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« Sur le terrain, les associations de jeunes fleurissent un peu partout »

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Engagement et militantisme seraient en recul, sur fond de montée de l’individualisme… Au contraire, se récrie le sociologue Jacques Ion, qui dénonce dans un ouvrage les discours convenus sur la crise du lien social. Pour lui, les individus, dégagés des grandes appartenances collectives, s’engagent toujours autant, mais selon des formes nouvelles.
L’engagement civique et associatif est-il en baisse, en particulier chez les jeunes ?

On ne dispose pas de beaucoup de chiffres, mais on n’observe pas de recul. Et lorsqu’on regarde la participation des Français à la vie associative, les 18-21 ans sont pratiquement aussi nombreux que les autres groupes d’âge, à l’exception des retraités qui, eux, sont surreprésentés. Je pense qu’il y a même une sous- estimation de la place des jeunes dans le mouvement associatif car ils ne sont pas toujours repérables. En outre, lorsqu’ils sont interrogés, ils ne disent pas forcément qu’ils font partie de structures associatives.

La plainte sur le recul du civisme et de l’engagement ne serait donc pas fondée ?

C’est un discours récurrent. Chaque génération juge la suivante à l’aune de sa propre pratique et a tendance à ne pas voir ce qui se fait de nouveau. Mais il suffit de regarder ce qui se passe sur le terrain pour se rendre compte que les associations de jeunes fleurissent un peu partout. Nous avons mené une enquête dans la région de Saint-Etienne et avons découvert de très nombreuses initiatives dans ce domaine. Les jeunes ne sont pas massivement présents dans les mouvements de jeunesse comme il y a une trentaine d’années, mais leurs engagements civiques me semblent plus nombreux qu’auparavant, sous des formes très différentes de ceux de leurs aînés.

L’injonction actuelle à l’engagement citoyen répondrait, selon vous, à une crise du « vivre ensemble »…

Le discours omniprésent sur la citoyenneté se justifie en effet au nom de la défense du « vivre ensemble ». Mais cela suppose que la société fonctionne principalement au consensus. Or je pense qu’elle repose sur le dissensus, le débat. Le moteur de l’action civique, ce sont les contradictions du monde social. On voudrait qu’il y ait un engagement citoyen fort et, dans le même temps, que les gens participent d’une espèce de communauté idéale sans débat ni opposition. C’est très contradictoire. J’en veux pour preuve que, souvent, l’injonction à s’engager, à être citoyen ne vise que certaines catégories du public. Je pense aux jeunes, en particulier à ceux qui sont issus de l’immigration. On ne demande jamais aux gens bien installés dans les beaux quartiers de faire preuve de citoyenneté. Comme si, chez eux, c’était naturel…

Ce désir de cohésion n’est-il pas lié à la dilution des grands idéaux collectifs ?

C’est en effet caractéristique de la période actuelle. Il y a encore vingt ou trente ans, on fonctionnait dans un système d’opposition de classes structurant pour la société. Aujourd’hui, les gens sont davantage autonomes par rapport aux collectifs d’appartenance qui leur étaient imposés. La conséquence est qu’on nous serine un discours sur le lien social qui m’exaspère profondément, comme si les gens n’étaient pas liés les uns aux autres. Nous essayons de nous accrocher à une vision très homogène de la société – le discours sur la citoyenneté renvoie à la question de l’unité de la nation –, sans voir que, en réalité, nous continuons à être liés les uns aux autres mais pas forcément comme autrefois. Le vide social n’existe pas. Nous sommes de plus en plus reliés de façon horizontale et non verticale. C’est là l’un des effets du processus d’individuation de la société.

Justement, vous dites qu’il ne faut pas confondre individuation et individualisme…

L’individualisme, ou l’égoïsme, c’est un sentiment, un jugement de valeur, un comportement. L’individuation, c’est un mouvement qui touche l’ensemble du corps social. C’est ce processus déjà ancien qui fait que nous sommes de plus en plus autonomes par rapport à nos collectifs d’appartenance familiaux, professionnels, géographiques, politiques, religieux… Ce qui ne signifie pas pour autant que l’on serait plus soucieux de soi et moins des autres. Il n’y a absolument aucun lien entre les dispositions individuelles de chacun et cette mutation de la société. Ce n’est pas parce que l’on est plus autonome que l’on est forcément plus égoïste.

