Recevoir la newsletter

« La violence des femmes n’est jamais pensée sous un angle politique ou social »

Article réservé aux abonnés

Ogresses, empoisonneuses, pétroleuses… Les figures de femmes violentes ne manquent pas. Pourtant, pour les sciences humaines, la violence féminine reste un objet quasiment tabou. La sociologue Coline Cardi entend lever le voile avec l’ouvrage qu’elle a codirigé, « Penser la violence des femmes ».
L’étude que vous avez dirigée avec Geneviève Pruvost s’intitule « Penser la violence des femmes ». La violence féminine est-elle impensée ?

L’une comme l’autre, dans nos travaux, nous avons été confrontées au fait que la violence des femmes est très peu abordée en France en tant qu’objet de recherche. Que ce soit du côté de la sociologie de la déviance et de la violence, où l’on oublie complètement la dimension sexuée, ou de celui des recherches sur le genre, qui ont écarté cette question, notamment parce qu’il fallait d’abord penser sur le plan politique les violences faites aux femmes. Mais, en même temps, la violence des femmes n’a rien d’un tabou : elle est source de nombreuses représentations et est régulièrement convoquée à l’occasion de tel ou tel fait divers. Notre objectif était donc à la fois de penser les palettes et les occurrences de la violence des femmes et de travailler les façons dont les sociétés les dénient, les reconnaissent ou les mettent en récit. Avant nous, en 1997, l’ouvrage de Cécile Dauphin et Arlette Farge De la violence et des femmes a connu une réception compliquée. On leur a notamment reproché de s’intéresser aux violences féminines alors qu’on en était encore à essayer de mettre en lumière les mécanismes de la domination masculine. Nous avons tenté de poursuivre ces travaux en prenant en compte l’hétérogénéité du groupe des femmes et en nous situant dans une vision de la condition féminine sans doute moins victimaire et moins binaire.

Vous réfutez d’emblée l’idée d’une violence intrinsèquement féminine. La violence n’a donc pas de sexe ?

Nous ne pensons pas qu’il existe une spécificité de la violence des femmes et nous nous inscrivons clairement dans une approche anti-essentialiste. Les analyses statistiques de la délinquance vont d’ailleurs dans ce sens. Contrairement à ce que l’on entend souvent, les délinquances masculines et féminines sont relativement similaires. Se mettent toutefois en place très tôt des formes sexuellement différenciées de contrôle social des filles et des garçons qui répriment davantage la violence des filles. En réalité, s’il existe une spécificité de la violence, c’est davantage lié au fait que les femmes sont encore largement cantonnées dans la sphère privée, ça n’a rien à voir avec une différence biologique.

Vous soulignez le phénomène de disparition des femmes au long de la chaîne pénale. Comment l’expliquez-vous ?

Dans un certain nombre de situations, la violence des femmes est carrément niée. On fait comme si elle n’avait jamais existé. C’est le cas dans le monde judiciaire, où les stéréotypes de genre ont un impact très fort. D’où un mécanisme de sous-enregistrement et de requalification des faits commis par les femmes. Elles sont 14 % parmi les mises en cause, 9 % à passer devant un juge et seulement 3,4 % à être incarcérées. Mais les choses ne sont pas si simples. Cette sous-représentation pénale des femmes montre aussi comment fonctionne le contrôle social selon les genres. Car si les femmes échappent souvent à l’incarcération, toute une série d’autres contrôles sont mis en place les concernant, en particulier dans les espaces de la psychiatrie et du travail social. Ce dernier, on le sait, est une instance à la fois de protection et de surveillance, en particulier des mères. Quant à la psychiatrie, elle constitue d’une certaine façon le pendant de la prison pour les femmes.

L’inceste féminin, en particulier, semble une figure impensable. Pour quelle raison ?

De fait, dans les archives judiciaires, on trouve peu d’incestes féminins. Ces situations se rencontrent plutôt dans des dossiers d’attentat à la pudeur. Au mieux, les femmes sont considérées comme complices. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne soient pas lourdement sanctionnées, tant il est jugé insupportable qu’une femme puisse encourager l’inceste. On peut se demander néanmoins qui a intérêt à rendre impensable cette figure de l’inceste féminin. Je crois que se rejoue autour de cette question la division sexuelle du travail, car l’hypertrophie de la figure de l’inceste masculin écarte les hommes des tâches de maternage. Alors que les femmes ne présenteraient pas de danger pour les enfants, puisque « naturellement » incapables d’inceste.

Les mouvements féministes auraient eux aussi tendance à sous-évaluer la violence des femmes…

Il existe en effet une forme d’occultation de la violence féminine au sein de ces mouvements. L’importance de l’idéal féministe de non-violence y participe sans doute. En outre, la recherche féministe ayant longtemps été liée à l’agenda politique et militant, il était nécessaire de faire reconnaître les violences faites aux femmes. Aujourd’hui, une nouvelle génération de chercheuses s’est emparée de la question du genre, moins aux prises avec les conflits internes au féminisme et plus encadrée que la précédente, qui avait fait œuvre pionnière. Dans ce contexte, penser la violence des femmes est davantage possible.

Lorsque la violence des femmes est reconnue, elle serait très souvent biologisée ou assujettie à celle des hommes…

Il existe différentes façons de disqualifier la violence des femmes. La première est de la biologiser : les femmes ne sont pas considérées violentes par nature tout en étant associées à la démesure, à l’hystérie… La violence féminine serait l’expression d’une nature désordonnée et ce serait à la société de faire des femmes des êtres civilisés qu’il faudrait déposséder de leur capacité d’exercer la violence. Il existe aussi un phénomène de psychologisation, voire de psychiatrisation de la violence féminine, souvent envisagée comme relevant d’un psychisme désordonné et d’une histoire individuelle. Mais cette violence n’est jamais pensée sous un angle politique ou social. Enfin, une autre interprétation consiste à analyser la violence des femmes dans le cadre de la domination masculine. Par exemple, une femme qui commet un attentat suicide le ferait parce que des hommes le lui auraient ordonné. On connaît aussi la figure de la femme criminelle abusée par un homme, qui agirait forcément par amour. Là aussi, on ôte aux femmes leur statut de sujet au nom de la division sexuelle du travail.

Le combat pour l’égalité des sexes doit-il pour autant aboutir à un « droit à la violence » pour les femmes ?

Notre objectif est de penser la violence des femmes, non de la prôner. Le maintien de l’idéal féministe de non-violence nous semble à cet égard essentiel. Néanmoins, au terme de ce travail, il nous paraît tout de même nécessaire de réclamer un droit à la violence pour les femmes afin de pouvoir renverser le vieil ordre binaire avec, d’une part, des femmes vulnérables et, d’autre part, des hommes potentiellement violents. Nous vivons dans une société où la violence possède une dimension politique importante. D’une certaine façon, pour avoir accès à la citoyenneté, il faut avoir un accès égal au pouvoir de violence. Il ne s’agit pas pour autant d’imaginer que le mythe des Amazones, celui de la domination des femmes, constitue un idéal politique.

Mais en prônant ce droit à la violence pour les femmes, ne risquez-vous pas que l’on vous reproche de légitimer celle des hommes ?

Ce que montre notre livre, c’est davantage combien la violence des hommes, contrairement à celle des femmes, est considérée comme légitime. Et puis on a toujours tendance à penser que l’égalité consisterait à donner aux femmes l’accès aux mêmes conditions et comportements qu’aux hommes, mais jamais l’inverse. Or une société plus égalitaire pourrait aussi aller vers une conception davantage féminine du traitement de la violence.

En quoi cette réflexion sur la violence des femmes peut-elle aider les intervenants sociaux ?

Je crois qu’il serait nécessaire d’engager une réflexion sur le genre dans le travail social, aussi bien du côté des professionnel(le)s que du côté de la prise en charge des publics. Les femmes sont plutôt dans les métiers de la petite enfance et les hommes dans ceux de l’animation. Et, à l’intérieur même des structures, les hommes accèdent davantage aux postes d’encadrement et de formation. Le travail social repose aussi sur des stéréotypes de genre. Enfin, sans doute faut-il que les travailleurs sociaux s’autorisent davantage à envisager la possibilité de la violence féminine tout en l’inscrivant dans un cadre social et sociologique pour mieux la penser et la verbaliser.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Coline Cardi est sociologue, maître de conférences à l’université de Paris-8 et chercheuse au CRESPPA-CSU. Avec la sociologue Geneviève Pruvost, elle a codirigé Penser la violence des femmes (Ed. La Découverte, 2012).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur