Recevoir la newsletter

« Il est très difficile de mener un débat serein et approfondi sur la politique de santé mentale »

Article réservé aux abonnés

La politique de santé mentale a suscité ces dernières années bien des rapports… qui n’ont jamais réussi à aboutir à un consensus. La sociologue Lise Demailly, qui a codirigé un ouvrage sur le sujet, brosse le portrait de cet objet insaisissable et controversé.
Qu’est-ce que la santé mentale ?

Il est très difficile de donner une définition synthétique de cette notion polysémique. Un premier usage, datant de l’après-guerre, consiste à dire que la santé mentale, c’est simplement être en bonne santé sur le plan mental. Un autre usage, très différent, envisage la santé mentale plutôt sous l’angle du soin à apporter aux personnes, soit en tant qu’euphémisme de la psychiatrie, soit en tant que politique opposée à la psychiatrie. Mais, ces dernières années, le champ de la santé mentale s’est élargi, avec l’émergence de la notion de souffrance psychique. L’objet de la santé mentale n’est plus seulement la maladie mentale mais les troubles psychiques au sens large du terme, comme la dépression ou les troubles psychosociaux. Dans ce contexte, la psychiatrie n’est plus qu’un acteur parmi d’autres, avec le travail social, l’école, la police, la justice, la médecine généraliste, le secteur médico-social. Du point de vue du sociologue, les médecins du travail, les psychiatres du privé ou encore les psychothérapeutes font eux aussi partie de ce marché des services offerts à ceux qui se sentent mal sur le plan psychique ou psychosomatique.

L’extension du champ de la santé mentale est cependant contestée, notamment par certains psychiatres…

C’est vrai, certains psychiatres se plaignent de devoir soigner de simples « bleus à l’âme » et de ne plus avoir de temps à consacrer aux vrais psychotiques. Dans le même temps, ils n’arrêtent pas de dire que s’il y a de plus en plus de troubles psychiques, la psychiatrie doit y avoir sa part et qu’il faut lui en donner les moyens. Ils oscillent ainsi entre des stratégies de développement professionnel et la plainte sur l’accroissement des pathologies et des patients. Il me semble qu’il s’agit souvent d’une sorte de double jeu.

La politique de santé mentale est-elle aussi un instrument de contrôle des populations ?

Il y a toujours eu des instances chargées de contrôler la folie. La psychiatrie joue ce rôle depuis le XIXesiècle. Elle assure une fonction d’ordre public que l’on retrouve dans les expertises psychiatriques judiciaires, l’hospitalisation d’office, les soins sous contrainte, etc. Pour certains chercheurs, comme Robert Castel, le développement d’une culture de masse psychologique s’inscrit également dans une forme de gouvernement des conduites. L’objectif est d’adapter les gens à l’état actuel de la société, à ses normes sociales et économiques. Mais les soins en santé mentale ne sont heureusement pas que cela. Ce sont aussi des gens qui vont mieux, qui parfois guérissent, qui s’expriment. Il existe dans la santé mentale une dimension de développement personnel, d’accès à la parole, de désaliénation qu’il ne faudrait pas oublier. On voit ainsi émerger une dimension d’empowerment (1) des usagers, notamment à travers la création des groupes d’entraide mutuelle.

La logique néolibérale a-t-elle un impact ?

Il est tout à fait réel. Il passe par le contrôle des coûts, la standardisation des diagnostics et des pratiques, la rationalisation du fonctionnement des services hospitaliers. Cette tendance n’est d’ailleurs pas propre à la psychiatrie. Elle touche l’ensemble des métiers relationnels, y compris ceux du travail social, qui sont pris dans les mêmes contraintes. Le poids du néolibéralisme s’observe aussi dans la nature des troubles. L’augmentation de la souffrance psychique a sans doute quelque chose à voir avec la montée du chômage et avec l’intensification des pressions au travail. L’augmentation des normes d’employabilité fait partie de ces pressions qui produisent du mal-être chez l’individu. Celui-ci peut se sentir de plus en plus insuffisant par rapport à ce qu’on lui demande.

Pourquoi ne parvient-on pas à un consensus sur la politique de santé mentale en France ?

Il est en effet très difficile de mener un débat public serein et approfondi sur cette question. D’abord, parce qu’il s’agit d’une question qui engage des présupposés idéologiques et culturels. Un peu comme le débat sur le racisme, dont on voit combien il est compliqué. Comment discuter rationnellement de la santé mentale alors qu’il existe une stigmatisation des malades mentaux ? A chaque incident impliquant une personne malade, on joue sur cette corde. Une deuxième raison est le poids des lobbies professionnels et des industries pharmaceutiques. Dans l’espace nord-américain en particulier, ces industries ont développé un véritable marketing des maladies pour pouvoir vendre des médicaments. Enfin, la psychiatrie demeure un savoir de l’humain qui ne relève pas de preuves expérimentales. Elle est partagée par des courants théoriques qui ont du mal à se rejoindre. Les responsables politiques eux-mêmes sont pris dans ces faisceaux contradictoires. Ainsi, un maire peut très bien défendre des positions humanistes et se trouver en porte-à-faux vis-à-vis de ses électeurs, qui refusent l’implantation d’une structure psychiatrique sur sa commune.

La difficulté n’est-elle pas de se mettre d’accord sur l’objectif d’une telle politique ?

De fait, on ne sait pas très bien à quoi l’on souhaite aboutir car les éthiques et les philosophies du soin sont diverses. Lorsqu’on demande à des psychiatres ce que soigner veut dire, on obtient des discours très différents. Pour certains, il s’agit de guérir les patients. Pour d’autres, cette guérison est impossible. Il s’agit surtout d’apprendre aux malades un certain nombre d’habiletés sociales afin qu’ils puissent se débrouiller en étant relativement autonomes. D’autres encore considèrent que le but du soin est de désaliéner des personnes pour les rendre libres, même si elles ne sont pas totalement adaptées à la société.

Certains pays ont pourtant réussi à mener à bien ce débat…

En Ecosse notamment, la politique de santé mentale a bénéficié, à la fin des années 1990, du mouvement d’auto­nomisation du pays par rapport au Royaume-Uni. C’est ce qu’on a appelé la « dévolution ». Cette occasion historique a permis qu’un débat ait lieu sur la politique de santé mentale. L’autre exemple est celui de la Norvège, qui est un pays très décentralisé avec une protection sociale traditionnellement forte et un Etat riche du fait de ses ressources pétrolières. Les municipalités ont donc bénéficié de fonds publics importants pour développer une politique de santé mentale territorialisée.

Quels scénarios pour la France ?

Il existe trois paradigmes correspondant à de grandes tendances. Le premier, le plus visible et le plus militant, est celui de la santé mentale communautaire, parfois qualifiée de citoyenne. Il s’inscrit dans la filiation d’expériences étrangères, notamment québécoises. Il est sous-tendu par l’idée qu’il faut déshospitaliser le plus possible et organiser les soins dans la ville avec l’aide d’associations, de groupes de support, de médiateurs de santé, de pairs aidants… Un deuxième paradigme, qui a inspiré certaines réformes lors du dernier quinquennat, s’appuie à l’inverse sur le principe que les malades mentaux sont dangereux et qu’il faut les enfermer. La psychiatrie, dans cette perspective, serait strictement médicalisée. Le risque serait alors de voir des lieux d’enfermement sociaux se reconstituer, notamment dans les prisons et même dans le secteur médico-social. Enfin, le troisième paradigme est celui de l’anarchie organisée, développé par des sociologues américains. Dans ce système, on ne peut prendre aucune décision cohérente car on empile les décisions et les dispositifs avec une multiplicité d’acteurs eux-mêmes sous l’influence de lobbies. Ce qui aboutit à un ensemble relativement incohérent mais qui perdure. La politique de santé mentale en France hésite actuellement entre ces trois modèles. Avec le changement de présidence, le modèle autoritaire va peut-être décliner. La psychiatrie communautaire reste pour sa part très volontariste, mais elle a beaucoup de mal à se diffuser au-delà d’un certain nombre d’expérimentations et de niches. Le modèle dominant demeure donc celui de l’anarchie organisée.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La sociologue Lise Demailly enseigne à l’université de Lille-1 et est membre du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Elle a dirigé avec Michel Autès La politique de santé mentale en France. Acteurs, instruments, controverses (Ed. Armand Colin, 2012) et est l’auteur de Sociologie des troubles mentaux (Ed. La Découverte, 2011).

Notes

(1) Le terme anglais empowerment, « autonomisation », désigne la prise en charge de l’individu par lui-même.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur