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« Le contrôle des frontières est devenu un business »

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Depuis dix ans, un marché très rentable s’est bâti autour des politiques migratoires. Des sociétés privées interviennent dans les expulsions de clandestins, la gestion de centres de rétention, etc. Un secteur économique décortiqué par la juriste Claire Rodier dans son ouvrage « Xénophobie business ».
Selon vous, la surveillance des frontières contribue à faire vivre un marché fructueux. Par quel mécanisme ?

Par un concours de circonstances, le contrôle des frontières est devenu un business. Jusque vers le début des années 2000, l’Union européenne affirmait officiellement qu’il fallait faire venir des émigrés qui pouvaient profiter aux économies des Etats membres. La conjonction de la crise, de la montée des extrêmes-droites dans plusieurs pays européens, l’impact du 11septembre 2001 et de la lutte contre le terrorisme… tout cela a légitimé une inversion du discours sur la protection des frontières, avec le développement d’une législation plutôt protectionniste en matière de migration. Au même moment, on a assisté au redéploiement des industries de l’armement et de la sécurité, dont certaines entreprises se sont engouffrées dans cette brèche. Avec pour conséquence une véritable « mercenarisation » du contrôle des frontières. Et pas seulement en Europe : il n’y a qu’à voir ce qui passe aux Etats-Unis ou en Israël.

Qui sont ces opérateurs privés ?

C’est, par exemple, l’entreprise G4S, une très importante multinationale du secteur de la sécurité, qui compte 40 000 employés et réalise plus de un milliard de livres de chiffre d’affaires. Elle propose des prestations de gardiennage, de sécurisation, de protection, de transferts de prisonniers, de gestion de prisons, etc. Depuis plusieurs années, elle intervient dans le domaine des contrôles migratoires – notamment en Afrique du Sud et au Royaume-Uni –, avec essentiellement la gestion de centres de détention et l’encadrement des expulsions. Par ailleurs, des entreprises privées fournissent des matériels spécialisés à l’agence Frontex, qui est depuis 2004 le bras armé de l’Union européenne pour la surveillance des frontières. En 2010, cette agence disposait, entre autres, de 48hélicoptères et avions, de 113 navires et de près de 500 appareils spécialisés tels que des radars et des caméras de haute technologie. Frontex dispose de crédits pour acheter ou louer en direct les prestations et technologies dont elle a besoin. D’où le développement d’un marché très important.

Que rapporte, par exemple, un centre de rétention à une entreprise privée ?

Il est difficile de le chiffrer, mais ce doit être une activité rentable car la concurrence est forte. Chaque appel d’offres suscite de nombreuses candidatures. J’ai étudié à une époque le cas de l’Italie et j’ai constaté qu’il existait de très grandes disparités, d’un centre à un autre, dans les prix de journée facturés à l’Etat par les sociétés gestionnaires. Cela pouvait aller du simple au quadruple. Par ailleurs, au Royaume-Uni comme aux Etats-Unis, les personnes retenues dans ces centres peuvent être utilisées comme main-d’œuvre bon marché, notamment pour l’entretien. Ce qui rentabilise encore le système. Cela s’explique par des durées de rétention beaucoup plus longues qu’en France. Il faut noter que la France conserve une gestion publique de ses centres de rétention. La sous-traitance existe mais seulement pour la logistique, la gestion reste l’apanage de la police ou de la gendarmerie.

Quel est l’intérêt des gouvernements de faire appel à ces entreprises ?

Tout d’abord, la tendance à la privatisation des missions de service public est générale. Elle n’est pas réservée à la seule question migratoire. Ensuite, faire appel à des entreprises du privé permet aux pouvoirs publics de se dédouaner d’un certain nombre de difficultés de gestion et aussi de ne pas endosser une responsabilité directe lorsqu’il se produit des incidents. Contre la seule G4S, 48 plaintes pour agressions ont ainsi été déposées en 2010 au Royaume-Uni. Finalement, on ne sait plus très bien qui est responsable de quoi et il est plus facile de faire porter le chapeau à quelques lampistes des entreprises de sécurité.

Car cette gestion par le privé donne lieu à des incidents parfois graves…

Je raconte dans le livre l’histoire dramatique du décès par asphyxie d’un sans-papiers congolais lors de son expulsion par avion en 2010. Trois agents de la société G4S avaient été mis en cause en raison de la dangerosité des techniques d’immobilisation utilisées. Mis en examen, ils ont été relaxés en juillet dernier et personne n’a été poursuivi, ni l’entreprise ni les pouvoirs publics. Je ne crois pas que ce type d’incident soit caractéristique de la gestion des expulsions par le privé. En revanche, je pense que les bavures sont fortement encouragées par la dilution des responsabilités et par les effets de la concurrence. Pour que ça coûte moins cher, on emploie moins de personnel, parfois moins bien formé. Des employés de ces entreprises ont aussi raconté comment leurs responsables leur mettaient la pression pour qu’il n’y ait pas de problème. Si l’avion ne part pas, ce qui arrive quand le sans-papiers fait du scandale, cela coûte très cher en pénalités.

Ces acteurs privés auraient intérêt à ne pas être trop efficaces afin de ne pas tarir le filon…

C’est mon interprétation. Tout le monde a intérêt à ce qu’il y ait toujours des migrants à contrôler car bloquer complètement les frontières porterait atteinte à ce secteur économique en plein développement. Encore une fois, je ne crois pas à une théorie du complot, simplement à l’installation d’un marché grâce à une succession d’effets d’aubaine. Cette économie a besoin d’un flux migratoire régulier. D’ailleurs, je pense que les migrants passeront toujours, d’une façon ou d’une autre, car les raisons qui les poussent à partir sont beaucoup plus fortes que toute autre considération. Si le nombre des migrants diminue temporairement à un endroit donné, cela ne fait que déplacer les points de passage. Depuis 2003-2004, on a assisté à un déplacement vers le détroit de Gibraltar puis vers les Canaries et, en 2006, lorsque cette route s’est fermée, à une réorientation vers les déserts algérien et libyen. Depuis 2010, les arrivées se font beaucoup par la Grèce et la Turquie, et ça remonte vers les Balkans et l’Ukraine.

Le contrôle aux frontières est aussi un outil d’influence entre pays. De quelle façon ?

Si l’Europe sous-traite à des entreprises privées, elle le fait aussi avec des Etats tiers, en général les pays d’émigration mais aussi de transit. La mise en œuvre des politiques migratoires fait figure de monnaie d’échange. Le cas du Sénégal est assez caractéristique, avec un chef d’Etat qui négocie en 2006 avec l’Espagne un plan de rapatriement des migrants sénégalais en échange d’une aide au développement d’un montant de 20 millions d’euros. Ce qui lui a permis d’assurer sa réélection. Cette sous-traitance se monnaie sous forme financière, mais pas seulement. Le Maroc a ainsi beaucoup profité de sa position stratégique. Tout comme la Libye, pour laquelle le contrôle des flux migratoires venus d’Afrique noire constitue à la fois une rente de situation et un moyen de pression sur les pays européens. Dans le traité signé en 2008 entre l’Italie et la Libye, cette dernière s’engageait à limiter l’immigration clandestine depuis ses côtes. En échange, elle devait bénéficier de 5 milliards de dollars d’investissement européen. La Libye accueille des camps de rétention financés par l’Europe, laquelle lui fournit des moyens modernes de surveillance de ses frontières. Pour les migrants, tout cela se traduit malheureusement bien souvent par des sévices, des viols, des trafics d’êtres humains de la part des passeurs comme des forces de l’ordre locales. Il existe une cascade de profits dont beaucoup tirent bénéfice.

Vous terminez l’ouvrage en rappelant le coût humain des politiques migratoires…

Les contrôles aux frontières sont utilisés aujourd’hui un peu comme une arme de guerre, avec des morts. Il n’existe pas de chiffres officiels, mais quand on parle avec des migrants, notamment ceux qui sont passés par la Méditerranée, on est frappé à la fois du nombre de tentatives qu’ils ont faites et du nombre de morts qu’ils ont vus autour d’eux. Or, depuis une dizaine d’années, des chercheurs ont montré que cette politique de contrôle migratoire est coûteuse et n’aide en rien à l’intégration des populations. On crée du conflit là où il pourrait y avoir une anticipation beaucoup plus intelligente, y compris sur le plan économique. Je ne suis pas pour la suppression des frontières, mais il y a contrôle et contrôle. C’est l’image de l’autre qui est à revoir. On doit arrêter de penser que le migrant est a priori menaçant. C’est le fantasme de la forteresse dans un monde complètement internationalisé.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Claire Rodier est juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) et cofondatrice du réseau européen Migreurop. Elle publie Xénophobie business. A quoi servent les contrôles migratoires ? (Ed.La Découverte, 2012). Avec Emmanuel Terray, elle a également coordonné Immigration : fantasmes et réalités. Pour une alternative à la fermeture des frontières (Ed.La Découverte, 2008).

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