L’évaluation du décret du 21 février 2007 sur la qualification des directeurs d’établissements sociaux et médico-sociaux (1) atteste d’une recomposition rapide de l’encadrement des établissements. Sous l’effet de la volonté des employeurs de muscler leurs directions, plus de la moitié des directeurs disposent d’un diplôme de niveau I, contre un tiers avant 2007. Mais, afin de réduire les coûts de cette montée en qualification, les organisations ont été modifiées : un tiers des directeurs gèrent plusieurs établissements. Avec le risque, estime le cabinet GESTE (Groupe d’études sociales, techniques et économiques) qui a réalisé l’évaluation, d’entraîner « des transferts de tâches vers les chefs de services, qui restent en dehors du champ d’application du décret » et de voir se développer des directions adjointes au rabais.
De fait, alors que le Caferuis (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale) avait abouti en 2004 à un consensus sur les caractéristiques de la fonction de cadre intermédiaire, la multiplication des termes utilisés met en évidence la difficulté des employeurs à penser la chaîne hiérarchique. Aux côtés du traditionnel « chef de service » mentionné dans les conventions collectives, sont apparus des intitulés, tels que « responsable d’équipe », « manager de terrain », « éducateur en chef », « encadrant de proximité », « coordonnateur de service »…
Dans les services, on cherche des repères. « Le métier a profondément changé, confie une chef de service, sous couvert d’anonymat. J’y suis entrée pour épauler des équipes sur l’accompagnement des usagers mais ce rôle a disparu au fur et à mesure des nouvelles délégations de pouvoir. » Recrutée comme cadre éducatif dans une institution spécialisée dans le handicap mental, elle s’est retrouvée, à l’occasion d’un changement de direction, promue « chef des services », un pluriel assorti d’aucune modification de son statut. « Le nouveau directeur, ex-cadre d’une grosse entreprise, était en charge de plusieurs structures et a commencé à déléguer ses responsabilités. Je gérais 55 salariés, deux groupes de vie, un service externalisé en appartement, un accueil de jour. J’en suis arrivée à m’occuper des salaires avec la comptable. » Elle a fini par démissionner. La leçon qu’elle en tire ? Celle d’un décalage culturel à l’œuvre dans un nombre grandissant d’établissements. « Ces nouvelles directions qui ne sont pas issues du social n’ont aucune connaissance de la réalité du terrain. Elles sont dans la procédure et les réponses à la commande publique. C’est la dimension clinique de l’institution qui disparaît, entraînant le délitement des missions des chefs de services. »
Une autre chef de service à s’exprimer anonymement, assure que ces trajectoires n’ont plus rien d’exceptionnel. En 2008, elle décide de quitter un premier établissement spécialisé dans l’autisme, épuisée après le redéploiement de la direction sur plusieurs sites et la transformation de son activité en quasi-directrice adjointe. Désireuse de renouer avec l’accompagnement, elle postule alors pour un poste de chef de service éducatif dans un centre d’éducation précoce, qui venait d’être agréé. Tout est à inventer et la fonction est exclusivement centrée sur l’animation des équipes éducatives. Malheureusement, on lui explique très vite qu’elle ne sera présente dans cette unité que quelques demi-journées par semaine et qu’elle devra consacrer le reste de son temps à un institut médico-éducatif. « La fiche de poste était composée de grandes phrases très généralistes et les missions se sont empilées : l’administration, les services généraux, puis les contrats du personnel… » A 45 ans, cette professionnelle expérimentée est catégorique : « Le chef de service, celui qui accompagnait et aidait à réfléchir au quotidien, n’existe plus. »
Tous ne sont pas dans ce cas. Dans les petits établissements, le duo directeur-chef de service fonctionne et les responsabilités sont en général bien cernées, assure Frédéric Mambrini, directeur général de l’Association départementale pour la sauvegarde de l’enfant à l’adulte de l’Essonne (ADSEA 91). « Le problème, c’est que le secteur a dû évoluer très vite pour répondre à de nouvelles contraintes. Les associations gestionnaires ont dû revoir leur organisation à marche forcée sans prendre le soin de réfléchir aux conséquences. » Des sièges sont créés reprenant les fonctions stratégiques des ressources humaines et de la gestion financière, qui relevaient de la compétence des directeurs. Les dispositifs ont souvent été redéployés en grands pôles d’activité, poussant un peu plus encore les organisations vers la rationalisation et la gestion. Résultat ? « Soit les directeurs se sont sentis dépossédés d’une dimension stratégique du projet associatif et ont surinvesti les dimensions d’expertise professionnelle qui incombent aux chefs de services, en fragilisant ces derniers, explique Frédéric Mambrini. Soit ils ont dû se défausser de leurs responsabilités pour assurer le pilotage de plusieurs sites en laissant leurs chefs de services seuls face à la gestion des équipes, à l’intendance et aux ressources humaines. »
Christophe Walisko, chef de service dans une association de Rhône-Alpes, témoigne des effets de ces transferts de compétences. Il assure la gestion simultanée d’un centre de vie pour adultes handicapés mentaux et d’un important centre d’adaptation, avec le soutien de sa directrice à hauteur de 0,17 équivalent temps plein (ETP), elle-même se partageant entre trois établissements. « Je dois déléguer l’organisation des activités auprès des éducateurs. Je donne simplement un cadre général. Quant à la coordination au quotidien, elle se fait de façon empirique, et donc officieuse, par l’intermédiaire de certains éducateurs spécialisés qui se sont plus ou moins investis dans ces questions. » Après avoir obtenu une reconnaissance de sa fonction de directeur adjoint, il vient de passer le Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale) pour briguer une direction. Un juste retour des choses, estime-t-il.
Ce flou à tous les étages, Judith Balas, psychosociologue et formatrice, l’explique par une double confusion dans la façon de concevoir les responsabilités (2). La première consiste en une attitude frileuse qui assimile la responsabilité au pouvoir de décision ; plus les attributions d’un cadre intermédiaire sont larges, plus ses responsabilités semblent concurrencer celle de la direction. D’où une seconde confusion qui consiste à se rassurer en pensant que le collaborateur hiérarchiquement en dessous agit par délégation, « alors même qu’il exerce les responsabilités inhérentes à sa fonction ». C’est le cas quand la direction dit « déléguer » le management organisationnel des équipes au cadre intermédiaire. « Ces deux confusions ont des conséquences majeures sur l’organisation. Elles entraînent, par exemple, la non-formalisation des liens hiérarchiques et fonctionnels, l’absence de fiches de poste avec des effets ricochet jusque dans la transmission des informations et l’analyse des besoins émergents. »
Pour preuve, cinq ans après le décret de 2007 qui rendait obligatoire la signature d’un DUD (document unique de délégations), censé préciser les délégations du directeur ainsi que les subdélégations aux chefs de services, un tiers des établissements ne l’a toujours pas mis en œuvre. Et quand ce document existe, il ne concerne souvent, pour l’essentiel, que les relations administrateurs-directeur à l’exclusion de l’encadrement intermédiaire.