Cette évolution pousserait au contraire à davantage d’engagement…

De nombreux travaux ont montré que chacun est désormais un peu contraint de se définir soi-même, dans la mesure où il ne l’est plus par ses apparte nances et son statut. Nous sommes en quelque sorte obligés de construire notre propre place dans le monde social, de nous inventer nous-mêmes. Et dans ce processus, toutes les expériences associatives, militantes ou encore professionnelles constituent des occasions de nouer des liens en expérimentant notre rapport à la sphère publique et à autrui. On le voit bien chez les jeunes, qui multiplient les expériences. De ce point de vue, le processus d’individuation n’aboutit pas à un renfermement sur soi-même mais, au contraire, à une ouverture sur autrui et sur le monde social. Comme le dit fort justement le sociologue François de Singly, Narcisse ne peut pas être Narcisse sur l’île de Robinson.

Quelles sont ces nouvelles formes d’engagement ?

Je pense évidemment à des mouvements comme les Indignés, Anonymous et d’autres, qui fonctionnent sur une dialectique très particulière entre le « je » et le « nous ». Ils reposent à la fois sur l’attrait des grands rassemblements, avec tout ce qu’ils peuvent avoir de ludique et de fusionnel, et en même temps sur une préservation jalouse de son autonomie par l’individu. C’est très frappant dans la façon dont les décisions se prennent dans ces organisations. Il existe un refus des modalités institutionnelles instituées par la loi de 1901, avec sa pyramide « assemblée générale-conseil d’administration-bureau-président ». Ces aspects formels de la démocratie associative sont bouleversés. Chacun peut participer comme il le souhaite aux prises de décision, et celles-ci sont constamment soumises à une révision possible de la part des membres du groupe. Lors de nos travaux sur les associations de jeunes dans la région stéphanoise, nous avons souvent vérifié que les grands idéaux collectifs n’ont pas disparu mais que les gens se les sont appropriés sur le mode : « Qu’est-ce que je peux en faire aujourd’hui et là où je suis ? » Il existe une volonté de contrôle de l’organisation contrebalancée par un refus de la part de l’individu de tout céder à celle-ci. On comprend que le monde politique et associatif classique ait du mal s’y retrouver.

La vie associative est donc en mutation…

Auparavant, les membres des associations se connaissaient indépendamment des objectifs de leur organisation. Ils pouvaient donc se faire confiance et fonctionner comme s’ils étaient des individus interchangeables. Le grand changement est que, aujourd’hui, les gens se réunissent en vue d’objectifs relativement bien affirmés, mais venant d’itinéraires assez différents. Ils ne se connaissent pas forcément. Du coup, ils sont prêts à fonctionner ensemble par rapport à leurs objectifs, mais beaucoup moins à investir du temps en termes de sociabilité. L’association est de plus en plus un espace fonctionnel que l’on fait vivre dans le but d’obtenir des résultats, alors qu’avant elle était principalement un espace de sociabilité.

Le secteur associatif social et médico-social est-il concerné par ces évolutions ?

Les grandes fédérations de ce secteur, organisées habituellement sur un mode hiérarchique vertical, sont obligées, me semble-t-il, de tenir compte davantage de leurs associations locales. Par ailleurs, on assiste à l’arrivée progressive des usagers dans les structures associatives. Dans le secteur médico-social, par exemple, les associations ont longtemps été dirigées par des médecins, des notables, des parents de personnes handicapées ou malades. Aujourd’hui, on voit les patients eux-mêmes prendre les choses en main. C’est la même chose dans les mobilisations de sans-papiers, de sans-abri, etc. Les personnes concernées s’engagent dans les associations, voire les créent. Cela devrait changer beaucoup de choses et, en termes démocratiques, c’est plutôt positif.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Jacques Ion est sociologue. Retraité depuis peu, il a été directeur de recherche au CNRS. Il publie S’engager dans une société d’individus (Ed. Armand Colin, 2012). Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages sur le travail social, dont un avec Bertrand Ravon, Les travailleurs sociaux (Ed.La Découverte, 2012, édition actualisée).

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