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Double handicap, double équipe

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A Montpellier, le Centre d’éducation spécialisée pour déficients auditifs a initié une collaboration originale avec la Fédération des aveugles de France pour prendre en charge des jeunes atteints du syndrome d’Usher, maladie qui associe une surdité profonde à une dégradation de la vue.

A 8 h 30, en ce début septembre, le ciel de Montpellier est bas. Dans les rues, la lumière est faible. La première séance de Merhdine Mazoul, 11 ans, avec son instructrice en locomotion doit être un peu retardée afin que le jeune garçon voie suffisamment pour pouvoir se déplacer. Cet élève du Centre d’éducation spécialisée pour déficients auditifs (CESDA) de Montpellier (1) souffre d’une forme aiguë du syndrome d’Usher, une affection qui associe à la surdité une dégradation progressive de la vue pouvant conduire à une quasi-cécité. Cette pathologie génétique touche environ 6 % des sourds profonds, mais ce double handicap reste le plus souvent dans l’angle mort des dispositifs de prise en charge.

Au cours des derniers mois, la vue de Merhdine a fortement baissé. Il fait partie des quatre jeunes atteints de ce syndrome, âgés de 11 à 17ans, qui ont été choisis pour l’expérimentation de la plate-forme d’accompagnement déficients auditifs-déficients visuels (DA-DV), lancée par le CESDA 34 en collaboration avec la Fédération des aveugles de France-Languedoc-Roussillon (FAF-LR). La plate-forme DA-DV est le fruit d’une réflexion entamée au sein du centre dès 2004-2005. Un incident avait alors fortement marqué les esprits. Un soir, une jeune fille prise en charge par le CESDA n’était pas rentrée chez elle. A la nuit tombée, elle n’avait pas vu qu’elle prenait le tramway en sens inverse et s’était perdue dans un quartier inconnu. Prise de panique, elle s’était réfugiée dans un hall d’immeuble et n’avait été retrouvée qu’au matin. Il aura fallu cet épisode dramatique pour que l’équipe du centre apprenne que cette jeune fille était atteinte du syndrome d’Usher, découvrant alors non seulement la pathologie mais aussi la souffrance qu’elle engendre au sein des familles. « Pour une famille qui a déjà dû accepter la déficience auditive de son enfant, l’annonce que celui-ci est atteint du syndrome d’Usher est un nouveau coup terrible. Elle reste alors figée dans l’idée que son enfant va devenir un jour aveugle », raconte Khadija Verlet, la psychologue de la structure. Le déni est donc fréquent. Ne pas parler de ce terrible diagnostic permet de le mettre de côté.

Khadija Verlet a d’abord proposé aux mères de se regrouper pour échanger autour de la pathologie de leur enfant. Elle a aussi tenté d’accompagner les enfants dans leurs difficultés quotidiennes. « Les jeunes lycéens peinaient à se déplacer dans les couloirs de leur établissement comme dans la ville. Ils étaient mal perçus par leurs condisciples car ils les bousculaient sans le vouloir », explique la psychologue. En effet, le syndrome d’Usher, en atteignant la rétine, restreint progressivement le champ de vision. La personne ne peut pas voir les obstacles (chaises, plots, etc.) qui sont devant elle. Cette pathologie rend aussi très pénible les changements de lumière. En automne et en hiver, les journées qui raccourcissent compliquent ainsi beaucoup les déplacements.

Au fil des années, Khadija Verlet est devenue au CESDA34 la référente informelle sur cette affection méconnue. Entre 2008 et 2010, le centre a organisé plusieurs colloques et rencontres sur ce thème. Les témoignages de familles et d’adultes victimes du syndrome ont bouleversé l’équipe car, en l’absence de connaissances et de dispositifs d’accompagnement spécifiques, les personnes atteintes s’isolent de plus en plus. Depuis, au centre, le repérage de la pathologie a progressé. Quelques éléments simples permettent en effet de suspecter la présence de la pathologie : apprentissage tardif de la marche, problèmes d’équilibre, heurts fréquents avec des obstacles de petite taille, difficultés pour voir la nuit… Mais pour l’équipe, l’absence de propositions destinées à ces jeunes était très difficile à vivre. « Quand on accompagne des jeunes atteints de déficience auditive, on leur propose une rééducation, des appareillages, on va vers du positif. Mais là, en annonçant un syndrome d’Usher, on se dirige vers la cécité. Pour nous aussi, c’était très mortifère », explique Annick Castel, éducatrice spécialisée au CESDA et membre de la plate-forme.

UN PROJET COLLABORATIF TRÈS PORTEUR

C’est ce qui a conduit le centre à proposer une collaboration à la FAF-LR. A partir de septembre 2011, des discussions préparatoires ont réuni, pour le CESDA, Alain Jabouin, directeur, Jean-Paul Gilbert, chef de service, et Khadija Verlet et, pour la Fédération des aveugles, Sophie Nogues, chef de service, et Pierre Petit, directeur. Le projet a tout de suite séduit la fédération, même si Sophie Nogues précise : « Les besoins du CESDA étaient très importants. Il a donc fallu un peu tempérer les demandes. » « Nous sommes essentiellement partis de difficultés concrètes que nous rencontrions dans la prise en charge des jeunes de notre structure atteints de ce syndrome », rappelle pour sa part Jean-Paul Gilbert. Dès janvier 2012, la plate-forme voit le jour. Un appel à volontaires est transmis aux équipes enfants et adultes de la FAF-LR. « Le projet a suscité un intérêt important, nous avons même été obligés de refuser des personnes », se félicite Sophie Nogues. « C’était très instructif car je manquais d’éléments en ce qui concerne la déficience auditive », souligne Julie Rambeaud, orthoptiste à la Fédération des aveugles de France. Du côté du CESDA, ce travail en commun a également aidé à balayer un certain nombre d’idées reçues. « Je pensais que, pour que ces jeunes voient mieux, il fallait écrire plus gros. Or le syndrome d’Usher restreignant le champ de vision, écrire très gros entraîne pour eux des difficultés encore plus importantes car ils ne voient plus le mot dans sa globalité », indique Julien Daubèze, enseignant spécialisé, professeur de mathématiques.

Des deux côtés, il était clair qu’il ne s’agissait pas de devenir des professionnels de l’autre handicap, mais simplement d’intégrer les rudiments indispensables au travail sur ce projet. Les professionnels de la cécité ont donc appris le b.a.ba de la langue des signes pour communiquer un peu avec les jeunes sourds. Mais n’étant pas en mesure de « signer » suffisamment pour tenir une conversation, ils sont donc systématiquement accompagnés lors des séances par un enseignant spécialisé du CESDA. Une façon aussi de maintenir le lien éducatif. Lors des séances avec l’orthoptiste ou l’instructrice en locomotion, Jean-Philippe Forderer, professeur spécialisé, ne se contente pas de traduire, il apporte au jeune la présence attentive de quelqu’un qui l’accompagne au quotidien.

UN EFFORT HUMAIN ET FINANCIER MAJEUR

Le lancement de la plate-forme a nécessité un effort important des deux structures, d’autant qu’il s’est effectué en cours d’année. « Les emplois du temps des professionnels qui ont participé à la plate-forme étaient déjà calés, il a fallu en partie les modifier », se souvient la chef de service de la FAF-LR. Et des réunions interéquipes s’y sont ajoutées. L’investissement a également été financier. La plate-forme n’a en effet été financée qu’à hauteur de 5 000 € par l’association Saint-Vincent-de-Paul pour les déficients auditifs. « Cette somme n’a permis de rémunérer que les temps de bilan réalisés par les professionnels de la Fédération des aveugles auprès des jeunes. Elle ne couvrait ni les réunions interéquipes, ni la présentation de la plate-forme aux familles, ni les interventions dans les établissements scolaires », explique Jean-Paul Gilbert. Très loin des 35 000 € nécessaires à son bon fonctionnement…

L’expérimentation a commencé avec seulement quatre jeunes. Pourtant, sur les 145 pris en charge par le CESDA, une quinzaine sont touchés par le syndrome d’Usher ou par une rétinite entraînant une forte déficience visuelle. Il a donc fallu effectuer des choix douloureux, en fonction notamment de la gravité du syndrome et de la rapidité de son évolution. Toutefois, le faible nombre de jeunes pris en charge dans cette phase d’expérimentation ne s’explique pas seulement par une question de moyens. « Nous avons pu examiner en profondeur les réponses à apporter à ces quatre situations. Si nous en avions suivi une quinzaine, la prise en charge proposée aurait forcément été plus abstraite », argumente Sophie Nogues.

Les chefs des deux services et la psychologue du CESDA ont ensuite rencontré les jeunes et leur famille pour leur présenter le dispositif et s’assurer de leur adhésion au projet. Pour les parents, cela a été un véritable soulagement. « Depuis ses 2 ans et demi et l’annonce du diagnostic, je ne savais pas quoi faire. On m’avait dit qu’il s’agissait d’une maladie orpheline et qu’aucune rééducation n’était possible, raconte MmeMazoul, la mère de Mehrdine. Je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir une double prise en charge, auditive et visuelle. » De même, pour les jeunes, ces échanges ont été très positifs. « Cela m’a permis d’en apprendre un peu plus sur ma maladie, témoigne Thibaut Schuller, lycéen en seconde. Cela m’a aussi ouvert des perspectives pour l’avenir et mon insertion professionnelle. Avant, je pensais que j’allais avoir des difficultés énormes, maintenant je suis plus serein. Je veux passer un bac S, on verra ensuite. »

Les discussions avec les familles et les jeunes ont été très concrètes. « Il s’agissait essentiellement de leur parler des différents outils qu’on pouvait leur proposer pour améliorer le confort de vie des jeunes, et de leur dire que le jour où ils en auraient besoin, ils seraient disponibles », poursuit Sophie Nogues. Le travail avec les professionnels de la FAF-LR, habitués à accompagner adultes et enfants malvoyants, a aidé ceux du CESDA à dédramatiser ce qui, pour eux, relevait du tabou. Il a, par exemple, été possible d’aborder la question des chiens-guides, du braille et même de la canne blanche. « Il s’agit d’un simple outil, d’autant plus pratique, que, télescopique, il se range dans un sac et ne se sort qu’en cas de besoin », précise Sophie Nogues.

Les quatre jeunes ont ensuite effectué toute une série de bilans avec une orthoptiste, l’instructrice en locomotion et un informaticien afin que ceux-ci évaluent avec précision leur vision, mesurent les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien et commencent à leur proposer des outils (cahiers ou manuels adaptés). Mais si du matériel spécifique est parfois nécessaire, il présente l’inconvénient de singulariser des adolescents qui ont déjà dû se battre pour faire accepter leur déficience auditive et qui redoutent une stigmatisation du fait de leur double handicap. Face à cette crainte, les équipes de la plate-forme doivent aussi s’adapter. « Nous avons ainsi proposé à une jeune fille de n’utiliser les manuels écrits plus gros que dans sa chambre à l’internat. Cela lui permet de reposer un peu ses yeux quand elle est seule », décrit Sophie Nogues. Car les personnes atteintes du syndrome d’Usher doivent déployer d’énormes efforts et sont épuisées le soir, et un matériel adapté réduit cette fatigue. « Nous espérons qu’à terme elle utilise les manuels modifiés aussi dans la journée », poursuit la chef de service.