Certains employeurs commencent à prendre conscience de la nécessité de colmater les brèches dans leur organisation. A l’image de la fondation Les Amis de l’atelier, en Ile-de-France, engagée dans un vaste développement qui l’a fait passer en l’espace de dix ans de 30 à 60 établissements pour personnes handicapées. Dotée d’un siège qui concentre les fonctions financières, les ressources humaines et l’expertise, elle a dû s’orienter vers de nouveaux outils de pilotage afin de clarifier les rôles de son encadrement. Dans sa première année d’exercice, un nouveau chef de service dispose par exemple d’un pair, lui-même chef de service d’un autre établissement, pour lui permettre de prendre ses marques. Les délégations qui lui sont confiées partent d’une base commune à tout l’encadrement intermédiaire, puis vont évoluer selon un éventail allant des décisions à prendre en toute autonomie jusqu’à celles nécessitant une concertation. « En fonction de la composition du binôme qu’il constitue avec le directeur, de la formation de l’un et de l’autre, l’éventail des délégations variera », explique François Lelièvre, directeur des ressources humaines (DRH). Des séminaires sont également organisés entre directeurs et chefs de services. Enfin, un repérage des potentiels et appétences des cadres contribue à assurer leur mobilité dans les unités de la fondation. L’objectif ? « Une organisation sécurisante qui permet de libérer les énergies », indique François Lelièvre. Après être intervenu dans le secteur sanitaire, ce DRH retrouve dans le champ social et médico-social les mêmes débats managériaux qui avait agité la communauté hospitalière des années plus tôt. « Le métier de chef de service est amené à évoluer. Après avoir appris la traçabilité et l’écrit, il sera demain un organisateur, quelqu’un qui doit savoir fédérer une équipe. Il apportera une plus-value en apprenant à déléguer plutôt qu’à faire en direct. »
Autre gros employeur, avec 800 salariés dont 70 chefs de services, l’ADSEA 77 (Association départementale pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Seine-et-Marne) a fait le pari de consolider l’expertise de son encadrement. De 15 % en 2005, la part de directeurs de niveau I est passée à près de 90 % et les chefs de services ont suivi avec des taux d’accès équivalent à des diplômes de niveau II. Durant cette période, les fonctions d’encadrement intermédiaire ont pris de plus en plus d’importance, explique Jean-Michel Tavant, directeur général de l’association. « Leur position d’interface entre les sphères hiérarchiques et non hiérarchiques confère aux chefs de services un rôle de premier plan dans l’environnement complexe dans lequel évoluent nos institutions. C’est là que se jouent une bonne partie de la dynamique institutionnelle et la cohérence des prestations auprès du public. »
Cette approche a conduit l’ADSEA à considérer ses chefs de services comme des « cadres associatifs » intégrés à la direction. Ceux-ci participent à des groupes de travail permanents, réunissant administrateurs, équipes de direction et partenaires extérieurs (magistrats, formateurs, chercheurs), avec l’objectif de clarifier le projet stratégique de l’association dans des domaines tels que l’évolution du management, l’action éducative en milieu ouvert ou l’Europe. Les travaux donnent lieu à des préconisations annuelles qui, après arbitrage de la direction générale, font l’objet de mesures concrètes. L’un des neuf groupes traite des problèmes des chefs de services et réfléchit à la création d’un lieu-ressources permettant la mutualisation de leurs pratiques. « Leur fonction est considérée comme un métier à part entière. C’est pourquoi nous attendons de nos cadres qu’ils pointent eux-mêmes leurs manques et prennent des initiatives pour les compenser », précise Jean-Michel Tavant. Reste que des questions demeurent. « Les formations en vigueur pour l’encadrement correspondent aux modèles institutionnels anciens, avec un Caferuis qui prépare à l’animation d’équipe autour d’un projet et un Cafdes à la direction d’un établissement autonome. Sauf que les nouveaux modes d’organisation ont bousculé ces schémas », explique Frédéric Mambrini.
Pour rajouter à la confusion, le décret de 2007 autorise les titulaires du Caferuis à occuper des postes de direction correspondant à un niveau II (3) alors que « le référentiel de ce diplôme n’a jamais été prévu pour l’exercice d’une direction », pointe Annie Léculée, administratrice d’Unifaf. Gênant, dans la mesure où, après avoir fait le plein de directeurs de niveau I, les employeurs se concentrent sur leurs directeurs de niveau II, qui représentent 60 % des postes de direction actuellement sur le marché de l’emploi. On observe d’ailleurs à Unifaf que le Caferuis est, depuis 2009, le troisième diplôme le plus financé dans la branche associative sanitaire, sociale et médico-sociale, derrière les diplômes d’aide médico-psychologique et de moniteur-éducateur.
