Elle permet d’amortir les effets de la crise en développant une offre de crédit, un soutien à la prise en charge des problèmes de santé, des moyens dans la lutte contre l’exclusion, et aussi en étant créatrice d’emplois. Entre 2000 et 2010, la croissance des emplois dans le secteur a été de 23 %, quand celle de l’économie privée hors ESS n’était que de 7 %. L’ESS représente aujourd’hui un salarié du privé sur huit. Cette croissance s’explique en partie par la tertiarisation structurelle de l’économie. L’économie sociale et solidaire étant principalement axée sur les services, en particulier les services aux personnes, il est logique qu’elle bénéficie de cette évolution. L’ESS est également portée par la vitalité des initiatives au niveau local sur le territoire et par les attentes de la population en matière de besoins sociaux.
Dans cette crise qui est d’abord financière, l’économie sociale et solidaire prône un principe de non-lucrativité qui vise à maintenir une certaine stabilité. Le profit, ou plutôt l’excédent, est vu comme un moyen et non un objectif en soi. Bien sûr, il faut des excédents pour assurer la viabilité des structures. Mais ce n’est pas l’objectif premier. La crise est aussi culturelle, en ce sens qu’elle interroge le rapport des individus aux collectifs. Or, dans une société qui s’individualise, le besoin de solidarité, de cohésion et de lien social reste essentiel. Ces dimensions sont présentes dans les organisations de l’ESS, qui offrent à la fois une assez grande liberté individuelle et une mutualisation des risques. Enfin, il existe dans l’ESS une réelle dimension d’engagement et de responsabilité. Je suis souvent étonnée de voir des salariés de SCOP ou d’associations accepter de travailler plus afin d’assurer la survie de l’entreprise collective. Ce qu’ils ne feraient pas nécessairement dans le secteur concurrentiel.
En effet. Il y a engagement parce que l’on peut participer aux décisions. Bien sûr, il existe différents degrés dans cette participation. En outre, on observe parfois des dérives technocratiques dans les structures du secteur. Lorsque la propriété est collective, le pouvoir repose sur d’autres facteurs, comme les compétences ou la maîtrise des réseaux. Des directions générales prennent ainsi parfois le pas sur des conseils d’administration. Les dérives peuvent aussi être gestionnaires. Beaucoup de grandes structures de l’ESS ont embauché massivement des cadres formés dans les écoles de gestion et passés par les grandes entreprises. Ce n’est pas sans conséquences. Bien sûr, des gestionnaires sont nécessaires mais une technicisation de la gestion peut interdire aux autres acteurs – salariés et bénévoles notamment – de participer aux décisions.
La crise repose sur une exacerbation de la concurrence avec une économie plus sélective qui exige davantage de productivité et d’employabilité. Or l’ESS est, par nature, moins sélective. Elle est capable d’intégrer des personnes rejetées par l’entreprise classique. Ce qui nécessite toutefois un appui des pouvoirs publics. Mais si les budgets publics diminuent, l’ESS risque de se trouver en grande difficulté et devra se structurer autrement. Ce qui implique, entre autres, de maintenir un bénévolat qui se réduit trop souvent aux seuls conseils d’administration, notamment dans les associations d’action sociale. Or le bénévolat, outre d’offrir une main-d’œuvre gratuite, permet de maintenir une dynamique locale, de diversifier ses réseaux et de faire pression sur les collectivités. Se pose aussi la question de la réorganisation du secteur. L’économie sociale et solidaire souffre d’un fort émiettement et, pour répondre à cette difficulté, on a plutôt privilégié le regroupement au sein de grands établissements, au risque de perdre la dynamique propre au secteur. Mais d’autres modes d’organisation sont possibles, comme celui des consortiums de coopératives italiens qui délèguent à une entité commune un certain nombre de fonctions transversales, tout en conservant leur autonomie dans les relations avec les usagers ou encore le recrutement du personnel. Il serait intéressant de développer ce modèle fondé sur la mutualisation.
Je suis en effet frappée de la persistance de la dichotomie entre l’économique et le social. Au sein même de l’ESS, il existe un clivage entre le secteur coopératif et mutualiste, plutôt du côté de l’économique, et les associations, davantage orientées vers le social. Mais l’analyse qui veut que l’économie crée de la richesse tandis que le social la dépense me semble dépassée. On peut réincarner le social dans l’économique. Les associations du secteur de l’action sociale ou de l’éducation populaire jouent aussi un rôle économique. Et les coopératives comportent, même si ce n’est pas toujours très visible, une dimension sociale. Le problème est que le monde de l’entreprise a tendance à ne voir dans l’ESS qu’un laboratoire de création de marchés nouveaux. Le tourisme social ou encore les services à la personne en sont un bon exemple.
Je pense qu’on ne reviendra pas au traditionnel modèle de régulation mixte privé-public. Cette crise s’inscrit dans la continuité de celle des années 1970. L’Etat a bien essayé de la repousser, mais sans changer de méthode ni rien résoudre sur le fond. Bien sûr, il est très difficile de prédire ce que sera la sortie de crise, mais je fais l’hypothèse que le développement d’un mode de régulation plurielle est possible. Les classiques régulations concurrentielle et publique pourraient être complétées par une nouvelle régulation coopérative, portée entre autres par l’économie sociale et solidaire. L’objectif étant d’intégrer des dimensions non marchandes dans les systèmes d’échanges.
Je pense que oui. Cela renvoie évidemment à des questions telles que le commerce équitable et, plus globalement, les relations économiques internationales. Mais on mesure aujourd’hui à quel point la concurrence exacerbée est mortifère. Elle doit être contrebalancée et la gouvernance d’entreprise doit fonctionner aussi sur des bases non monétaires. De ce point de vue, l’économie sociale peut rejoindre les processus de responsabilité sociale développés dans certaines entreprises. Je ne crois pas à une économie sociale et solidaire universelle mais, en revanche, son influence bien comprise et accompagnée par les pouvoirs publics pourrait aider à développer ces nouvelles régulations afin de retrouver une économie équilibrée qui ne soit pas fondée sur un dumping social et fiscal permanent.
Il ne s’agit en tout cas pas de substituer au système ancien ce qu’on appelle parfois la « troisième voie » ou le « tiers secteur ». C’est simplement reconnaître une troisième modalité de régulation des échanges. Cette régulation coopérative s’appliquerait aussi bien au processus de production qu’aux échanges et à la consommation. Malheureusement, je crains que la plupart de nos dirigeants ne privilégient encore les vieux schémas libéraux ou keynésiens. Leur vision de l’ESS est en général très instrumentale. En revanche, sur le terrain, j’observe des expérimentations très intéressantes, avec des élus locaux qui commencent à dire qu’il faut mailler, croiser, faire de la transversalité, arrêter de séparer le social et l’économie… Mais tout cela prendra du temps, à moins que la crise ne s’approfondisse tellement qu’il faille trouver en urgence un autre paradigme économique et social. Pour l’instant, les paradigmes anciens résistent.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Danièle Demoustier est socio-économiste, maître de conférences à l’institut d’études politiques de Grenoble.
Elle a rédigé avec l’économiste Gabriel Colletis l’article « L’économie sociale et solidaire face à la crise : simple résistance ou participation au changement » (RECMA n° 325). Elle a également participé à l’ouvrage L’action publique dans la crise. Vers un renouveau en France et en Europe ? dirigé par Philippe Bance (Ed. Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012).