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Polyvalence tous terrains

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Enclave française en Amérique du Sud, la Guyane connaît une précarité importante et persistante, et manque de moyens humains pour y faire face. Une situation qui rend la présence des assistantes sociales de secteur aussi nécessaire que leurs tâches sont variées.

Il est 8 h 30, Albérique Victor s’installe dans la pirogue motorisée qui doit la mener à Papaïchton pour rencontrer deux élèves qui lui ont été signalés par leur établissement scolaire. Une heure de vrombissement entre les rives équatoriales du Maroni, et de slalom pour éviter les roches et les bancs de sable qui affleurent en cette fin de saison sèche… « Nous recevons beaucoup de signalements pour carence de soins, explique l’assistante de service social du secteur de Maripasoula, en Guyane française. Mais c’est souvent une question de différence de repères. Nous n’avons pas les mêmes modes d’éducation, cela ne signifie pas forcément maltraitance. Il faut prendre en considération la culture des familles, sans pour autant laisser faire n’importe quoi. »

L’assistante sociale de secteur exerce depuis quatre ans dans cette commune, la plus vaste de France : 18 000 km2 en plein cœur de la forêt sud-américaine, pour seulement 7 600 habitants. Du moins officiellement, car c’est sans compter les nombreux migrants et passagers clandestins pour qui ce petit bout de territoire français isolé sur le continent sud-américain figure un eldorado, au sens propre comme au figuré. « La Guyane est peuplée de plus d’immigrés que de natifs du département », indique Mylène Pauillac, chef du service social départemental (1). Selon une récente enquête de l’INSEE, 42,8 % de la population est née à l’étranger, 13,2 % en métropole et 6,2 % est originaire d’un autre département ou d’une autre collectivité d’outre-mer. L’absence de frontières réelles – les limites de la Guyane à l’est (avec le Brésil) et à l’ouest (avec le Surinam) ne sont matérialisées que par des fleuves – et l’attractivité de l’Etat providence à la française font le reste: « Environ 80 % des familles qui s’adressent à nous n’ont pas de titre de séjour », poursuit Mylène Pauillac.

SAVOIR POSER DES LIMITES

Albérique Victor a choisi volontairement ce poste. « J’ai toujours eu envie de travailler ici. Mon petit côté baroudeuse, peut-être, l’attrait pour les cultures différentes. » Maripasoula est connu pour être le bourg éloigné de tout: de l’administration centrale, de la vie culturelle, des modes de consommation habituels… On y accède par avion, ou après plusieurs jours de pirogue. La vie y coûte plus cher qu’à Cayenne, où les prix sont déjà généralement 30 % plus élevés qu’en métropole. Et les environs sont réputés pour être fréquentés par des orpailleurs clandestins aux mœurs souvent dangereuses. Mais l’assistante de service social n’est pas installée sur place. Elle n’intervient sur le terrain qu’une à deux semaines par mois. Le reste du temps, elle travaille à son bureau du conseil général, à Cayenne. « Je ne pourrais pas vivre ici, la proximité avec les bénéficiaires est trop grande », précise-t-elle.

Albérique Victor a été formée en métropole, l’institut régional de développement du travail social (IRDTS) de Guyane n’ayant été créé qu’en 1998. C’est aussi le cas de sa collègue, Etiennette Sabas, qui exerce depuis trente ans sur la zone littorale, dans le secteur de Mana, ville dont elle est originaire. Elle a très vite su poser des limites : « Quand je suis arrivée, il a fallu aux gens un peu de temps pour comprendre qu’ils ne pouvaient pas m’interpeller dans la rue pour me parler de leur situation ou me tutoyer au bureau, résume-t-elle. Je me suis positionnée et je suis devenue Mme Sabas à la permanence ou lorsque j’interviens à domicile. Je suis très stricte sur ce point. »

En fonction des zones où elles exercent, les assistantes de service social guyanaises ont affaire à des populations très différentes. A Maripasoula, Albérique Victor reçoit beaucoup de familles bonis, une ethnie constituée par les descendants des esclaves marrons du Surinam voisin, installée le long du Maroni. Lorsqu’elle se déplace plus en amont du fleuve, elle part à la rencontre des villages amérindiens wayanas. A Mana, Etiennette Sabas, de son côté, suit davantage de bénéficiaires kalinas (indiens), surinamiens, hmongs…, auxquels s’ajoutent des Haïtiens (troisième minorité du département), des « Anglais » (en fait, des ressortissants anglophones du Guyana) et des Brésiliens. Le plus souvent, lorsque la langue parlée ne fait pas partie de leur éventail linguistique, les assistantes sociales se reposent sur d’autres membres de la famille qui peuvent traduire. Il s’agit souvent des enfants ou des adolescents de la famille, qui ont appris le français à l’école.

