Des enfants suspendus à un possible appel de leurs parents sur le mobile que ces derniers leur ont offert; ou qui reçoivent d’eux des SMS violemment rejetants. D’autres qui téléphonent à leur famille à tout instant : « Tatie ne veut pas me donner de limonade. » Un beau-père qui tente de se faire passer pour un éducateur spécialisé sur Internet. Une adolescente exposée aux aléas de la vie privée de sa mère via Facebook. « La communication directe entre parents et enfants, par le portable ou Internet, “zappe” le tiers que représente le service », ont souligné des pro fessionnels lors des journées d’étude de l’Association nationale des placements familiaux (ANPF) consacrées à ces nouveaux outils (1). En confrontant les travailleurs sociaux et les services à des « logiques d’immédiateté contradictoires avec les missions de médiation qui leur incombent », les technologies de l’information et de la communication (TIC) réinterrogent les notions de « séparation » et de « lien » qui sont fondamentales en placement familial, analyse Hervé Jochum, directeur du centre de placement familial de l’Office d’hygiène sociale à Vandœuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle). Exceptionnels il y a quelques années, les problèmes posés par les TIC se multiplient à vitesse grand V, précise Francine Houillon, chef de service dans la même institution, coordinatrice de l’ANPF pour l’est de la France.
Il ne s’agit pas, pour autant, de diaboliser ces nouveaux outils, ni d’en interdire l’usage aux jeunes accueillis – si tant est que cela soit possible. « Pour un adolescent, ne pas avoir de téléphone mobile peut être vécu comme un marqueur social négatif, qui vient redoubler celui d’être un enfant qui ne vit pas dans sa famille », explique Serge Escots, anthropologue et thérapeute familial. L’objectif n’est évidemment pas non plus de « transformer chaque assistant familial en “geek super connecté” », ajoute-t-il. Mais il y a urgence à ce que les équipes se saisissent des nouvelles questions qui sur gissent pour tenter d’y apporter collectivement des réponses adaptées. Or les familles d’accueil sont souvent livrées à elles-mêmes pour fixer les règles d’usage des moyens modernes de communication, constate Patrick Breton, chef de service à l’unité d’accueil familial de l’association Jean-Cotxet à Paris. Il y a là un véritable paradoxe, fait-il observer, au vu d’une enquête effectuée auprès d’une vingtaine d’établissements ou services de la région parisienne. « L’une de nos missions, si ce n’est la principale, est d’assurer une fonction de mise à distance des enfants d’un milieu qui est censé être carencé, ou un peu compliqué, voire pathogène, et le travail sur la relation à la famille est central dans notre activité. Or, alors que du fait d’Internet et du téléphone portable l’accès aux parents échappe en grande partie à nos services, ces derniers ne se sont pas emparés de cette réalité pour y réfléchir. »
Si les TIC viennent complexifier un peu plus la donne de l’accueil familial, c’est également parce que les placements sont moins longs que par le passé, estime Jean-Paul Kieffer, directeur du centre de placement familial spécialisé Alsea à Limoges. « Nous avons donc intérêt à travailler très tôt le maintien des liens parents-enfant, ce qui passe aussi par l’utilisation des nouveaux moyens qu’ont les intéressés d’entrer en relation. » Ces technologies n’ont pas, à cet égard, que des aspects négatifs. Elles présentent d’indéniables avantages, comme de permettre l’organisation de moments de rencontre entre un enfant et ses parents empêchés d’être présents, qui peuvent converser et se voir par Internet grâce à Skype et à une webcam (2).
« Au-delà des questions liées à l’usage des TIC, il y a toujours, en toile de fond, la problématique de la nature du lien », analyse Frédéric Pion, éducateur au service de placement familial spécialisé de la Croix-Rouge à Besançon. De fait, certains parents vont faire une utilisation raisonnée des nouvelles possibilités qu’ils ont de communiquer avec leur enfant. D’autres, pas du tout. « C’était déjà le cas avec le téléphone fixe ou le courrier : il y a toujours eu des dérapages. » Ces derniers iront-ils croissant ? « A nous de nous en saisir pour travailler ce lien, aider les parents à être à leur place et protéger les enfants, leur faire comprendre dans quel type de relations ils sont avec leur famille – bref, tout ce qu’on faisait déjà habituellement », répond Frédéric Pion. De fait, « sauf à éloigner défini tivement le parent dangereux si l’on ne parvient pas à engager sa participation pour faire cesser le danger, que signifie protéger un enfant ? », s’interroge Serge Escots. En imaginant pouvoir protéger un jeune sans collaborer avec sa famille, « nous construisons des remparts que les ondes sous diverses formes traversent de toute part ». Autrement dit, « le danger parental contenu (soi-disant) par les portes de la famille d’accueil, de l’institution ou de la visite médiatisée revient par la fenêtre de l’ordinateur ».
