etats membres restant toutefois opposés à la poursuite de ce programme. Malgré ces réticences, la Commission européenne a présenté le 24octobre un projet de création d’un Fonds européen d’aide aux plus démunis (2), plus flexible et couvrant un champ plus large que l’actuel PEAD. Ce fonds serait doté d’un budget communautaire de 2,5 milliards d’euros pour la période 2014-2020 (soit un quart de moins qu’actuellement), prélevé sur le budget du Fonds social européen. Une somme jugée insuffisante par les principales organisations caritatives françaises. La proposition de la Commission a été transmise pour approbation au Parlement et au Conseil des ministres.
(1) Banque alimentaire du Bas-Rhin : 98, rue de la Plaine-des-Bouchers – 67100 Strasbourg-Meinau – Tél. 03 88 40 30 40 –
(2) Voir ASH n° 2781 du 2-11-12, p. 12 et 19.