Juste derrière le terrain de sport, un peu à l’écart des bâtiments qui abritent des foyers de vie et d’hébergement, quatre hommes en gilet orange ou vert fluorescent bêchent la terre dans une petite serre et arrachent les mauvaises herbes, sous le regard attentif d’un moniteur. Ils échangent entre eux des plaisanteries, s’arrêtent en attendant les consignes. Tous travaillent à l’établissement et service d’aide par le travail (ESAT) Jean-Pinaud, qui accueille une centaine de salariés au sein d’un complexe médico-social pour personnes handicapées, l’institut Les Cent-Arpents (1) de Saran, à quelques kilomètres d’Orléans. Rien, en apparence, ne les distingue des dix autres travailleurs en espaces verts de l’ESAT. Pourtant, ils présentent une particularité. Voilà plus de quatre ans, ils se sont engagés dans une démarche de validation adaptée des acquis de l’expérience (V2AE) et ont déjà obtenu un ou deux des trois certificats de compétences professionnelles (CCP) qui débouchent sur le titre d’« ouvrier du paysage ». Leurs « diplômes », comme disent certains avec une lueur dans les yeux…
Lorsque l’ESAT, appuyé par le pôle études et formation de l’institut, démarre cette expérimentation en 2008, il fait figure de pionnier. Le projet est initié par un ergothérapeute en quête d’un terrain d’expérimentation pour son mémoire sur la VAE adaptée aux personnes handicapées. Très rapidement, la démarche a été reprise et portée par l’institut de Saran. « Un de nos principes fondamentaux est d’orienter, à chaque fois que c’est possible et quel que soit le domaine, les personnes en situation de handicap vers le milieu ordinaire. Et le droit à compensation introduit par la loi de 2005 [2] a facilité la mise en œuvre de cette démarche innovante », souligne Marie-Joëlle Pollet, directrice générale de l’institut Les Cent-Arpents. Pour l’équipe du pôle études et formation et les deux moniteurs concernés par cette V2AE, il s’agit d’abord de mettre en place une action d’identification et d’analyse des différentes pratiques et activités développées au sein des ateliers. Ce qui permet de repérer celles qui correspondent à des titres professionnels délivrés par l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), et d’établir les référentiels nécessaires. « Ce travail a mis en évidence les savoir-faire développés au sein des ateliers, mais aussi les difficultés rencontrées par les travailleurs en situation de handicap et les aides dont ils avaient besoin », explique Benoît Janvier, ergothérapeute et conseiller technique au pôle études et formation. Cette recherche préalable de clarification a débouché sur le choix du titre d’ouvrier du paysage pour la mise en œuvre de cette première action expérimentale au sein de l’ESAT.
Au départ, six travailleurs handicapés affectés à l’atelier espaces verts se sont portés candidats pour préparer ce titre professionnel par le biais d’une VAE. Tous présentent une déficience neurologique depuis leur naissance et ont eu un parcours classique, le plus souvent en institut médico-éducatif, avant d’arriver à l’ESAT. Le travail d’évaluation est essentiel, afin de ne pas exposer les personnes prêtes à s’impliquer dans cette démarche inédite à un éventuel échec lourd de conséquences. « Nous refusons de positionner n’importe qui sur cette V2AE. C’est un processus long qui implique une charge physique et mentale importante et qui pourrait entraîner une incapacité, voire une impossibilité », note Benoît Janvier.
L’évaluation est à la fois technique, pédagogique et clinique. Une telle approche pluridisciplinaire doit permettre de préciser les aides à la compensation dont a besoin chaque travailleur handicapé engagé dans cette VAE. Ces aides sont soumises à la Direccte (3), avant que l’équipe du pôle études et formation et les moniteurs d’atelier n’élaborent un plan de formation et d’apprentissage adapté aux personnes. Dans le hangar où sont alignés outils, tondeuses et autres motoculteurs, le groupe range les pelles et s’équipe pour aller tailler des haies dans le parc de l’établissement. Jérôme Montoille – que tout le monde dans le groupe appelle Gégé – se saisit en connaisseur d’un long taille-haie électrique. « C’est celui que je préfère », lance ce grand gaillard de 38 ans arrivé en 2005 à l’ESAT et qui est passé par la restauration, avant de choisir cette activité qui lui permet de travailler en plein air. Malgré cette apparente robustesse, pour échapper à l’énorme stress qui menaçait de le submerger lors de l’examen du deuxième certificat, Jérôme a eu besoin de la présence apaisante à ses côtés d’un superviseur. « Le jour de l’examen, ils sont face à un jury de professionnels qui n’est pas là pour juger d’un problème de handicap, mais pour évaluer une compétence. Or, au moment des examens, on constate globalement une augmentation importante du stress qui se traduit par l’apparition ou l’amplification de troubles parasitaires comme des tremblements, des peurs ou des pertes de mémoire », note Benoît Janvier. Après ce deuxième examen, Jérôme a perdu plusieurs kilos. Il a décidé, en accord avec l’équipe technique et pédagogique, de jeter l’éponge. Il ne préparera pas le dernier certificat.
Superviseurs, lecteurs, écrivains, tablettes tactiles ou supports sur CD-Rom… Pour faire accepter la mise en place de ces mesures humaines ou techniques de compensation du handicap lors des examens, il a fallu convaincre les autres acteurs concernés, pas toujours bien au fait des réalités auxquelles sont confrontées quotidiennement les personnes handicapées. Il a été nécessaire de travailler de concert avec les services administratifs et d’expliquer parfois le principe de ces aides, qui ne constituent pas des avantages mais bien la compensation de désavantages. « Cette démarche a démarré dans l’enthousiasme de ceux qui l’ont lancée au début. Il n’y avait pas de formalisation du dispositif, et il a fallu tout reprendre et tout renégocier pour acter la mise en place de types de compensation lors du passage des examens. Certains de nos partenaires avaient des frayeurs par rapport au cadre législatif et nous opposaient des textes réglementaires quand nous mettions en avant la nécessité d’avoir ces compensations prévues dans la loi de 2005 », se souvient Marie-Joëlle Pollet.
Aujourd’hui, les difficultés ont été résolues pour les deux premiers certificats, et les protocoles élaborés au fil des années ont été acceptés. Sur les six travailleurs qui ont commencé ce parcours de validation des acquis, quatre ont obtenu les deux premiers CCP (« Entretenir un espace vert ornemental » et « Planter et engazonner des espaces verts »). Dont Sébastien Dunoyer. « Là, ça ne va pas. Qu’est-ce que c’est que ce travail ? » Il se place dans l’alignement du petit massif qui vient d’être taillé et jette un coup d’œil expert, avant d’égaliser les côtés de quelques coups de cisaille à haie. A l’ESAT depuis 2002, ce jeune homme qui vit en appartement et souffre de difficultés d’élocution reconnaît qu’il a appris à mieux travailler grâce à la VAE et confie sa hâte de trouver un travail. Jérôme, lui, a posé ses outils et parle des plantes qu’il a appris à connaître. « J’aime bien les plantes. Il y a les cotoneaster, les alatus, qui sont des fusains. Le lierre, c’est bien, mais ça abîme le crépi des maisons. Là, c’est un acacia… »
Pour amener les candidats jusque-là, l’équipe pluridisciplinaire a dû élaborer, tout au long des mois de préparation aux certificats, une méthodologie et des outils pédagogiques adaptés. Par exemple, des entretiens individuels ont été organisés pour aider ceux qui ne savent ni lire ni écrire à retracer leur parcours professionnel et à reconstituer avec eux la trame de leur CV, avant de l’intégrer au premier livret exigé dans le dossier de VAE. D’autres astuces ont été mises en place pour constituer ce dossier examiné par le jury lors des examens. « Dans la mesure où ils ont des difficultés à expliquer tout ce qu’ils ont fait jusqu’ici, on les aide à formaliser leur parcours et surtout à retracer, certificat par certificat, toutes les étapes qui doivent figurer dans le livret 2 du dossier de la VAE. Pour cela, nous avons imaginé un portfolio réflexif qui valorise leur activité et leurs compétences, à travers des notes ou des photos prises sur le terrain par les formateurs », explique Mireille David, responsable formation du pôle études et formation. Plus de quatre ans après le lancement du projet, le troisième certificat professionnel est en vue pour deux membres du groupe. Plus technique que les précédentes, cette dernière certification (« Pose et entretien des circulations, dallages, pavages et équipements d’espaces verts ») a sollicité davantage encore l’équipe technique et pédagogique, qui a dû trouver des modalités d’accompagnement spécifiques. Un petit chemin dallé a ainsi été réalisé dans un coin du parc de l’établissement pour que les candidats se familiarisent avec des savoir-faire nouveaux et le plus souvent déroutants. « Pour les aider à travailler sur ce petit chantier, nous avons remis au goût du jour des outils un peu oubliés, comme la corde à nœuds ou les toises, observe Benoît Janvier. Ils permettent à des personnes ayant des problèmes de repères dans l’espace de faire le lien entre ce qui est dessiné sur un plan et l’ouvrage à réaliser dans la réalité. »
