Recevoir la newsletter

Les CEF, ces « cache-misère »…

Article réservé aux abonnés

La création des centres éducatifs fermés (CEF) n’a servi qu’à masquer le défaut de coordination des politiques sociales. Sans compter qu’elle résulte également du manque d’imagination de la protection judiciaire de la jeunesse. Bruno Marty, psychologue clinicien à l’aide sociale à l’enfance à Chartres (1), porte sur ces structures – dont le gouvernement attend une évaluation pour janvier prochain (2) – un jugement sans appel.

« Si l’hôpital et les médecins traitaient leurs patients avec la même efficience que la justice traite les jeunes délinquants récidivistes, ils tueraient tous leurs patients. Faut-il que tout soit un éternel recommencement ? Les travaux sur l’“éducation surveillée” de jadis, réalisée par des historiens, tel Henri Gaillac avec sa monumentale monographie sur l’histoire des maisons de correction, les divers écrits d’historiens et chercheurs, tels Jacques Bourquin et Jean-Jacques Yvorel, ne serviront-ils donc à rien ?

Entré à l’éducation surveillée en 1971, j’y ai appris que nos grands anciens s’étaient battus pour que les “maisons de redressement”, basées sur des méthodes coercitives employées dans les ex-bagnes d’enfants, ne fassent plus partie du paysage pédagogique français. Reprenant le flambeau de ces courageux prédécesseurs, les éducateurs de l’éducation surveillée, dans le sillage de mai 68, se sont battus syndicalement et politiquement contre les centres fermés (Juvisy-sur-Orge, Labège). Ils ont cherché à faire appliquer le principe de l’ordonnance de 1945 que les mineurs ne puissent être jugés, à l’instar des adultes, uniquement sur des faits, mais en prenant en compte leur contexte social et familial. Et surtout, ils ont voulu œuvrer dans un mi­lieu certes très surveillé, mais non carcéral, non privatif de liberté. Dans les années 1975, de nouvelles méthodes sont apparues, psychothérapie institutionnelle (Hôpital de La Borde) dans le registre du soin et, dans le domaine éducatif, la pédagogie institutionnelle (Jacques Pain), dont l’efficience ne s’est jamais démentie.

Plus éloigné encore dans le temps, rappelons quand même le courant humaniste de l’après-guerre, guerre durant laquelle certains avaient été incarcérés dans des camps de prisonniers allemands. C’est sous la houlette de grands hommes aux idées progressistes tels des Michelet, Michard et Ceccaldi, que vit le jour cette ordonnance novatrice de 1945. Son esprit était d’associer éducation et sanction, en considérant que les jeunes délinquants ne sont que des adolescents en mal de vivre, qui n’ont jamais eu le temps de faire leurs humanités. Par ailleurs était créé le métier de juge des enfants, aux attributions très dérogatoires par rapport aux autres magistrats du siège, et dont une politique droitière n’a cessé de rogner leurs prérogatives. Ils sont donc devenus des juges “normaux”, c’est-à-dire comme les autres, une normalité inquiétante quand on décide de traiter les enfants et adolescents comme des adultes.

La question des CEF s’inscrit dans ce contexte. L’éducation surveillée, à son origine, a été créée pour offrir aux jeunes des alternatives à l’incarcération. Elle doit être considérablement démarquée de l’administration pénitentiaire et de ses méthodes, qui d’ailleurs n’ont jamais montré leur efficience en ce qui concerne la récidive, particulièrement chez les jeunes délinquants. Offrir à ces derniers comme alternative à l’emprisonnement une forme d’incarcération qui ne dit pas son nom, en centre éducatif fermé, est une bien curieuse idée, qui ne peut naître que dans la tête de technocrates ou de politiques ignares des rapports humains et de toute pédagogie en direction de jeunes rebelles à l’autorité.

Des défis à relever en équipe

La gauche s’honorerait en ce domaine – comme en d’autres, par exemple le traitement de la question des Roms – à faire preuve d’imagination et de créativité. Il faut proposer à ces jeunes-là des outils autres que de vieux ateliers démodés, ou des classes du type Education nationale en pire. Il faudrait utiliser les nouvelles technologies, qui intéressent les jeunes. Ce qui peut motiver ces adolescents bourrés d’énergie et d’hormones, ce sont l’adrénaline, les défis à relever, la socialisation, l’esprit d’équipe. Il nous faudrait pour ces jeunes des “éducateurs-entraîneurs”. C’est toujours une équipe qui gagne (en sport, dans la recherche scientifique, dans l’entreprise), bref le contraire de ce que prône l’Education nationale ou ce type de centres de réclusion sans imagination, où l’évaluation et le mérite sont toujours individuels, bref où chacun est renvoyé à son destin. D’ailleurs, dans le milieu scolaire, ces jeunes rejetés par le système élitiste et inadapté de l’Education nationale n’ont connu que l’échec.

Il faut, certes, opérer un déplacement, leur faire perdre les uniques repères qu’ils ont, de caves de béton, de cages d’escaliers de leur cité, de trafics, de codes appauvrissants, de fausses valeurs, d’addictions de tous ordres, qui les amènent à rechercher une jouissance sans limite, sans fond, et les confronter au voyage, à la culture, à la rencontre de l’autre et à des défis à gagner au service des autres. Voilà qui a une autre envergure que les centres fermés qui ne préparent ni n’ouvrent à la vie car ce sont de véritables petits ghettos rabougris, sans aucune efficience prouvée. Par ailleurs, leur prix exorbitant est totalement déraisonnable… et le fait que quelques illuminés, élus ou technocrates de haut niveau, puissent soutenir que la rédemption (plus qu’hypothétique) de ces jeunes n’a pas de prix (640 € par jour de prise en charge) ne changera rien à l’affaire.

Régression

A ce tarif, mieux vaudrait faire voyager ces jeunes et les confronter aux réalités de la vie. Subvenir à soi-même, gagner un peu d’argent contre du travail, faire son repas, prendre en charge son linge, servir à quelque chose, ou à quelqu’un. L’ancêtre de tous les éducateurs, Fernand Deligny, l’explique très bien dans Graine de crapules et La Cordée, ouvrages de l’après-guerre, quand il fallait faire en France sans le moindre sou. Les centres éducatifs fermés ne répondent à aucune de ces exigences fondamentales. Comment croire en soi si l’on est persuadé que l’on ne vaut rien, que l’on ne sert à rien, et que l’on n’est rien d’autre qu’un assisté, qu’un “cas soc” ou qu’un “cas” tout court ? Mieux vaut encadrer ces jeunes et les initier à réaliser quelque chose par eux-mêmes en participant à des actions humani­taires plus importantes que leur petite personne et leur seule jouissance. Toutes ces méthodes alternatives ne seraient même pas alternatives. Elles ont déjà existé à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) avant d’être laminées (Chantiers de l’Essonne, Trois Fourneaux, Théâtre du fil…). Dans ces aventures institutionnelles, le cadre était posé dans une certaine forme de liberté, de choix et de responsabilité du sujet, et on ne pourra pas leur reprocher de ne pas avoir expérimenté. A titre d’exemple, d’ailleurs, que trouver de mieux que l’embarquement pour des mois sur un bateau, comme le faisait Jaouen et son association, pour éviter les fugues et promouvoir le voyage et la vie collective assumée ?

La PJJ régresse depuis de nombreuses années, manquant singulièrement d’imagination. Beaucoup de ceux qui parlent n’ont aucune légitimité à le faire et sont dans l’incapacité de faire autre chose que de remettre les clés de la pédagogie… à des paramilitaires. Pourquoi pas des ordres religieux, tant que nous y sommes ?

Les centres éducatifs fermés ont assez pompé les maigres fonds dévolus à assurer le fonctionnement classique des autres formes de prise en charge nécessaires en assistance éducative du “pauvre” ministère de la Justice. Le budget de la justice est dérisoire eu égard à ses charges, et si l’on compare avec le reste de l’Europe. Il est temps de chercher à faire de la recherche scientifique dans notre domaine, et non de laisser libre cours au fonctionnement de la pensée magique de quelques-uns. Il faut donner la parole aux sociologues. Feu Bachmann, sociologue des banlieues en crise, l’aurait probablement mieux dit. Les principales causes de la délinquance sont sociales avant d’être psychologiques, ne jamais l’oublier. Il est donc un peu trop facile que de convoquer la responsabilité individuelle dans le jugement de chacun de ces jeunes au lieu de favoriser toutes les politiques sociales, et notamment la vie associative de ces quartiers : sportive, culturelle et d’éducation populaire (mais que reste-t-il des grands mouvements d’éducation populaire de jadis, totalement laminés ?). Le ministère de la Jeunesse et des Sports devrait être, avec celui du Travail, de l’Emploi et de la Formation, le fer de lance d’une politique volontaire. Et quid d’une véritable politique de la ville ? Il s’agirait peut-être de promouvoir avant tout, en ce domaine comme dans d’autres, un traitement durable et de fond des problèmes sociaux. Le concept de CEF n’est pas autre chose qu’un cache-misère du défaut de coordination criant des politiques sociales, et le résultat d’un manque singulier d’imagination.

Pour en avoir côtoyé professionnellement et amicalement durant de nombreuses années, je peux dire que les jeunes délinquants ont mieux à faire que d’être “parqués”, comme des bêtes qu’ils ne sont pas. Il faut les humaniser toujours plus, les enrichir culturellement. Cela ne peut se faire par des mé­thodes de conditionnement opérant. Par ailleurs, comme le soulignait déjà fort justement il y a 30 ans le psychiatre Yves Roumajon, en donnant ce titre à un de ses ouvrages, les jeunes délinquants “ne sont pas nés délinquants”. Michel Foucault disait que l’on peut juger de l’état d’une société à la manière dont elle traite ses fous et ses délinquants. Ce qui veut dire qu’il faut s’atteler prioritairement, en parallèle à la réflexion sur les mineurs récidivistes, à la prévention qui reste en filigrane la question très maltraitée. »

Contact : b.marty@wanadoo.fr

Notes

(1) Depuis 14 ans. Il avait auparavant exercé pendant 28 ans à la protection judiciaire de la jeunesse.

(2) Voir ASH n° 2776 du 28-09-12, p. 11.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur