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Cadre de l’ASE : un métier aux multiples visages

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En réaffirmant la place prépondérante du département dans la protection de l’enfance, la loi du 5 mars 2007 a accru le rôle des cadres de l’aide sociale à l’enfance. Qui sont ces responsables qui ont à prendre des décisions d’une portée considérable sur la vie des familles ? Esquisse d’une fonction aux contours mal dessinés.

Les cadres territoriaux, qui ont délégation de signature du président du conseil général pour prendre des décisions dans l’intérêt d’un enfant, incarnent le nouveau visage de la protection de l’enfance. Ou plutôt les nouveaux visages, car chaque département s’est organisé à sa façon pour répondre aux enjeux de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance. Le périmètre des missions, le positionnement, voire la dénomination même des cadres de l’aide sociale à l’enfance (ASE) sont extrêmement variables selon les collectivités. Dans la filiation des anciens inspecteurs des directions départementales des affaires sanitaires et sociales, qui officiaient du temps où l’ASE était sous la responsabilité de l’Etat, le titre d’« inspecteur » – inspecteur ASE, inspecteur chargé de la protection de l’enfance ou inspecteur « enfance-famille », par exemple – est souvent utilisé. Cependant, avec son aura de contrôle surplomblant, cet intitulé peut être mal vécu par les fa­milles. Cela explique sans doute que d’autres appellations aient également cours, comme celles de responsable territorial de l’ASE, responsable de l’enfance ou délégué « enfance-famille ». Cette variété d’intitulés ne facilite pas l’identification d’une fonction aux aspects eux-mêmes si diversifiés que d’aucuns l’assimilent à un « couteau suisse » ou à une « prise multiple ». Une « prise multiple au bord de la surchauffe », précise aussitôt le juriste Hervé Bordy pour mieux pointer la charge de travail et, plus encore, la charge mentale qui pèse sur les intéressés (1).

« QUASI-MAGISTRATS »

De fait, le caractère subsidiaire de l’intervention judiciaire confère aux cadres décisionnaires du champ administratif un magistère équivalent à celui des juges des enfants dans leur domaine de compétence, analyse Jean-Paul Bichwiller, directeur « enfance-famille » du conseil général de Meurthe-et-Moselle. Pivot de la décision que ces « quasi-magistrats de protection administrative » vont être amenés à prendre, « l’évaluation de la situation de l’enfant est absolument stratégique », souligne-t-il. Ce ne sont évidemment pas les inspecteurs qui procèdent aux évaluations. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas non plus le fait des seules équipes de l’ASE – avec les­quelles, selon les départements, ces cadres peuvent avoir des liens uniquement fonctionnels et pas hiérarchiques. Une grande partie des situations est évaluée par les acteurs les ayant repérées pour être au premier contact des enfants et des familles : les professionnels du service social départemental, de la protection maternelle et infantile (PMI) ou de l’Education nationale (assistantes sociales et médecins scolaires). L’inspecteur de l’ASE doit donc développer et animer le partenariat autour des informations préoccupantes avec l’ensemble des institutions susceptibles de concourir à la protection de l’enfance.

Il lui faut aussi et surtout s’assurer de disposer d’évaluations suffisamment ­précises pour être en mesure d’effectuer les choix d’orientation appropriés. « Pour ces cadres qui ont à décider à partir des écrits qui leur sont fournis, sans forcément rencontrer les familles, une des craintes est liée à la fiabilité de ces écrits : reflètent-ils bien la situation de l’enfant ? », explique Valérie Comblez, formatrice, qui intervient dans les stages conçus pour ces décideurs par l’Institut national spécialisé d’études territoriales (INSET) d’Angers (voir page 30). Il y a un vrai travail d’objectivation de l’éva­luation à faire, estime Laurent Sochard, responsable du pôle « enfance » de cette école. Impossible ainsi de se satisfaire de rapports exclusivement bâtis autour d’hypothèses psychologiques sans aucune référence au contexte socio-économique de la vie des familles. « On peut se donner des outils d’investigation qui passent en revue un certain nombre de critères sans enfermer pour autant les gens dans une grille de questionnaire, c’est une architecture mentale, un pense-bête à avoir en tête pour explorer l’ensemble des champs à prendre en considération », ajoute cet expert. Pour déterminer, par exemple, si un enfant peut être pris en charge dans son environnement familial élargi, encore faut-il s’être demandé si ce dernier recèle des ressources mobilisables. Ce dont une inspectrice ASE de Seine-et-Marne n’a pas hésité à aller s’assurer par elle-même, faute d’avoir trouvé l’information dans le rapport d’évaluation.