La pédagogie, tel est bien le maître-mot. Elle passe par l’édiction de certaines règles qui, selon les services, sont fixées de manière générale ou en fonction de la maturité et des troubles de l’enfant confié. Dans l’un et l’autre cas, il arrive évidemment que celles-ci soient transgressées par les jeunes et/ou leurs parents : ce sera une occasion de plus d’y retravailler avec les intéressés. Il en est ainsi d’un sujet épineux entre tous : la possession par les jeunes d’un téléphone portable – « lequel, la plupart du temps, leur est acheté par les parents. Comme tous les parents, ils veulent, pour se rassurer, pouvoir joindre leur enfant à tout moment », commente Jean-Paul Kieffer.
Dans certains services, la détention d’un mobile n’est autorisée qu’à partir de 12, 13 ou 14 ans. Au centre de placement familial spécialisé Alsea de Limoges, il n’y a pas de prescription d’âge. La question est abordée avec les parents au moment de la préparation du placement : « Est-ce que l’enfant a un téléphone portable ? Pensez-vous utile qu’il en ait un ? » Si oui, les intéressés sont informés que, dans la famille d’accueil, les mobiles sont interdits la nuit – on les dépose le soir sur un meuble du salon ou à la cuisine – et que les écrans (télévision, ordinateur, console de jeux) sont bannis des chambres. De plus, même si les jeunes ont un téléphone personnel, les échanges téléphoniques avec leurs parents doivent logiquement avoir lieu dans le service. « Je crois que, de cette façon, l’enfant est plus à l’aise pour leur parler et, de leur côté, les ac cueillants ne se retrouvent pas à devoir gérer les problèmes rencontrés dans les situations très conflictuelles, où les parents sont terriblement blessés que leur enfant soit confié à une autre famille », explique Jean-Paul Kieffer. Ce type d’organisation avec un point-phone dans l’établissement n’est pas toujours choisi, notamment en raison de l’éloignement géographique des assistants familiaux par rapport au service. Pour autant, les parents ne sont pas forcément censés appeler leur enfant sur son mobile : ils se voient souvent proposer des rendez-vous avec lui sur le téléphone fixe de la famille d’accueil.
Quand l’utilisation que font les parents du portable de leur enfant est problématique, cela se sait ou se voit assez vite. Les parents appellent in petto la famille d’accueil ou le service pour réagir à des faits dont, faute de rencontre entre-temps avec le jeune, ils ne devraient pas être déjà au courant. Ou bien l’enfant en parle spontanément à l’assistante familiale, ou encore il le montre à travers son comportement. Pour protéger les jeunes qui sont harcelés par leurs pa rents, le service d’accueil familial du Foyer Charles-Frey, à Strasbourg, a mis au point une stratégie astucieuse. « On ne confisque pas le téléphone que ses parents ont donné à l’adolescent : il leur est possible de communiquer avec lui par ce biais dans une tranche horaire déterminée. Mais, le reste du temps, le jeune peut laisser ce téléphone sur la commode : nous lui en donnons un autre pour sa vie sociale personnelle, à charge pour lui de s’acheter des cartes téléphoniques ou un forfait », explique Marie-Jeanne Brosset, responsable de cet accueil familial. « Nous pouvons ainsi dire aux parents : “c’est le mobile du service, vous n’y avez pas accès”, et travailler à les rendre attentifs au respect des besoins et de l’espace de leur enfant. » Le même esprit de dialogue et de responsabilisation préside aux recadrages de jeunes qui ont un usage inapproprié du mobile ou de l’ordinateur. Il arrive alors que l’assistante familiale et l’éducateur passent un contrat avec l’intéressé, explique Rachel Chrestien, chef de service au centre de placement de la Sauvegarde d’Ille-et-Vilaine. « On en discute avec lui pour qu’il propose aussi ses solutions, c’est- à-dire qu’il soit un peu acteur dans les décisions qu’on va prendre, et il s’engage parce qu’il a signé. Pour certains adolescents, c’est important », souligne-t-elle.
Dans tous les cas de figure, il s’agit de repérer ce qui est en train de se jouer pour aider les jeunes à se protéger. Se protéger de leur famille qui, par le portable ou Internet, peut s’immiscer à tout moment dans leur sphère familiale d’accueil et leur intimité, mais se protéger aussi d’eux-mêmes. La gamme des mauvaises ren contres possibles sur le Web est immense et les adolescents, voire les pré-adolescents qui sont nombreux à fréquenter les réseaux sociaux, doivent savoir qu’il est risqué de trop s’y dévoiler. « Tous ces gamins, qui, à certains moments, ont connu des his toires où ils ont été un peu dans la confusion des places et se sont trouvés exposés à des choses qu’ils n’auraient pas dû voir, n’ont pas acquis un certain nombre d’interdits fondamentaux – c’est bien pour cela qu’ils nous sont confiés », commente Patrick Breton. « L’objectif du travail que nous effectuons avec ces adolescents, grâce à un trajet en famille d’accueil et aux limites qu’on va leur fixer, est de les amener à trouver la bonne distance avec leurs parents et avec la vie en général, c’est-à-dire à s’autonomiser et à pouvoir gérer par eux-mêmes leurs relations familiales, amicales, sexuelles ».
A cet égard, les nouveaux moyens de communication ne changent pas fondamentalement la problématique du pla cement familial. Même si l’accompagnement éducatif des jeunes dans ce domaine requiert l’acquisition d’un certain nombre de compétences techniques quand on est soi-même un « asocial de la Toile », selon l’expression de Patrick Breton. Mais il est au moins aussi important d’introduire de la rigueur et de la clarté dans des notions imprécises ou mal maîtrisées. Certains ser vices ont entamé cette réflexion. D’autres l’ont déjà fait aboutir. C’est le cas du service de placement familial spécialisé de la Croix-Rouge à Besançon, qui s’est doté, dès 2007, de principes d’action concernant l’usage des téléphones portables, puis les a actualisés et enrichis en 2011 pour couvrir aussi les autres technologies de l’information et de la communication.
Ces règles portent notamment sur les rapports du droit de correspondance et des visites médiatisées avec l’usage des mobiles et des TIC. Elles stipulent également que les modalités d’utilisation de ces outils, adaptées à la problématique de l’enfant confié, doivent figurer dans son document individuel de prise en charge. Sur la suggestion d’une assistante familiale, cette réglementation interne se trouve doublée d’une charte destinée aux jeunes et à leurs parents. Il y est, en parti culier, fait mention des risques encourus à porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui et du droit à l’image reconnu aux mineurs. « Nous savons que nous ne gérerons jamais tout et que certaines communications peuvent nous échapper, commente Sandrine Mavon, chef de service éducatif, en citant ces documents. Mais le positionnement, le cadre posé, donne un sens au placement. […] Il donne également aux enfants le message que nous veillons sur eux et que nous intervenons en tiers. »
→ 82 % des 12-17 ans ont un téléphone mobile et 97 % ont accès à Internet à leur domicile.
→ Les 9-16 ans passent en moyenne chaque jour 2 heures sur Internet (un peu plus dans les milieux modestes) ; 5 % d’entre eux indiquent avoir été harcelés en ligne et 17 % avoir harcelé quelqu’un au cours des 12 derniers mois ; 12 % ont déjà rencontré physiquement quelqu’un contacté sur Internet.
→ Près de la moitié des 8-17 ans (plus souvent des filles et des jeunes de milieux populaires) ont un compte sur Facebook; alors que le réseau social est interdit aux moins de 13 ans, 18 % des 8-12 ans sont connectés et disent (97 %) que leurs parents sont au courant; 92 % ont créé un profil sous leur véritable identité et livrent beaucoup d’informations personnelles; 25 % ont été victimes d’insultes, de mensonges ou de rumeurs.
Chiffres tirés des enquêtes du Crédoc (juin 2011), du réseau européen EU Kids Online en France (mai-juin 2010) et de TNS Sofres pour l’UNAF, Action Innocence et la CNIL (juin 2011).
« A quoi sert de séparer les enfants de leurs parents et de mettre en place des visites médiatisées si les jeunes sont en perfusion tous les soirs avec leur famille via le portable ou Facebook ? » Ce genre de question fait partie des sujets de réflexion inédits dont ont aujourd’hui à débattre les acteurs du placement familial. « Même en cas de visites médiatisées, le maintien du contact de l’enfant avec ses parents par téléphone ou par Internet ne pose pas forcément problème », souligne Christophe Seys, vice-président du tribunal de grande instance (TGI) de Rennes. « Dans le cas contraire, il faut interpeller le juge des enfants pour qu’il se prononce avec précision sur ce point – et, s’il ne prend pas position, “taper par la bande” en faisant remonter par le parquet qu’il y a du danger. » De fait, comme en matière de droit de visite et d’hébergement, le juge des enfants, de même que le procureur de la République, peut limiter ou suspendre le droit de correspondance des parents avec leur enfant placé en assistance éducative, « si l’intérêt de [ce dernier] l’exige » (art. 375-5 al. 2 et art. 375-7, al. 4 du code civil).
Or la notion de « correspondance » inclut tous les modes d’échange. « Le juge des enfants a la possibilité de réglementer d’office, dans son jugement, l’utilisation du téléphone portable ou d’Internet, voire de faire supprimer une connexion à Internet, ou bien d’indiquer que les différents moyens de correspondre entre parents et enfants peuvent être contrôlés par le service accueillant » explique Pascal Bridey, juge aux affaires familiales au TGI de Nancy. Si les parents ne respectent pas les règles établies, ils sont susceptibles de voir leurs droits réduits dans le cours de la prise en charge.
Lorsque l’utilisation des technologies de l’information et de la communication apparaît problématique en termes de protection de l’enfance, « il est important que les services de placement l’expliquent dans leur rapport au juge des enfants, en renseignant par exemple une rubrique “correspondance parents-enfant” », insiste Pascal Bridey.
L’autorité parentale comprend le devoir d’éducation et le devoir de surveillance. Lorsqu’un enfant est placé en assistance éducative, ces devoirs sont transférés au service accueillant.
« On pourrait reprocher à des assistants familiaux de laisser un mineur se promener sur Internet sans aucun cadre ni système de contrôle parental », explique Christophe Seys, vice-président du tribunal de grande instance (TGI) de Rennes. « Ce n’est pas le cas, en revanche, si des mesures de protection ont été prises, mais que l’adolescent “bidouille” l’ordinateur à l’insu de ses accueillants », ajoute-t-il.
De la même manière, s’il arrive qu’un jeune mette sur la Toile des informations confidentielles le concernant à partir de l’ordinateur de sa famille d’accueil, cette dernière « ne peut être incriminée, parce qu’il faut faire la preuve de l’intention de divulguer un secret professionnel par la personne qui y est soumise », explique Pascal Bridey, juge aux affaires familiales au TGI de Nancy.
Quelle est la limite du devoir de surveillance ? A-t-on la latitude d’aller chercher des informations dans l’ordinateur utilisé par un jeune pour surfer, ou bien dans son téléphone portable, lorsqu’on pense pouvoir y trouver la cause d’un mal-être chez lui ? « Cela est parfaitement autorisé et peut constituer une intrusion nécessaire pour éviter la “casse” de tout un travail éducatif », répond Pascal Bridey. A contrario, si l’accueillant ne le fait pas alors que l’enfant est en danger, il pourrait voir sa responsabilité engagée pour défaut de surveillance.
Un service peut aussi inscrire des modalités précises d’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans son règlement intérieur, livret d’accueil et/ou document individuel de prise en charge. Il lui est également possible d’interdire à un enfant de prendre son téléphone portable avec lui lors d’une visite médiatisée, notamment pour éviter que l’intéressé soit alors mis en relation avec une personne qui n’a pas le droit de le contacter. « En vertu de leur devoir de surveillance, les services de placement ont aussi la faculté de confisquer le portable d’un enfant », précise le juge Bridey.
(1) «
(2) Skype est un logiciel qui permet de téléphoner par Internet; une webcam est une petite caméra numérique branchée sur l’ordinateur.