UNE GRANDE DIVERSITÉ LINGUISTIQUE

Etiennette Sabas parle un peu de sranan tongo, le créole anglophone des Surinamiens. C’est avec cette langue qu’elle accueille ce jeudi matin les quelques bénéficiaires qui ont fait le déplacement jusqu’à son bureau du littoral. « Normalement, mes permanences ont lieu le lundi à Mana, le mardi à Awala Yalimapo et le mercredi une fois par mois à Javouhey, détaille-t-elle. Le reste du temps, je suis au bureau pour le suivi des dossiers et les démarches à faire ou en déplacement à domicile. » Comme elle sait que ceux qui viennent la voir ont souvent parcouru de nombreux kilomètres, à pied ou en stop, elle s’arrange toujours pour les recevoir et les écouter. Ce matin-là, un jeune homme vient faire une demande de dossier pour la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). « J’ai les formulaires, je les aide à remplir le dossier, résume la travailleuse sociale, mais après je les incite à se rendre à Saint-Laurent, qui se trouve à une trentaine de kilomètres et où la MDPH a une antenne. Parce que je trouve que c’est mieux qu’ils rencontrent directement les services. »

La deuxième visite qu’elle reçoit est celle d’une mère de famille qui a besoin d’aide pour payer le transport de ses cinq enfants scolarisés. A 120 € par an et par élève, cela revient cher. Surtout pour un foyer monoparental (comme un quart des ménages en Guyane) où la maman ne travaille pas. Etiennette Sabas prend connaissance du dossier, discute. « Vous aviez une dette déjà sur le transport de l’année dernière, c’est ça, résume-t-elle. Mais là, vous avez trouvé l’argent et vous l’avez soldée. A présent, vous demandez une aide pour cette année, n’est-ce pas ? » L’assistante sociale pourra faire appel à la commission d’aide financière du conseil général, qui délivre des allocations ponctuelles pour la rentrée scolaire ou des bons alimentaires. « Mais bon, il faut le temps que votre dossier soit examiné, vous comprenez, prévient-elle clairement. Ça prendra peut-être quelques semaines avant qu’une décision soit prise, que vous receviez l’argent et que vous puissiez obtenir la carte de transport. » En attendant, ce matin, trois des enfants sont restés à la maison car le chauffeur n’a pas voulu les laisser monter dans le bus.

Après ces deux entretiens, l’assistante sociale prend le volant de son véhicule de fonction. Les visites à domicile sont un élément central dans l’évaluation des familles qu’elle suit. Ce jour-là, il s’agit de rendre visite à un jeune Surinamien qui a été victime d’un accident de la route il y a deux ans et est resté handicapé. Direction le chemin départemental 9, où le jeune homme de 28 ans habite chez sa mère avec ses jeunes frères et sœurs. Deux d’entre eux sont présents pour l’entretien, ici aussi les cartes de transport n’ont pas été payées… La baraque en bois, propre et installée au milieu d’un agréable jardin, ne dispose ni de l’eau courante ni de l’électricité. Une situation relativement fréquente en Guyane. S’ajoutent des difficultés de renouvellement de la CMU, échue il y a quatre mois et dont le dossier traîne. « Je ne vois plus mon kiné », s’inquiète le jeune homme. Etiennette Sabas envisage avec lui une demande de logement social pour qu’il puisse bénéficier d’un environnement plus adapté à son handicap.

LA PRÉSENCE INSUFFISANTE DES SERVICES PUBLICS

« Nous sommes dans la polyvalence absolue, résume Mylène Pauillac. En Guyane, les assistantes de service social doivent pouvoir répondre à toutes les questions, car bien souvent les administrations et services publics ne sont pas suffisamment présents. » A Mana, cette carence de la puissance publique est peut-être moins flagrante, car les habitants peuvent se rendre en taxi collectif à Saint-Laurent, la sous-préfecture du département. Mais pour les Maripasouliens, une permanence ratée, et il faut attendre le mois suivant… Les représentants de l’assurance maladie ne sont présents que deux à six jours par mois; ceux de la caisse d’allocations familiales, deux à trois jours par mois; ceux de Pôle emploi, trois jours par mois. Et la situation est encore pire dans les autres bourgs de la commune. A Papaïchton, lors de son passage, Albérique Victor a ainsi rencontré un agent de la mairie qui lui a fait part des plaintes des administrés. « La sécu n’est pas venue depuis trois mois, résume Jean-Marie Mangoto. Et la dernière fois qu’on les a vus, ils ne sont venus qu’une journée et n’ont pas voulu me laisser les cartes AME [aide médicale de l’Etat] des bénéficiaires qui étaient absents, et n’ont donc pas pu les retirer ce jour-là. » L’assistante sociale fera remonter l’information, mais il lui est difficile de faire plus. Pour les problèmes d’allocations familiales, elle peut au moins accéder au site Internet de la CAF pour vérifier si des versements sont prévus ou pour connaître l’évolution d’un dossier. « Mais le problème, c’est de trouver la limite, remarque Albérique Victor. On ne peut pas tout faire pour le compte des autres administrations. Nous souhaitons qu’elles soient davantage présentes dans les communes. Si nous faisons les choses à leur place, elles ne remettront pas en cause leur fonctionnement. »

Les demandes les plus courantes formulées auprès des services sociaux concernent des aides financières et l’accès au droit. « Nous suivons beaucoup de dossiers de régularisation administrative, précise Mylène Pauillac, même si très peu aboutissent. » Les ouvertures ou renouvellements de droits à l’assurance maladie sont également légion. « Car beaucoup de personnes dans les zones enclavées n’ont pas leurs droits ouverts, alors même qu’elles sont en situation parfaitement régulière. » Mais à maintes reprises il s’agit juste de demandes de conseil, d’écoute ou d’explications. « Les gens viennent souvent me voir quand ils ont des difficultés avec leurs adolescents, confie Albérique Victor. Ils ont besoin d’une aide à la parentalité. Ils viennent aussi parce qu’ils ne comprennent pas le sens d’un courrier administratif qu’ils ont reçu. » Des demandes en apparence anodines, mais trop fréquemment des droits se retrouvent bloqués parce qu’un document n’a pas été signé ou renvoyé à temps. « Les gens sur le fleuve sont davantage dans une culture de l’oral et ne saisissent pas l’importance des échanges écrits. »

A l’issue d’une demi-journée passée à Papaïchton pour rencontrer les deux jeunes, dont deux heures de transport, Albérique Victor rentre à Maripasoula. Elle a décidé de transférer ces situations. L’une vers le programme de réussite éducative, auquel elle collabore activement et dont elle doit rencontrer cet après-midi même le coordinateur pour la commune. L’autre à l’assistante sociale scolaire de Papaïchton, dont elle vient d’apprendre qu’elle prendra son poste dans les jours qui viennent. De retour à Maripasoula, elle a rendez-vous avec une assistante familiale. Cette mère de famille, qui a actuellement trois enfants à charge, lui explique qu’elle n’a toujours pas été payée pour des accueils de courte durée qu’elle effectue, et qu’elle ne parvient pas à joindre au téléphone l’éducatrice de l’aide sociale à l’enfance (ASE). « Il n’y a que deux familles d’accueil agréées à Maripasoula, alors elles sont très isolées. Je fais le lien entre les familles et l’ASE, qui n’a pas de permanence locale », témoigne l’assistante de service social. Là aussi, les besoins sont bien réels et les familles d’accueil font cruellement défaut. « La difficulté est de trouver des familles qui rentrent dans la norme ASE, qui est évidemment la même qu’en métropole, résume Mylène Pauillac. Nous avons certainement beaucoup de familles qui ont de bonnes capacités éducatives, mais qui ne peuvent offrir, par exemple, une chambre individuelle ou ne sont pas en mesure de passer le test écrit en français. »

UN MANQUE CRUEL DE MOYENS

Progressivement, pourtant, l’action sociale s’étend en Guyane. Des associations d’appui aux enfants et aux adultes handicapés se sont créées. Un SAMU social existe depuis 2004 ainsi que des lits halte soins santé et quelques appartements de coordination thérapeutique. Mais ce n’est jamais suffisant. « Nous manquons cruellement de moyens, souligne Mylène Pauillac. Nous n’avons ni foyer maternel ni foyer de jeunes travailleurs, rien pour les mineurs isolés, et pour les placements judiciaires ou administratifs nous manquons de familles d’accueil. » C’est une véritable course contre la montre car, à mesure que des services se développent, la démographie continue de galoper et les besoins suivent au même rythme. « Certains de nos postes ne sont pas pourvus actuellement, notamment sur le secteur de Saint- Georges de l’Oyapock, à la frontière brésilienne, et sur celui d’Iracoubo, sur le littoral », déplore Mylène Pauillac. A Saint-Laurent-du-Maroni, la population de quelque 35 000 habitants nécessiterait la présence de huit assistantes sociales. Elles ne sont que quatre. « Nous souffrons de toute façon d’un fort turnover du fait des difficultés à travailler sur des zones enclavées et de la mobilité des professionnels. » Malgré la présence d’un IRDTS en Guyane, la demande est tellement forte dans toutes les administrations du département que les nouvelles promotions de travailleurs sociaux ne suffisent pas à répondre aux besoins. « Nous avons aussi des agents qui sont épouses de militaires – l’armée est un gros employeur en Guyane – et qui ne viennent que pour deux ans, puis repartent », ajoute encore Mylène Pauillac. Pour son service, elle demande chaque année de nouveaux postes. Actuellement, elle aimerait en créer sept répartis sur l’ensemble du territoire, et diversifier les compétences. « Nous avons besoin aussi d’éducateurs et de conseillers en économie sociale et familiale. » Comme le fait remarquer Etiennette Sabas, les familles ont en effet souvent des difficultés à planifier les rentrées mais aussi les sorties d’argent. « Il y a quelques années, nous avions élaboré un petit flyer pour informer sur les dépenses spécifiques liées à la rentrée, se rappelle-t-elle. Parce que les gens n’épargnent pas en prévision. On y détaillait le coût d’une année scolaire incluant quelques vêtements, les frais de cantine, de transport, les achats des fournitures scolaires. »

Si le conseil général paraît bien conscient de ces besoins, son budget ploie déjà sous une dépense considérable : celle du RSA, qui concerne 17 % de la population guyanaise… « Et les moyens de notre département ne sont pas à la hauteur, puisqu’ils ne tiennent pas compte de la population sans titre de séjour qui vit ici et continuera d’y vivre », insiste Mylène Pauillac. La charge de travail n’est donc pas prête de s’alléger en Guyane pour les assistantes de service social de secteur. Leur motivation semble néanmoins intacte. « Nous nous débrouillons avec nos faibles moyens et obtenons des résultats qui donnent envie de continuer », positive Albérique Victor. Comme cet enfant atteint d’une affection chronique aux deux oreilles qu’elle est parvenue à faire partir à Cayenne, en famille d’accueil, afin qu’il bénéficie du traitement nécessaire et d’une double intervention chirurgicale. Ou encore cette femme victime de violences conjugales qu’elle a finalement pu faire évacuer de Maripasoula pour raisons médicales, alors que le conseil général ne prend généralement pas en charge ce type de mesure. « Quand j’ai pris mon poste ici, cela a pris du temps pour gagner la confiance des gens, conclut la professionnelle. Mais maintenant ils me connaissent, j’ai beaucoup appris, et je veux continuer à les aider avec les moyens que nous confère la loi. »

Notes

(1) Direction de la solidarité et de la prévention : 19, rue Schoelcher – BP7023 – Cayenne cedex – Tél. 05 94 28 74 00 – social@cg973.fr – www.cg973.fr/-accompagnement-social.

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