PSYCHIQUEMENT EXPOSÉS

Outre la crainte de ne pas disposer des éléments d’appréciation pertinents, une autre appréhension taraude les inspecteurs : celle de ne pas prendre la bonne décision. « On transmet ou pas à l’autorité judiciaire ? On renvoie sur le secteur pour un suivi de la famille ? On mise sur une mesure d’aide éducative à domicile ? A un moment donné, il faut trancher et cette décision se prend seul », explique Dominique Thomassin, présidente de la jeune Association nationale des cadres de l’ASE (Anacase) (2). Du fait des conséquences sur la vie des enfants et des familles, il s’agit d’une responsabilité considérable qui fait que le poste est très exposé psychiquement. Sans compter que l’option prise ne va pas forcément dans le sens porté par les professionnels de terrain, ce qui n’en est que plus éprouvant. « Là, les travailleurs sociaux voudraient une information préoccupante, mais le cadre ne trouve pas dans l’évaluation d’éléments suffisants pour dire qu’il y a risque ou danger ; ici, ils ne souhaiteraient pas de droit de visite, alors qu’il faut respecter les prérogatives de l’autorité parentale », commente Dominique Thomassin. Il est bon de « consigner méticuleusement les éléments de la décision pour la retravailler à court et moyen terme », recommande Annette Glowacki, présidente de l’Association française d’information et de recherche sur l’enfance maltraitée (Afirem).

Les enjeux de leur fonction nécessi­teraient qu’on reconnaisse le besoin d’accompagnement des cadres, ajoute-t-elle. De fait, « nous ne sommes pas un guichet qui délivre des prestations, nous gérons de l’humain, un public en difficulté, avec une charge de travail importante et un stress qui ne l’est pas moins », reconnaît Anne Piedagnel, inspectrice chargée de la protection de l’enfance dans la Seine-Maritime. Certains se rendent d’ailleurs vite compte que le métier n’est pas fait pour eux et ils abandonnent ­parfois avant d’avoir terminé leur cycle de formation. « “Les cadres de l’ASE, ça change tout le temps”, nous disent les travailleurs socio-éducatifs », rapporte Marjorie Caillaux, ex-inspectrice « enfance-famille ». Elle estime à quatre ou cinq ans la durée moyenne d’exercice des titulaires et à trois ans celle des agents qui, comme cela a été son cas, ont un statut de contractuel.

Selon les organisations de travail, cependant, la solitude des décideurs est plus ou moins marquée. Dans la Seine-Maritime, les 13 inspecteurs chargés de la protection de l’enfance sont réunis sur trois sites – Rouen, Le Havre et Dieppe. « On peut pousser la porte d’un collègue et lui demander son avis sur une situation, c’est fondamental pour durer », se félicite Anne Piedagnel. Sylvie Bodin, responsable à Montbéliard de l’un des pôles ASE du Doubs, souligne aussi l’importance de pouvoir échanger. Et la chance de travailler dans un service à taille hu­maine – 350 enfants confiés, 13 référents éducatifs, 3 psychologues, 6 secrétaires. « Cela permet de partager et de se ressourcer, ce qui est un atout essentiel pour éviter l’usure », confie cette attachée principale en poste depuis 11 ans. Une stabilité rare ? « Elle est, en tout cas, très porteuse de sens pour les enfants qu’on peut accueillir », commente-t-elle. Même si elle juge aussi très positif pour les familles de changer d’interlocuteur selon la situation de leur enfant : celle-ci peut être traitée par l’autorité administrative en charge des mesures d’aide en milieu naturel (aide éducative à domicile, aides financières, mobilisation d’une technicienne d’intervention sociale et familiale) ou par celle qui est décisionnaire pour les accueils d’enfants confiés et le recours à l’autorité judiciaire – fonction que Sylvie Bodin occupe. Comme un certain nombre d’autres départements, le Doubs a établi une séparation entre prévention et protection, et doté ses cadres d’une délégation de signature limitée à leur domaine de responsabilité. « Cette scission entre des champs d’intervention distincts – mais qui travaillent en étroite collaboration pour assurer une continuité au niveau des usagers – est très bénéfique », affirme Sylvie Bodin. Les familles, d’ailleurs, ne s’y trompent pas, assure-t-elle : « Quand elles ont rendez-vous avec moi, elles savent que la notion de danger est pointée et que la protection n’est pas portée de la même manière qu’avec mon collègue, l’adjoint « enfance-famille » de l’espace d’action médico-sociale, et quand elles rencontrent le juge des enfants, elles savent aussi pourquoi. »

Ces rencontres avec le magistrat n’ont rien d’exceptionnel, parce que, dans ce département comme ailleurs, les placements judiciaires sont de très loin majoritaires. « Souvent, des mesures démarrent en administratif, puis on s’aperçoit que les parents ne collaborent pas vraiment, qu’il y a une situation de danger et on saisit la justice », fait observer Annie André, chef de service de l’ASE du Puy-de-Dôme. « On a voulu éviter la judiciarisation et, effectivement, celle-ci a diminué après la loi de 2007. Mais maintenant le judiciaire remonte en flèche, parce qu’on s’est aperçu qu’il y avait des adhésions de façade des parents », constate, dans le même sens, Pascal Mondy, directeur « enfance-famille et santé publique » au conseil général des Pyrénées-Atlantiques.

« ENTRE LE MARTEAU ET L’ENCLUME »

Ce qui semble, en revanche, à porter au crédit de la réforme de la protection de l’enfance est de « nous avoir aidés à innover, estime Sylvie Bodin. On ne travaille plus à l’ASE comme il y a dix ans, on est beaucoup plus ouvert aux familles et sur l’extérieur. » Que l’ASE ait changé, la présidente de l’Anacase ne le conteste pas. « Ce n’est pas parce qu’il y a un problème qu’on va tout de suite ad­mettre un enfant. On respecte l’autorité parentale et le droit des enfants à vivre avec leurs parents. » Mais Dominique Thomassin est plus réservée que sa collègue sur la diversification des interventions. « Je pense que nous nous censurons et que nous restons encore trop souvent dans des formules classiques : maintien à domicile ou placement. Il faut réfléchir à nos pratiques pour trouver d’autres solutions » et les « vendre » aux plans budgétaire et éducatif. En tant que cadres de l’ASE, « nous sommes effectivement entre le marteau et l’enclume, résume Dominique Thomassin. On est garant des deniers publics comme de l’intérêt de l’enfant. » Assurer à ce dernier une vie moins difficile que s’il n’avait pas été confié à l’aide sociale à l’enfance, tel est le défi que les pilotes de cette institution doivent contribuer à relever.

Des postures différentes ?

Le positionnement des cadres de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et en particulier leurs relations aux familles sont-ils très différents selon leur filière d’appartenance et leur formation ? « On peut le supposer, répond Laurent Sochard, responsable du pôle enfance de l’Institut national spécialisé d’études territoriales d’Angers. Mais, j’ai à l’esprit une collègue du Nord, vieille routarde du social, qui est en charge de 1 100 enfants : quel que soit le travail qu’elle voudrait mettre en place, elle ne peut pas rencontrer les parents. » Indépendamment de ces empêchements structurels, il est néanmoins possible que juristes et travailleurs sociaux n’aient pas la même façon de travailler, par exemple le projet pour l’enfant (PPE).

En effet, les notions de contrat et de négociation ne renvoient pas, dans les deux cas, au même univers sémantique. « Le PPE, c’est pour une part un contrat, mais c’est aussi un projet », explique Laurent Sochard. « Si on est dans la culture juridique, on est dans la culture de l’écrit qui formalise, c’est un peu le régime juridique du contrat d’assurance dans lequel l’engagement et les clauses sont décisifs. Mais on peut aussi avoir une vision du contrat qui est plutôt de l’ordre de la poignée de main : d’accord, on va vers cet objectif, mais avec une possibilité de revoir les choses au cours du temps, car le projet est itératif. » Dans la première éventualité, c’est le PPE-document administratif, dans l’autre, le PPE-processus d’accompagnement. « Il s’agit de paradigmes différents », fait observer le formateur. Le rappel à l’ordre ou à la loi, qui incombe aux cadres de l’ASE quand les parents n’ont pas respecté telle ou telle obligation, peut aussi être très différemment mis en pratique. « Soit je tape du poing sur la table parce que la loi c’est l’autorité et mon aura fera l’affaire, soit je suis dans des approches plus compréhensives qui vont mettre les gens au travail », résume Laurent Sochard.

Notes

(1) Lors du colloque « Le cadre ASE et la protection administrative » organisé le 22 mai dernier à Evry par l’Association nationale des cadres de l’aide sociale à l’enfance – Actes disponibles sur www.anacase.fr.

(2) Voir ASH n° 2700 du 11-03-11, p 26.

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