« On assiste avec l’utilisation du Caferuis pour des directions de petits établissements ou pour des faisant-fonction de directeur à une recomposition qui nous inquiète. A un niveau en dessous, on sait très bien que de nombreux employeurs attribuent le titre de chef de service à des personnes qui ne sont en réalité que des coordinateurs sans délégations explicites », s’alarme Michel Defrance, président de la Fnades (Fédération nationale des associations de directeur d’établissements et services sanitaires, sociaux et médico-sociaux sans but lucratif). Et d’appeler à une refonte du décret de 2007. « Sans quoi, le jour où le diplôme d’éducateur spécialisé sera reconnu comme une licence, la boucle sera bouclée : il n’y aura plus qu’à nommer un éducateur “chef de service” sans formation préalable. Mais quelle sera sa légitimité et où trouvera-t-il son autorité ? »
Faut-il donc rouvrir le chantier du référentiel « métier » du Caferuis ? C’est l’avis d’un grand nombre d’acteurs. « Ou nous nous contentons de ce flou artistique dans lequel peuvent s’inscrire toutes les définitions, les pratiques, les missions qui convergent peu ou prou vers l’organisation des services, ou nous considérons que les chefs de services, ces acteurs clé du système institutionnel, sont porteurs d’enjeux qui dépassent largement les approches parfois simplistes de la fonction », résume François Danies, président de l’Andesi (Association nationale des cadres du social) (4).
Pour Véronique Bayer, responsable des formations supérieures à l’ETSUP (Ecole supérieure de travail social), il convient de tirer les leçons de l’évolution des services et de mesurer en quoi elle a transformé une culture professionnelle qui jusqu’alors valorisait l’engagement et le savoir-être. « En termes de formation, les réponses ne peuvent plus se contenter de donner des principes et des méthodes sur l’encadrement de proximité. Il va falloir élargir le regard des cadres sur le monde du travail, en réinterrogeant les présupposés du quotidien, en utilisant les outils d’analyse et d’investigation des sciences sociales qu’ils doivent désormais maîtriser. »
Comment (re)penser la fonction de chef de service ? C’est la question que s’est posée l’ACSE (Association des chefs de service éducatifs), à Lyon (5), en réunissant des cadres rhônalpins.
Six champs d’activité ont été identifiés.
• Le pilotage de l’action. Etroitement centré sur la conduite du projet éducatif, « il ne peut se confondre avec celui de l’institution ». Le rôle du chef de service « est de permettre l’évaluation de chaque action ».
• L’encadrement des équipes éducatives. « Il consiste autant dans l’organisation du travail que dans le développement des compétences du personnel et la mise en synergie des équipes pluridisciplinaires. »
Une mission qui suppose une réelle intégration dans l’équipe de direction.
• La gestion administrative et budgétaire. Là encore, toute confusion avec la gestion de l’établissement est proscrite. « Il s’agit de superviser la gestion administrative et d’évaluer les moyens nécessaires à l’accomplissement des actions. »
• L’information et la communication. C’est un domaine clé, estime l’ACSE. « Le chef de service est le passage obligé de la communication, montante ou descendante. » Il doit donc maîtriser la communication interne et la remontée d’informations vers la direction.
• Le projet d’établissement. En tant que cadre impliqué dans la direction de l’établissement, le chef de service doit être en mesure de faire des propositions d’orientation pour préparer l’avenir. Pour cela, « il faut posséder une vision politique du domaine où l’on évolue. Il faut anticiper sur l’évolution du secteur et sur celle des besoins. »
• Le partenariat et le travail en réseau. Un champ d’action indispensable, par exemple dans le cas d’une prise en charge judiciaire, et pourtant très disputé par les directions tant il recouvre des enjeux de pouvoir. « La question du partenariat est dépendante de la délégation de pouvoir donnée par le directeur de l’établissement. Celle-ci doit être bien précisée, claire et sans ambiguïté. »
Pour l’ACSE, être chef de service signifie être « l’expert » du projet du service.
« Fondamentalement, c’est cette notion qui peut être fédératrice en termes de qualification. »
(2) In « Management et idéologie managériale » – Empan n° 61 – Ed. érès.
(3) Hors les gros établissements soumis à un commissaire aux comptes qui nécessitent une qualification de niveau I, l’accès à une direction peut se faire à un niveau II, ou, dans le cas des petites unités et des logements-foyers, à un niveau III.
(4) Lors des Ires rencontres nationales des chefs de services, les 21 et 22 juin 2012 à Paris – Andesi : 63 bis, boulevard de Brandebourg – 94200 Ivry-sur-Seine –
(5) ACSE – CREAI Rhône-Alpes : 46, rue Edouard-Herriot – 69002 Lyon –