« Dirigeant d’une association d’aide à la personne en Charente-Maritime et en Gironde depuis plus de trois ans, il m’est souvent arrivé, comme beaucoup de mes confrères je suppose, de déplorer de ne pas disposer d’une boule de cristal afin de déterminer à coup sûr l’activité à venir.
Ainsi, alors que nous abordons la phase de construction budgétaire que nous allons proposer aux conseils généraux, je me surprends à considérer cette étape cruciale de l’année comme un instant divinatoire et primordial.
Divinatoire, car il nous est instamment demandé de faire et de réussir un pari sur l’avenir, sur le nombre d’heures que nous aurons à servir. Mais que pouvons-nous savoir précisément de notre activité à venir si ce n’est en nous basant sur le constat des années passées ? Comment pourrions-nous anticiper les capacités des départements à payer l’activité sociale quand ceux-ci demeurent, et depuis quelque temps déjà, dans l’expectative quant à leur capacité à financer les accompagnements à domicile ?
Comment pourrions-nous appréhender l’évolution des politiques publiques en faveur du maintien à domicile quand les messages nationaux que nous recevons comme tout un chacun sont brouillés et illisibles ?
Comment anticiper les axes prioritaires définis par les caisses de retraite et les mutuelles quand ces organismes, eux-mêmes pris dans une tourmente complexe, sont parfois amenés à redistribuer les cartes en cours d’année afin de rajuster leurs prétentions à leurs possibilités ?
Comment, et sur quel mode, interpeller les agences régionales de santé alors qu’elles demeurent étonnamment taiseuses en ces temps de doute, comme si elles craignaient des ajustements de la loi “hôpital, patients, santé et territoires” trop hâtivement construite par nos précédents gouvernants ?
Comment avoir une idée précise des capacités d’autofinancement de nos clients alors qu’ils sont eux-mêmes confrontés à ce que tous nomment “la crise”, et surtout comment obtenir de nos conseils généraux qu’ils nous considèrent comme des partenaires ouverts, adultes, plutôt que comme des prestataires de services à qui l’on demande en permanence d’accroître à l’infini leurs capacités à gérer ?
Gérer, le mot est dit ! Le virage est pris et l’on ne reviendra pas en arrière !
Il nous est demandé de gérer, donc de décrire, de compter, d’extrapoler, de définir des objectifs, de les chiffrer, et surtout de maîtriser les coûts… Mais quelle est la recette pour augmenter sans cesse notre rentabilité en cherchant un équilibre introuvable entre respect des dispositions conventionnelles et tarif horaire le plus bas possible ?
Comment adapter nos masses salariales (expression barbare pour parler de l’ensemble de nos salariés) à une activité par nature extrêmement fluctuante ?
De quels outils réglementaires dispose-t-on pour dépasser la simple constatation a posteriori de ce qu’il aurait fallu faire une fois que les dés sont jetés ?
On nous répondra que la “modulation du temps de travail” a été en son temps imaginée pour introduire une forme de flexibilité de nature à amortir les à-coups de l’activité. Mais ce système a ses limites car il reporte en fin d’exercice les interrogations de la première partie de l’année.
Faut-il embaucher ? Faut-il augmenter les contrats à temps partiel ? Faut-il recourir plus massivement aux contrats aidés (avec le risque d’une déqualification des interventions) et quelles seront les politiques nationales à ce sujet ? Faut-il former le personnel ? Faut-il tendre vers l’emploi à plein temps ?
Comment faire en sorte que la noble intention contenue dans le vocable de “professionnalisation de la branche” trouve enfin une traduction partielle sur le plan des conditions de travail ? Qu’est-ce qu’une profession ?, si ce n’est une activité rémunérée qui permet de vivre dignement, ce qui, à ce jour, et malheureusement depuis longtemps, n’est pas le cas dans le secteur de l’aide à la personne car une simple lecture des bilans sociaux fait apparaître que dans l’immense majorité des structures, les recours massifs au temps partiel subi sont la règle et que les moyennes des rémunérations, catégorie par catégorie, se situent entre 800 et 1 200 € nets par mois. Ce constat est alarmant et devrait nous conduire à cesser de nous gargariser de nobles déclarations d’intention pour construire de véritables parcours professionnels pour des salariés trop souvent captifs.
Autant de questions à ce jour sans réponse et qui hantent l’ensemble des dirigeants.
Les aspects exogènes sont également sources de réflexion : doit-on continuer à s’inscrire dans une certification ? Quelle plus-value réelle cela apporte-t-il, et surtout quelle est la nature réelle de la valeur ajoutée au regard de nos financeurs ?
Par ailleurs, quelles sont les fédérations professionnelles qui partagent et portent haut ces préoccupations ? La tendance actuelle semble tendre massivement vers un désenchantement ; les réflexes identitaires et spécifiques se développent face à une crise de confiance de la représentativité à l’échelon national des structures de terrain.
Doit-on continuer à se satisfaire de proposer des situations de travail à la limite du supportable sans qu’aucun échange sur les pratiques ne puisse mettre en mots ce qui est trop souvent ressenti et subi ? Pourquoi continuer à faire sienne la décision des financeurs de ne pas s’impliquer dans la prise en charge de supervision, analyse des pratiques et autres groupes de parole ? Il nous appartient, face à ce constat, de nous faire les porte-parole des auxiliaires de vie, qui décrivent toutes une solitude et une fatigue professionnelle importantes.
Dans notre domaine, contrairement à d’autres pans du travail social, les temps d’échange sont réduits à la portion congrue, et il y a fort à parier que tant que l’on n’aura pas déconnecté l’aide à domicile en direction des adultes de la tarification horaire, l’ensemble du secteur restera confiné dans une souffrance et une injustice dont ne peuvent que pâtir les salariés.
Ainsi, ce pan de l’“économie solidaire”, maintenu sous une perfusion savamment dosée pour n’organiser que la survie des structures, ne pourra jamais accéder à une maturité et à une responsabilité que certains appellent de leurs vœux. Même les instances représentatives des filières professionnelles restent bien timides dans leurs revendications tant la culture du misérabilisme de l’aide à la personne est dominante.
Il existe pourtant des motifs d’espérer, des signes qui laissent penser qu’enfin le jour viendra peut-être de la maturité de nos services. Ces signes sont contenus dans l’expérience en cours, sous l’égide de l’Assemblée des départements de France et de certaines têtes de réseaux, de tenter un fonctionnement enfin différent de l’aide à la personne, fonctionnement borné par la conclusion d’un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (1) et qui permettrait, dans une certaine mesure, de se déconnecter de l’habitude “épicière” prise de ne concevoir l’accompagnement à domicile qu’à travers le prisme du temps et de l’argent.
Ces expérimentations ont suscité beaucoup d’espoir chez ceux qui demeurent persuadés que la technicité et les compétences des associations leur permettent enfin d’assumer pleinement les choix des modes d’intervention et de répartition de l’activité en les adaptant en temps réel aux situations.
Mais attention ! Il serait dangereux de considérer comme plus aisé un mode d’intervention où le financement se justifierait sur la base d’une activité constatée a posteriori, et surtout il conviendrait de se préparer à assumer pleinement des orientations décidées en interne et à en répondre tant auprès des financeurs que des usagers. Ce n’est cependant qu’à ce prix que l’on franchira l’étape qui manque à notre branche professionnelle pour affirmer un positionnement plus social et moins marchand.
Avec de l’ambition, de la rigueur, de la formation, le pari peut être gagné. Il faut pour cela qu’une majorité y croie et se porte volontaire pour expérimenter la “révolution culturelle” indispensable à notre branche. Nous avons, pour la plupart, développé les atouts pour gagner ce pari et c’est à nous de le faire savoir.
En attendant, il va bien falloir, et pour quelque temps encore je le crains, continuer à construire un budget et négocier une activité avec des prescripteurs qui nous reprocheront peut-être de ne pas avoir atteint les objectifs d’une activité qu’ils ne nous ont pas octroyée.
Bonne chance à tous ! »
Contact : Tél. 05 46 49 70 16 –
(1) Voir ce numéro, p. 42.