Lorsqu’on était une jeune énarque en stage, dans les années 1950, le préfet vous envoyait en général vers le service social départemental. J’ai ainsi découvert les banlieues de Rouen. Cela a été une expérience assez frappante. J’ai appris des choses que je n’ai pas oubliées. Notamment que les assistantes sociales n’étaient pas ce que l’on croyait. Elles faisaient face à des situations qui constituaient de véritables défis. Par la suite, à la demande de Pierre Laroque, l’un de mes patrons au Conseil d’Etat, je suis entrée au conseil d’administration du Service social d’aide aux émigrants, que dirigeait sa femme. J’y ai rencontré des professionnelles exceptionnelles, qui avaient visité des camps durant la guerre et organisé des filières d’évasion. Elles estimaient que si l’assistante sociale était payée par son employeur, sa mission était d’être exclusivement au service de la personne en difficulté.
L’œuvre et l’ambiance du premier gouvernement Mauroy sont totalement méconnues. Il y régnait une impression à la fois de soulagement et de révolution qui a duré jusqu’au tournant de 1983. Nous étions portés par un désir très profond de rénovation. Lorsque j’ai été nommée ministre, j’étais parfaitement au fait de ce qu’est le pouvoir, mais j’ai essayé de donner corps à ces aspirations. Et s’il y avait des gens que l’on ne pouvait pas décevoir, c’était bien les travailleurs sociaux.
De nombreux sujets réclamaient notre attention dans ce ministère, mais il m’a paru normal de prendre du temps pour le travail social. J’étais responsable d’un vaste secteur ministériel avec un nombre important de travailleurs sociaux sous mon autorité, car la décentralisation de l’action sociale n’avait pas encore eu lieu. Nous savions cependant qu’elle allait venir et qu’elle poserait beaucoup de problèmes aux professionnels de ce secteur. Celui-ci était difficile à administrer, alors même qu’il regroupait des bataillons de gens qui avaient voté pour la gauche et qui ne se privaient d’ailleurs pas de nous le rappeler.
Au contraire. J’ai d’ailleurs toujours pensé que ce n’est pas parce que l’Etat décentralise qu’il ne doit pas savoir ce qu’il veut. Décentraliser, ce n’est pas se défausser. J’ai eu cependant quelques difficultés avec Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur en charge de la décentralisation. Pour lui, les compétences sociales étaient les plus faciles à décentraliser. Je n’étais pas de cet avis. Le ministère de la Solidarité nationale gérait des secteurs extrêmement coûteux, comme le handicap, la pauvreté, les personnes âgées… Il était évident que les communes et les départements, à qui on entendait les déléguer, allaient se faire entendre. Je soutenais que l’Etat devait conserver les secteurs les plus mal aimés, comme l’éducation surveillée et la grande pauvreté. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit.
Elle commence même par ce sujet, au lieu de démarrer classiquement par les professionnels et leurs problèmes. Les travailleurs sociaux affirmaient qu’ils étaient au service des usagers mais, à l’époque, la plupart d’entre eux en avaient une vision assez infantilisante. Ils pensaient savoir ce qui était bon pour les gens. Nous avons donc voulu les prendre au mot en rappelant que l’individu n’est jamais exactement ce que l’on souhaiterait qu’il soit. Cette position politique novatrice était portée par mon cabinet et moi-même, et elle a fait des petits depuis. La place de l’usager est devenue un thème récurrent, notamment au sein d’associations comme Emmaüs ou ATD quart monde. Ne pas faire pour mais faire avec, mettre l’usager au centre du dispositif, sont des expressions qui ont fait florès.
La question du droit des usagers est contemporaine à la parution de la circulaire. C’était dans l’air du temps. On commençait à s’interroger par exemple sur le droit d’accès aux dossiers individuels. Tout cela a cheminé jusqu’au moment où l’on a rassemblé ces avancées dans un texte législatif. La circulaire a participé à ce mouvement d’ensemble. Toutefois, avec le recul, il me semble que plus on définit les droits des usagers, moins on les pratique. La codification a tendance à figer les choses et il y a parfois loin entre les textes et la réalité du terrain.
Le travail social est un métier incroyablement difficile et extrêmement spécialisé. Il s’est développé autour de formations longues et pointues concernant des difficultés humaines bien spécifiques. Les travailleurs sociaux se rendent cependant compte que les solutions aux problèmes qu’ils affrontent dépendent aussi de ce qui se passe en amont et en aval de leur intervention. S’ils ne se mêlent pas de faire autre chose que ce pourquoi ils ont été formés, ça ne peut pas marcher. La question de la coordination et de la prise en compte globale de la personne est donc absolument centrale. Je me suis bornée à le formaliser dans la circulaire, notamment en mettant en avant l’importance du travail collectif. En revanche, je n’ai jamais encouragé l’idée selon laquelle les clients du travail social devaient s’auto-organiser avec des porte-parole et des représentants. On ne parlait pas alors de communautarisme mais je ne voyais pas l’intérêt de structurer une représentation artificielle des usagers.
De par leurs formations spécialisées et leur répartition sur des secteurs d’intervention bien définis, les professions du travail social ont naturellement tendance à se cantonner à l’intérieur de leurs frontières. Cela me semblait une erreur. Fallait-il réfléchir à des troncs communs de formation ou favoriser des parcours professionnels transversaux ? C’était à cela que je pensais lorsque je parlais d’évaluation, mais je n’étais pas à même de porter ces questions qui n’étaient pas encore mûres. Aujourd’hui, je constate que l’évaluation est surtout devenue le mode de relation avec les financeurs. Quels indicateurs dois-je fournir pour justifier le travail pour lequel on me paie Pour ma part, j’ai toujours dit aux travailleurs sociaux que c’était à eux de concevoir la façon dont ils devaient être évalués. Evidemment, tout est compliqué de nos jours, notamment avec la décentralisation. Et puis l’administration a tendance à répercuter sur les travailleurs sociaux ses propres difficultés. Le travail de ces derniers se réduit, pour une grande part, à essayer d’y voir clair dans les dernières innovations du gouvernement et des collectivités. Innovations qui sont d’ailleurs instables.
Je n’ai pas vraiment eu d’échos car j’ai quitté le gouvernement juste après sa publication. Et je ne crois pas que Pierre Bérégovoy, qui m’a succédé aux affaires sociales, ait été aussi intéressé par la question du travail social que je l’étais. Je suis néanmoins restée longtemps au conseil d’administration du Service social d’aide aux émigrants et je suis membre depuis fort longtemps de France Terre d’asile. J’ai donc continué à entendre parler des problèmes des travailleurs sociaux. Par ailleurs, lors d’un séminaire auquel j’ai participé l’an dernier, j’ai pu mesurer à quel point des problèmes déjà visibles à l’époque n’avaient fait que s’accentuer. Au début des années 1980, nous pensions que le chômage n’était que conjoncturel et allait progressivement se résorber. Personne ne prévoyait que la crise durerait aussi longtemps. Ce qui est étonnant, c’est que cette circulaire est presque la seule chose dont on m’ait régulièrement reparlé de mon passage au gouvernement. Manifestement, elle a marqué et je me suis toujours demandée pourquoi. Pourtant, à l’époque, cela ne me paraissait pas vraiment génial, plutôt évident.
Nicole Questiaux a été ministre de la Solidarité nationale entre 1981 et 1982, sous le premier gouvernement Mauroy. Haut fonctionnaire au Conseil d’Etat aujourd’hui retraitée, elle est membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Elle avait signé en mai 1982 une circulaire intitulée « Orientations sur le travail social ».