S’AJUSTER À CHAQUE CAS

Il s’agit de faire sur mesure, en s’adaptant non seulement à la pathologie de chaque jeune mais aussi à son cheminement. Ainsi, la FAF-LR n’a fourni des cahiers adaptés à Merhdine Mazoul qu’après sa première séance avec l’orthoptiste. Auparavant, le jeune garçon préférait des cahiers aux carreaux moins gros, moins stigmatisants selon lui. Mais grâce au professionnel il s’est rendu compte qu’il écrirait mieux sur des carreaux plus grands et a opté pour la taille qui lui convenait le mieux. De son côté, Thibaut Schuller a déjà noté une amélioration dans son quotidien de lycéen, avec des photocopies de taille adaptée, une meilleure utilisation du tableau interactif… Mais ce qu’il souhaite avant tout, son besoin primordial, c’est de l’aide dans ses déplacements. « J’ai envie d’être plus autonome. J’en ai assez de toujours devoir dépendre de quelqu’un. » En effet, pour rentrer de ses entraînements de football, le jeune homme, qui a des problèmes de vision sérieux dès la nuit tombée, doit se faire raccompagner par un ami ou être pris en charge par un taxi spécial. Pour cela, Malory Ferraty, l’instructrice en locomotion de la FAF-LR, devra effectuer un nouveau bilan avec lui au moment du changement de saison, quand la nuit tombe plus tôt.

L’accompagnement à la locomotion est un réel bienfait pour les jeunes atteints du syndrome d’Usher comme pour leur famille. Jusqu’à présent, la mère de Merh­dine Mazoul était obligée de l’accompagner en permanence, sauf à l’école. « Le jour où il pourra descendre chercher le pain tout seul sera déjà une grande victoire », s’exclame-t-elle. Malory Ferraty accompagne le jeune garçon dans la rue pour l’aider à se repérer. A l’aide d’une feuille A3 sur laquelle sont dessinés les panneaux de la circulation, elle lui apprend à identifier ceux qu’il rencontre. Et note à cette occasion que la vision de Merhdine se révèle meilleure de loin. Elle lui apprend aussi à se concentrer sur les bruits de la rue pour appréhender les dangers. Malgré l’appareillage du jeune garçon, c’est compliqué. S’il entend bien une moto, il ne perçoit pas du tout le bruit d’une machine à nettoyer les rues qui arrive derrière lui… En concertation avec l’instructrice en locomotion, Sabine Verraest, son orthophoniste, pourrait aussi travailler avec lui en extérieur pour l’aider à mieux distinguer les sons proches ou lointains.

Si la plate-forme DA-DV accompagne ces jeunes vers un quotidien plus autonome, au moyen de rééducations adaptées, elle intervient aussi auprès d’autres professionnels pour leur expliquer le syndrome d’Usher et ses conséquences, en particulier au sein des établissements scolaires. « Ces interventions posent toutefois la question du secret médical. Jusqu’où la maladie et ses évolutions doivent-elles être décrites ? », s’interroge Sophie Nogues. De plus, ce travail d’interface avec les autres professionnels relève d’un pur engagement de la part des deux structures car il n’est, pour le moment, pas financé. Pour que la plate-forme perdure, elle doit se structurer et obtenir des financements. Or le secteur du handicap reste très cloisonné. Les jeunes pris en charge par le CESDA le sont au titre de leur déficience auditive, et ceux dont s’occupe la FAF-LR, au titre de leur déficience visuelle. L’espoir réside dans la possibilité d’une double prise en charge, adaptée à la réalité d’une pathologie qui ne cumule pas seulement deux handicaps mais en crée un troisième.

Notes

(1) CESDA 34 : 14, rue Saint-Vincent-de-Paul – 34090 Montpellier – Tél. 04 67 02 99 00 – secretariat@cesda34.org. Le CESDA34 assure l’accompagnement à la scolarisation d’enfants et d’adolescents sourds et malentendants, pour certains avec handicap associé. La scolarisation se déroule dans les établissements scolaires de l’Hérault, en scolarisation individuelle ou en classe intégrée.

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