Une remise en cause des pratiques et des instruments pédagogiques traditionnels à laquelle a également été confrontée l’AFPA, partenaire des équipes de l’institut pour cet accompagnement. L’organisme certificateur a notamment proposé aux candidats des modules complémentaires pour des formations précises non assurées par les équipes de l’ESAT, comme les techniques de plantation des arbres. Ce qui n’a pas toujours été sans poser quelques difficultés, au début, aux formateurs de l’AFPA, pour lesquels cette VAE constituait une première. Fiches techniques trop compliquées et indéchiffrables pour ce public, environnement trop contraignant… Mireille David se souvient des problèmes posés par certaines pratiques inappropriées : « Sur les supports informatiques, il y avait une série de plantes avec leur nom latin et leur nom commun. Ce n’était pas accessible. On a conseillé aux formateurs de l’AFPA de donner des informations plus simples à partir de regroupements et de codes couleurs, pour faciliter les repérages et la mémorisation. Nous leur avons conseillé également de réduire le nombre de plantes à étudier et de se limiter à celles qui correspondent à leur réalité professionnelle. » Il a fallu également assouplir le cadre et le rythme de travail en instaurant des allers-retours entre les cours en salle de classe et les travaux sur le terrain, pour éviter que les personnes ne saturent trop rapidement. « Nous avons, c’est vrai, constaté des limites à nos capacités d’ingénierie lorsqu’il a fallu coordonner notre démarche et celle de l’institut Les Cent-Arpents, souligne Stéphane Bon, directeur du recrutement et de l’accompagnement des stagiaires pour l’AFPA en région Centre. Ce projet interroge nos capacités d’innovation, et nous allons devoir adapter nos méthodes de formation à ces publics, ce qui implique d’être davantage sur le terrain pour appréhender leurs difficultés au quotidien. L’idée, c’est que l’on puisse faire valider ces certificats sans pour autant remettre en cause notre spécificité pédagogique qui est le geste professionnel. » Une première expérience qui devrait servir aux deux partenaires pour mettre en place d’autres VAE, dans des secteurs tels que le pressing ou la menuiserie.
Pour l’heure, il reste à construire un plan de formation pour les deux membres du groupe qui vont préparer le dernier certificat. Qu’ils continuent dans la démarche de VAE ou qu’ils n’aient obtenu qu’une partie des certificats, tous disent cependant leur fierté d’avoir un « diplôme » entre les mains. Les deux certificats obtenus par Jérôme ont ouvert son horizon et l’ont décidé à se rapprocher de sa famille qui vit à Nantes. Alexandre Boitard, lui, attend, comme Sébastien, de pouvoir se lancer dans la préparation du dernier certificat. Le jeune homme a déjà l’idée d’aller faire des stages dans une mairie et, pourquoi pas ?, « d’être embauché, si le patron est content ». Certains affirment que détenir un titre professionnel a changé le regard que l’on portait sur eux, quand le seul titre qu’on leur reconnaissait auparavant était celui de « travailleur handicapé ». Pour la plupart d’entre eux, une certaine assurance est apparue au fil de l’apprentissage et des examens réussis. « Je suis épaté par les très bons résultats de ce groupe, en particulier de la part de ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Et ils ont beaucoup plus confiance en eux, parlent entre eux de leurs diplômes et de ce qu’ils veulent faire après », raconte Jean-Philippe Fleury, un des deux moniteurs chargés de cette V2AE.
Cet enthousiasme s’est d’ailleurs propagé à d’autres travailleurs de l’ESAT et a ouvert, pour certains, des horizons nouveaux. « A un moment, nous avons dû remettre les pendules à l’heure parce qu’ils montraient un peu trop d’assurance vis-à-vis des autres travailleurs de l’ESAT et que ça passait mal, observe Philippe Chardonnereau, moniteur d’atelier. Mais ce parcours a aussi provoqué des envies chez d’autres personnes. Certaines se disent aujourd’hui “pourquoi pas moi ?” et veulent se lancer. »
Au sein de l’équipe des formateurs aussi, cette VAE adaptée a changé la donne. Elle a bouleversé les pratiques, la manière de voir l’apprentissage et la formation en général, estiment les professionnels. « Cette démarche a été très fédératrice pour l’institution et a créé une dynamique en interne, note pour sa part Marie-Joëlle Pollet. Cela a obligé l’équipe à penser la formation autrement, lui a donné des repères, un cadre et des objectifs à réaliser dans des délais impartis. » Ce projet a notamment incité les professionnels à revenir avec les personnes handicapées sur leurs expériences passées, afin de les aider à remobiliser leurs potentialités. Un état des lieux que l’équipe a pris le temps de dresser et qui lui a évité de passer à côté de compétences déjà acquises. Autant d’avancées pédagogiques et méthodologiques qui sont aujourd’hui formalisées et peuvent bénéficier à d’autres structures, ailleurs, souhaite la directrice des Cent-Arpents.
Jérôme, lui, emportera avec lui à Nantes une petite tasse blanche à laquelle il tient… Une tasse offerte par l’AFPA, sur laquelle sont mentionnés les certificats professionnels.
(1) Institut Les Cent-Arpents : 450, rue des Jonquilles – 45770 Saran – Tél. 02 38 52 12 12 –
(2) Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
(3) La direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi délivre le titre d’ouvrier du paysage.