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Un sas pour quitter l’addiction

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Le centre thérapeutique résidentiel de Gagny, dans la Seine-Saint-Denis, héberge pour trois mois des sortants de prison polyconsommateurs de drogues. Durant cet accueil rapide, il met en œuvre des actions visant le soin et l’insertion.

C’est une maison de maître située à la sortie de la station de RER de Gagny (Seine-Saint-Denis). Au rez-de-chaussée, un grand salon accueillant, décoré de peintures et de collages, s’ouvre sur un coin télé aux étagères remplies de DVD. Au même niveau, on aperçoit une cuisine équipée, une buanderie et une salle de musculation. A l’étage se trouvent des chambres à deux lits aux murs peints de couleurs vives, dont les fenêtres donnent sur un beau jardin. Posé sur un radiateur, un livre est resté ouvert. C’est La métamorphose des cloportes, d’Alphonse Boudard. L’auteur raconte sa sortie de prison et les aventures rocambolesques qui s’ensuivent. « Un beau jour – oui c’était un beau jour – on m’a libéré sans crier gare. En haut lieu, on estimait que j’avais assez payé. Voilà… valise, paperasses, une signature, et salut ! Je me suis retrouvé sortant d’une gare parisienne un peu comme un poisson qui aurait séjourné longtemps dans un bocal et qu’on rejetterait à la rivière. » C’est justement pour que les ex-détenus, et plus précisément ceux qui souffrent de problèmes d’addictions, ne se retrouvent pas, tel l’Alphonse du roman, « lâchés » dans la nature que l’association Aurore a ouvert le centre thérapeutique résidentiel (CTR) de Gagny il y a deux ans et demi (1). Habilitée pour 11 places (dont trois en aménagement de peine), cette unité d’accueil rapide héberge actuellement sept résidents pour une période limitée à trois mois. Un sas structurant et protecteur pour ces multirécidivistes, multirechuteurs, qui ont pris la décision de mettre enfin un terme à leur consommation de drogue ou d’alcool.

Les unités d’accueil rapide et de court séjour sont au nombre de quatre en France. Elles sont nées d’un appel à projet lancé par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) et par la direction générale de la santé auprès des structures gestionnaires de centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) et de centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud). L’objectif était d’offrir des solutions aux personnes sortant de prison et/ou sous main de justice qui cumulent diverses problématiques comme l’addiction, des troubles psychiques et une désocialisation importante et qui, de ce fait, sont exclues des dispositifs classiques de prise en charge. Depuis sa création en 1874, l’association Aurore accueille les « libérés de la commune et du bagne ». Elle a, depuis, développé son activité dans trois domaines : l’hébergement, le soin et l’insertion. Elle s’est naturellement positionnée pour accueillir un public souffrant d’addictions et ayant des comorbidités.

CONSOLIDER UNE PÉRIODE D’ABSTINENCE

« Les résidents que nous accueillons au sein du CTR du CSAPA Clemenceau de Gagny [2] sont des polyconsommateurs de drogues aussi bien par recherche de plaisirs que pour autotraiter leurs souffrances psychiques ou “s’évader”. Ils sont accros depuis dix, vingt ans, ont poursuivi leur consommation en détention et souhaitent arrêter. Jusqu’ici, ils rechutaient parce qu’ils ne savaient pas traiter autrement leurs difficultés, déplore François Hervé, directeur du pôle Addictions santé précarité d’Aurore. Ils sortaient de prison avec des projets plein la tête qui ne correspondaient pas à la réalité, comme trouver un travail et une compagne. Une fois sur le pas de la porte, ils vivaient trois jours à l’hôtel et retournaient fatalement vers ce qu’ils connaissaient : la drogue, voire le trafic ou le vol pour financer leur consommation. S’ils ont demandé à intégrer un hébergement thérapeutique, c’est parce qu’ils souhaitent mettre un terme à ce cycle mais qu’ils ont des difficultés à y parvenir seuls. » Au CTR, l’accompagnement est assuré par six travailleurs sociaux et une équipe médicale (un médecin, une infirmière, une psychologue et une pharmacienne) transversale aux autres services du CSAPA. « Il s’agit, à travers une prise en charge “intensive”, de consolider une période d’abstinence ou un traitement de substitution, de stabiliser sur le plan médical, psychologique et social les bases permettant la construction d’un projet d’insertion ou de soin cohérent, d’en accompagner la réalisation et, surtout, de briser le cycle incarcération-rechute-récidive-incarcération », explique Agathe Bouillet, la directrice du CSAPA.

L’entrée dans l’institution se fait par libre adhésion. Les détenus qui sont ­désireux d’arrêter les stupéfiants sont repérés par les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), les unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) ou les services médico-­psychologiques régionaux (SMPR) et peuvent rencontrer l’équipe du CTR durant la permanence qu’elle assure dans les maisons d’arrêt de Fresnes (Val-de-Marne) et de Villepinte (Seine-Saint-Denis). Le fonctionnement et les règles de l’établissement leur sont présentés, et les prisonniers peuvent même bénéficier d’une autorisation de sortie pour passer la journée à Gagny et décider, ou non, d’y être orientés.

« Je suis content d’être ici, ça me fait du bien », affirme Nasser T. (3), qui vit au CTR « depuis 35 jours » en placement extérieur. « Ça m’évite de me retrouver face aux produits. » Ce matin, le quadragénaire participe activement à l’atelier Observance thérapeutique, animé par Marie-Anne Lassalle, pharmacienne et psychologue clinicienne. La professionnelle aborde avec les résidents les médicaments et leur mésusage, la consommation de drogues, d’alcool et de tabac et ses conséquences physiques et neurologiques. « On remet à flot leurs connaissances. Lors de la première séance, je leur demande de citer les médicaments qu’ils connaissent. Ils ne mentionnent que des psychotropes ! remarque Marie-Anne Lassalle. Ils rient un peu quand je leur rappelle qu’il faut respecter les doses prescrites… » Quant aux « produits » qu’ils ont consommés par le passé, la liste est longue. « Ecstasy, PCP, ice, coke, héroïne, cannabis, rachacha, amphéta­mines, kéta, NDNA, GHB, acide, crack, champignons, opium… » Olivier P., qui réside à l’unité d’accueil depuis deux mois et demi, ne se fait pas prier pour énumérer toutes les drogues qu’il connaît. Comme les autres, il espère sortir « stabilisé » du centre, mais il sait que le risque est grand de rechuter. « On est connus dans nos réseaux, on sait que si on repasse par Château-Rouge, à Paris, on sera identifiés comme consommateurs et que les dealers essaieront de nous vendre des produits. Si on leur dit qu’on a arrêté, ils vont nous en donner gratuitement pour nous redonner l’envie car ça les ennuie de perdre un client. En plus, je suis sûr que ça les frustre qu’on s’en soit sortis, qu’on soit bien portants », assène-t-il.

« Les patients sont tous avides de connaissances et l’atelier permet d’aborder de nombreuses problématiques, souligne Marie-Anne Lassalle. Aujourd’hui, nous avons débattu de l’ouverture des “salles de shoot”. La fois dernière, ils ont effectué des tests de détection du monoxyde de carbone pour voir l’effet du tabac sur leurs poumons. » La plupart des résidents suivent un traitement à la méthadone ou au Subutex géré par la pharmacienne. Tous les médicaments sont stockés à l’infirmerie. Situé entre celle-ci et la salle à manger, un sas très discret permet aux patients, toujours sous la surveillance d’un éducateur, de prendre avant chaque repas la dose qui leur est prescrite.

RYTHMER LA JOURNÉE PAR DES ACTIVITÉS

Reste que, malgré les traitements de substitution et l’interdiction de consommer au CTR, tous les résidents n’ont pas renoncé à leurs vieux démons. « Hier, l’un d’eux a consommé. Ça s’est vite ressenti à son allure et à son comportement, raconte Anne-Sophie Koch, l’infirmière du CSAPA. Nous lui avons demandé de verbaliser, mais la plupart du temps il y a du déni. Cela ne signifie en aucun cas que la prise en charge est “fichue”. Nous savons bien qu’en prison ils fument, consomment de la drogue et sont “surmédiqués”. Ce n’est pas parce qu’ils passent notre portail qu’ils arrêtent du jour au lendemain… » Pour Morad Fennas, directeur adjoint du CSAPA, « le temps carcéral est très particulier et un projet qui est appréhendé en détention n’est plus forcément le même une fois dehors. Donc, oui, les résidents s’inscrivent volontairement pour venir ici, mais ont-ils vraiment envie de se retrouver en structure collective pendant trois mois et de stopper les produits ? » En cas de tels problèmes, les professionnels peuvent orienter les résidents vers la psychologue du centre thérapeutique, qui les reçoit en consultation et anime un groupe de parole destiné à exprimer leurs émotions et à restaurer leur estime de soi.

La participation des résidents aux activités collectives qui rythment la semaine à l’unité est obligatoire : qi gong, piscine, pétanque, badminton, sorties au musée ou au cinéma, relaxation, atelier de photolangage, théâtre d’improvisation, etc. « Ça n’accroche pas toujours. Lors de la dernière visite au Palais de Tokyo, certains sont restés assis à lire un journal. Ceux qui ne sont pas sportifs regardent les autres quand ils nagent ou font du kayak, constate Vincent Benoît, éducateur spécialisé. Il y a toujours dans les groupes des personnes moteur. Quand elles partent du CTR, d’autres arrivent et proposent de nouvelles activités. Nous nous adaptons, sachant que nous ne pourrons jamais contenter tout le monde, d’autant qu’ils n’ont ni le même âge, ni la même histoire. » Au-delà de l’intérêt de leur contenu, ces activités de groupe ont pour objectif de donner un rythme aux journées. « Nos résidents ont perdu cette habitude en prison où beaucoup passaient dix-huit heures par jour allongés dans leur cellule. » L’autre fonction de ces activités de « loisir » est de remplacer le plaisir de la drogue par une multitude de petits plaisirs…

Les tâches quotidiennes dans la maison, fixées selon un planning – aujourd’hui, Jean-MarcF. doit confectionner le déjeuner pour les résidents et les éducateurs, Nasser doit nettoyer la salle de bains commune, et Olivier s’occuper de la buanderie – ont aussi une visée « thérapeutique ». Elles permettent d’apprendre ou de réapprendre à respecter les autres, à gérer les impatiences, à échanger, à négocier, si possible sans trop de frictions. Souvent, les résidents se connaissent avant d’arriver au CTR, soit de la maison d’arrêt, soit des lieux de consommation. Il arrive que des clans se reforment à l’intérieur de la structure. Mais « en ce moment, le groupe est plutôt calme, il y a une bonne ambiance », assure Orianne Lahccen, éducatrice spécialisée. Nasser, résident, confirme : « Jusqu’à aujourd’hui, tout va bien. Mais nous sommes des hommes, on se charrie un peu quand même. » Lui affirme se tenir à carreau, « car à la moindre altercation, c’est la porte ».

A l’unité d’accueil rapide, les règles à respecter sont nombreuses : les chambres sont fermées à clé durant la journée ; il est interdit de passer la nuit à l’extérieur pendant les trois mois du séjour ; toute demande de sortie pendant la journée doit faire l’objet d’une demande écrite ; les visites des proches dans l’unité doivent être programmées et accompagnées, etc. « Cela peut sembler drastique, mais les résidents savent tout cela avant d’arriver et se sont engagés à respecter le règlement de fonctionnement, pointe Morad Fennas. Certains prétendent que les conditions de vie sont plus dures qu’en prison car ils ont un tas d’obligations, et surtout parce que nous ne tolérons pas la consommation. Ce qui est compliqué pour eux, c’est qu’ils sont confrontés en permanence au fait que s’ils restent ici, c’est qu’ils le veulent. A eux de gérer l’ambivalence entre le désir d’être protégé et le besoin de liberté. » Les trois premières semaines après la sortie de prison sont les plus cadrées. « Il y a un temps nécessaire avant de pouvoir autoriser les sorties et le téléphone portable. Durant cette période d’observation mutuelle, les résidents ne peuvent pas faire de démarches sans un éducateur. Et cette sortie doit, de toute façon, être motivée par leur projet : pièce d’identité à refaire, réouverture des droits sociaux, rendez-vous chez un spécialiste », détaille Agathe Bouillet, directrice du CSAPA. Pas question non plus de les autoriser à faire une banale course au Franprix. « Chez le commerçant de proximité, l’alcool est en vente libre. Tant qu’un travail n’a pas été fait sur le thème “comment se protéger du produit ?”, il est inutile d’envoyer des personnes fragiles au casse-pipe. » Pour Olivier, qui vient seulement de récupérer son portable, les interdictions sont parfois trop pesantes : « J’ai l’impression d’être dans une secte. J’ai besoin de prendre l’air. » « Si le résident sort sans autorisation, rien ne l’en empêche puisque le portail est toujours ouvert, commente la directrice. Mais c’est repris et discuté avec lui à son retour. » Le vendredi, une réunion « expression des usagers » permet aussi aux résidents de remettre en question le fonctionnement de l’établissement. « Ils ont négocié l’ouverture de la salle informatique jusqu’à 22heures le samedi. Pour la consommation de café après 15 heures, en revanche, ce n’est pas gagné ! », pointe Vincent Benoît, éducateur spécialisé.

UN IMPACT SUR LA SANTÉ ET LA QUALITÉ DE VIE

Tout au long de la semaine, en dehors de l’encadrement des activités et de la gestion de la vie quotidienne dans la structure, le travailleur social cherche aux côtés des résidents des solutions pour leur sortie du dispositif de transition. « La plupart d’entre eux sortent de prison sans droits sociaux. Certains ne sont pas français et leur carte de séjour n’est plus valide. Il faut refaire les papiers, demander des aides médicales de l’Etat ou des couvertures maladie universelles », souligne Vincent Benoît. Orianne Lahccen renchérit : « Ce sont des personnes qui sont loin de l’insertion. Nous ne sommes pas avec elles dans une démarche de recherche d’emploi mais dans une phase particulière de construction de projet et de préparation à l’autonomie. Notre priorité, c’est de trouver une continuité à notre prise en charge au bout des trois mois. Nous devons faire preuve d’imagination et envisager une sortie différente en fonction des besoins et des envies. J’ai deux résidents en référence. Leurs projets de vie sont divers, et il est nécessaire d’activer un réseau de partenaires très large. Et cela le plus vite possible. »

Que deviennent les anciens résidents ? « Quand la prise en charge arrive à son terme, certains le ressentent comme un abandon, souligne Agathe Bouillet. Ils se demandent s’ils vont être capables de continuer sans l’équipe, qui est extrêmement présente. Certains partent en soins de suite et de réadaptation s’ils sont encore fragiles. » Aline Lupuyau, médecin-chef du SSR d’addictologie La Concorde d’Alfortville (Val-de-Marne), a reçu une trentaine d’anciens résidents du CTR : « Grâce à l’accompagnement pluridisciplinaire de Gagny, ces patients ont traversé la période nécessaire pour être mis à distance du produit et repartir sur de bonnes bases. Ils ont davantage réfléchi à leur passé et sur ce qu’ils veulent faire que ceux qui nous arrivent d’autres services. Reste qu’ils ont vécu longtemps enfermés et conservent des troubles de la personnalité et des traumatismes qui nécessitent une prise en charge particulière. » Ensuite, les travailleurs sociaux ont rarement des nouvelles : « Nous savons que certains vivent en appartement thérapeutique ou en communauté thérapeutique. Ceux qui sont retournés auprès de leur famille se comptent sur les doigts de la main. Jeudi dernier, un résident est venu chercher des affaires qu’il avait laissées depuis plusieurs mois et nous a assuré que tout se passait bien pour lui, se réjouit Orianne Lahccen. Mais il y a aussi des récidives, des reprises de consommation et des retours en détention. »

Marie-Anne Lassalle résume : « Nous ne pouvons pas faire de miracle en trois mois. Nous mettons ces sortants de prison sur un chemin et leur donnons les moyens de s’y tenir. En suivant ce qui est proposé ici, il y a forcément un impact direct sur leur santé et leur qualité de vie. S’ils partent d’ici sans être guéris, au moins ils auront entendu des choses qui leur seront profitables. Après leur sortie, ils peuvent continuer à voir un psychologue, un CSAPA, des médecins… »

Victor S., qui réside dans l’unité depuis un mois, a déjà imaginé son avenir. Quand il quittera la structure, il partira voyager, assure-t-il. « Changer de vie pour être sûr de ne pas rencontrer les mêmes personnes. »

Notes

(1) CSAPA Clemenceau : 8, rue Clemenceau – 93220 Gagny – Tél. 01 43 01 30 70 – csapaclemenceau@aurore.asso.fr.

(2) Outre le centre thérapeutique résidentiel, le CSAPA comporte deux autres services : des appartements thérapeutiques (22 places réparties dans Gagny) et un dispositif semi-collectif pour les femmes avec enfants ou femmes enceintes.

(3) Les identités des résidents ont été changées.

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