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Adolescentes entre parenthèses

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Il y a dix ans étaient créés les centres éducatifs fermés. Celui de Doudeville, dans la Seine-Maritime, est le seul à n’accueillir que des filles. Les enjeux liés à la sexualité ainsi mis de côté, les adolescentes peuvent s’y concentrer sur elles-mêmes et leur avenir.

Un passe ouvre la salle de classe, une clé donne accès au petit gymnase, une autre à la salle de musique, de même pour les chambres et le salon commun. Dans la campagne de Seine- Maritime, le centre éducatif fermé (CEF) de Doudeville (1) constitue une alternative à l’incarcération pour dixdélinquantes mineures et multirécidivistes, qui encourent une peine de prison d’au moins cinq ans. On compte actuellement en France 45structures de ce type, nées en 2002 de la loi Perben, les trois quarts étant gérées par le secteur privé associatif.

L’association Les Nids, spécialisée dans la protection de l’enfance, a ouvert le centre de Doudeville en 2007. Ce n’était pas un coup d’essai. Cette association avait participé à la rédaction du cahier des charges des CEF et gérait déjà un autre centre accueillant des garçons à Saint-Denis-le-Thiboult. Néanmoins, lancer ce type de structure représentait un défi. « Aux Nids, nous pensions que l’éducation spécialisée se fondait forcément sur l’adhésion du jeune, raconte Stéphane Deschamps, directeur des deux établissements. Nous étions contre les clôtures et les caméras. Sauf que nous étions aussi convaincus qu’il fallait protéger ces enfants en luttant contre l’incarcération systématique, en cherchant à les apaiser et à les sécuriser plutôt qu’à les contenir. Car quand on voit leur parcours de vie, on se dit que la délinquance n’est pas une si mauvaise option, par rapport à la folie… » Au final, le caractère contraignant des CEF ne semblait donc pas incompatible avec une démarche éducative. « Qu’est-ce que c’est, une éducation sans contrainte ? argumente Philippe Schindler, directeur adjoint. Ici, on ne fait pas grand-chose de plus que dans les maisons d’enfants. La différence, c’est l’espace clos, qui confronte les filles à elles-mêmes et à leur histoire, sans pouvoir oublier ni fuir. Et notre présence, soutenue et bienveillante. »

UN CADRE CONTENANT ET APAISANT

C’est presque cette présence qui déstabilise le plus les filles. Et cela commence dès leur période d’engagement : un sas de décompression avant leur entrée. La nouvelle arrivante passe vingt-quatre heures en dehors du centre, encadrée par deux éducateurs, pour tisser des liens et s’apaiser, après une éventuelle garde à vue. Cette proximité éducative nécessite des moyens humains importants : le centre fonctionne avec 24,75 équivalents temps plein. Hors temps scolaires, 11professionnels (éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs et personnel non diplômé) s’occupent des jeunes filles. Dans la journée, quatre pédagogues (un enseignant spécialisé, un éducateur sportif, un éducateur technique cuisine et une conseillère en insertion), une psychologue et deux maîtresses de maison veillent sur elles. Linda, entre deux vociférations contre son ordinateur, confirme cette présence de l’équipe : « Je suis un peu fofolle, mais ici, les éducateurs prennent le temps de s’occuper de nous. On se pose et ils nous motivent, comme s’ils avaient vraiment envie qu’on réussisse. »

A la création du centre, l’équipe a dû batailler auprès de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) pour qu’il ne soit pas mixte. « Nous ne voulions pas ajouter aux problématiques des jeunes les préoccupations de séduction et de sexualité », explique Philippe Schindler. La PJJ vient pourtant d’annoncer que, désormais, tous les CEF devront être mixtes. « Mais le CEF est une parenthèse qui doit permettre aux filles de régresser, loin des enjeux de groupe, de genre ou d’appartenance, argumente Stéphane Deschamps. Elles peuvent ainsi aborder leur passé, souvent empreint de violence. » Beaucoup de filles reçues en CEF ont subi des violences sexuelles dans leur enfance. Or ces centres accueillent aussi la plupart des mineurs violeurs. « Les collègues des CEF mixtes nous disent qu’un certain nombre de filles y sont confrontées à des violences d’ordre sexuel. Pourquoi recréer ces situations ? », interroge le directeur. Ce légitime souci de mieux prendre en charge les adolescentes a cependant son revers. « Le problème, c’est que les filles représentent une minorité des mineurs placés, relève Jean-Marc Vermillard, directeur territorial de la PJJ Haute-Normandie. A Doudeville, elles viennent donc de tous horizons géographiques. Mais comment travailler facilement le projet d’orientation professionnelle d’une fille qui habite à Marseille ? Pareil pour le lien avec les éducateurs de milieu ouvert. »

Les dix pensionnaires de Doudeville, look jogging ou veste ajustée, ont entre 15 et 18ans. Elles y ont été orientées par un magistrat, pour une période de six mois renouvelable une fois. Elles sont souvent coupables de vols avec violence ou d’agressions sur personnes ayant autorité. Quand elles intègrent le CEF, toutes claironnent qu’elles auraient préféré la prison. De fait, elles y auraient souvent séjourné à peine un mois, contre les sept qu’elles passent ici, leur emploi du temps aurait été plus libre, elles auraient pu fumer à leur guise… Sur le terrain de sport, Emma (2) échange des balles avec Brimel Gomis, éducateur sportif depuis 2007. Elle sourit : « Je veux devenir hôtesse de l’air, alors hors de question de prendre du poids ici ! » L’emploi du temps des jeunes se partage entre les cours, leur projet d’insertion, le sport, l’initiation à la cuisine, les rendez-vous avec la psychologue et les sorties à l’extérieur, seulement à partir du troisième mois. « Elles ont besoin d’un cadre contenant et apaisant et d’un affichage : on fait ce que l’on dit », détaille Catherine Bertrand, chef de service, éducatrice spécialisée.

Les pensionnaires savent qu’elles seront consultées pour certains sujets mais pas pour d’autres qui ne sont pas négociables, en particulier les soins, le respect et l’obligation scolaire. Avec une priorité : aller mieux. La plupart arrivent en effet en mauvaise santé, victimes de violences, dépendantes de drogues ou d’alcool. Les éducateurs les conduisent de généralistes en spécialistes. Elles doivent également voir la psychologue une fois par semaine. Une façon pour elles d’essayer de se poser et de comprendre leur parcours familial. Assise sur une table pour récupérer, Emma observe une camarade frapper un punching-ball. « Le sport leur permet de se défouler, de se dépasser en surmontant leurs appréhensions, de canaliser leur agressivité et de respecter des règles et un adversaire », souligne Brimel Gomis. Pendant ce temps, deux autres jeunes sont en train de faire sauter des crêpes en cuisine, sous le regard de Ludovic Pesquet, éducateur technique spécialisé. Toutes les filles y apprennent à préparer des plats, à nettoyer et à servir, dans le restaurant d’application interne. « Il ne s’agit pas de faire d’elles des cuisinières, mais de les préparer pour leurs stages : elles assument les contraintes de la tenue, des horaires, du rythme. Elles adoptent une posture professionnelle », note l’éducateur. La plupart des jeunes sont déscolarisées quand elles arrivent au CEF. Enseignant spécialisé, Pascal Labbé travaille avec elles, via un programme individualisé, en fonction de leur choix d’orientation scolaire ou professionnelle : « Il faut surtout les rassurer, car elles ont un grand manque de confiance en elles. »

UNE ÉQUIPE FORMÉE À LA GESTION DES CRISES

Soraya traverse le terrain de sport en braillant sur les éducateurs : « Vas-y, ouvre-moi la porte, ça me casse les couilles ! Je vais trouver quelqu’un, je vais l’insulter et le taper ! » Les pensionnaires sont impulsives. Avides de consommation immédiate, elles ont énormément de mal à différer. « Elles vérifient sans cesse notre seuil de tolérance, constate la psychologue, Christelle Malandain. Il nous est arrivé de courir après elles, à travers champs, pour leur montrer que leur place est ici et que si pénibles soient-elles, on ne les lâche pas. » Mais les violences et les crises ne constituent pas le quotidien. « Au départ, reconnaît Stéphane Deschamps, on nous disait qu’on aurait les pires gamins de France. Stressés, on faisait quatre contentions par jour. Maintenant, c’est devenu tellement rare que, lorsque cela se produit, l’équipe appelle automatiquement le cadre d’astreinte. » Les éducateurs ont appris à éviter ou à gérer les crises. « Nous formons les équipes à répondre précisément aux filles, poursuit Philippe Schindler. Il ne s’agit pas d’obtempérer sur-le-champ mais de leur dire clairement quand on aura une réponse à leur apporter. Cela les apaise. » Les professionnels s’efforcent aussi de les replacer dans une position d’enfant que les débats entre adultes ne regardent pas, de toujours leur ménager une porte de sortie en cas de clash et d’assouplir un peu la vie collective afin de permettre une prise en charge individuelle.

Les travailleurs sociaux et enseignants ont beaucoup réfléchi à la sanction. « Nous essayons qu’elle ne soit pas prise dans l’immédiateté, mais collectivement, explique la direction. Ainsi, le professionnel comprend que ce n’est pas sa personne qui est mise à mal par la violence ou les insultes, mais ce qu’il représente. Cela lui permet aussi d’être conscient de son propre niveau d’énervement. » Les éducateurs recourent en général à un tiers ou à l’isolement pour calmer le jeu et s’attachent aussi à poser des sanctions positives, en soulignant et en récompensant les comportements exemplaires. « Elles vont tout faire pour que l’on reproduise ce qu’elles connaissent le mieux : la violence, le conflit, la victimisation, ajoute Stéphane Deschamps. Notre travail, c’est de tenir en leur montrant que le clash n’est pas la seule issue. » Pour les encadrants, considérer les filles autrement que comme de simples délinquantes permet d’apaiser la violence. « On ne veut pas toujours leur renvoyer cette image d’elles-mêmes, insiste Christelle Malandain. Nous leur montrons toutes les ressources et les qualités qu’elles possèdent, nous leur prouvons qu’elles sont en devenir. » D’ailleurs, les professionnels n’hésitent pas à leur lire ce qu’ils écrivent sur elles. « C’est rare en PJJ, mais très utile, note Catherine Bertrand. On peut échanger, écouter leur point de vue. On a le souci de les éduquer au débat contradictoire et de leur montrer que rien n’est figé. » Reste que si une fille ne respecte pas le règlement intérieur, l’équipe doit finir par envoyer une note d’incident au magistrat, qui peut décider d’une incarcération. « On n’est ni juge ni flic mais on les prévient que si elles tentent la fugue, on demandera au juge de repousser d’autant leur sortie de CEF », précise Philippe Schindler.

Construire une atmosphère apaisée permet aussi de stabiliser l’équipe. Beaucoup de CEF souffrent encore du turn-over de leurs professionnels, une réalité que Doudeville n’a connue qu’à ses débuts. « Il n’y avait pas beaucoup d’éducateurs spécialisés à se bousculer pour venir, admet Stéphane Deschamps. Il y avait aussi les impatients, ceux qui ne comprenaient pas que la sanction n’est pas un but en soi. Ça ne pouvait pas coller. Nous avons surtout accueilli des gens engagés et militants, mais non diplômés, qu’il nous fallait accompagner par de la formation interne, pour qu’ils pérennisent leur emploi. » Pour soutenir l’équipe, la direction a mis en place une analyse de pratique avec un superviseur extérieur, et créé un document de référence : le guide du professionnel en CEF. Des efforts soulignés par le directeur territorial de la PJJ. « Doudeville fonctionne de manière très satisfaisante car l’équipe fait vivre le cahier des charges dans le bon sens du terme. Ils le respectent scrupuleusement, l’équipe de direction est expérimentée et les professionnels font un effort de formation. »

Mais des inquiétudes pèsent sur l’avenir de la structure. « Actuellement, on peut remplacer les absents ou les arrêts maladie par des gens formés car nous sommes financés à hauteur de 27ETP et nous sommes physiquement 25 sur le terrain, détaille Stéphane Deschamps, préoccupé. Mais la PJJ ne veut plus financer que 24ETP. Alors que c’est exactement la marge de manœuvre dont on a besoin pour stabiliser les équipes, éviter la violence et rendre le dispositif efficace… »

AUCUNE STATISTIQUE SUR LES SORTIES DU DISPOSITIF

L’efficacité du dispositif reste la grande inconnue. Contrairement aux engagements pris avec les acteurs du terrain, la PJJ n’a pour l’heure établi aucune statistique sur les parcours et le devenir des jeunes accueillis. Mais quel devrait être l’outil de mesure : le taux de récidive ou celui d’insertion ? Selon la PJJ, au niveau national, seuls un tiers des mineurs placés en CEF y passent plus de six mois. A Doudeville, les séjours durent en moyenne sept mois. Deux filles reviennent justement d’une sortie avec la conseillère d’insertion. Elles sautent de joie : chacune a obtenu un stage. « L’après-CEF est encore un vrai problème, avoue la direction. Quand les jeunes quittent le centre, plus personne n’en veut. On travaille donc leur projet professionnel dès leur premier jour ici. On multiplie les stages pendant leur séjour. » En 2011, sur les 15filles accueillies, 3sont retournées en famille, 3 en famille d’accueil, 7 ont bénéficié d’un hébergement collectif ou semi-? collectif et une a été incarcérée. Et pour les majeures, pas toujours prises en charge par l’aide sociale à l’enfance, l’hébergement demeure un problème lourd.

L’autre difficulté est la marche à franchir entre le séjour en CEF et le retour à la « vraie » vie. « Ici, c’est pas la réalité, soupire Lisa. Ça me fait régresser. Y a des gens qui nous font à manger, qui nous disent quoi faire. On ne prend pas d’initiative. » L’ensemble des professionnels doit en avoir conscience, insiste Philippe Schindler : « Nous avions remis une jeune sur le chemin de l’école. Le jour de sa sortie, l’éducateur de sa structure ne pouvait pas l’accompagner à l’école, il en avait 14autres à gérer… Elle n’est jamais retournée au collège. Un travail de six mois qui tombe à l’eau… » Pour l’équipe, une structure intermédiaire serait nécessaire pour sortir progressivement mais efficacement les jeunes de CEF. « La mobilisation des éducateurs PJJ est le fil rouge, estime-t-elle. Ils sont là avant, pendant et après le CEF. Mais si on reste en chien de faïence, parce que le milieu ouvert estime que les CEF mangent tout l’argent de la PJJ, il sera difficile de travailler ensemble… »

Le placement d’un jeune en CEF coûte en effet 640 € par jour, contre environ 200 € pour les autres hébergements collectifs de mineurs délinquants. Et, paradoxalement, la volonté du gouvernement de doubler le nombre de CEF ne réjouit pas l’équipe de Doudeville. « Cela risque tout simplement de dévoyer et de tuer les centres, pense Philippe Schindler. Le CEF est une réponse, mais pas à tout. Le nouveau cahier des charges prévoit ainsi que les centres accueilleront aussi des primo-délinquants. Mais c’est comme aller aux urgences cardiaques alors qu’on n’a qu’un petit coup de fatigue. » Et si le taux d’encadrement se réduit, le directeur adjoint prédit que les CEF ne choisiront que les candidats les plus faciles, laissant les autres prendre le chemin des établissements pénitentiaires pour mineurs. « Si le financement de nombreux CEF étouffe toutes les autres structures, à quoi bon ? interroge Stéphane Deschamps. Et la prévention ? Souvent, les filles arrivent ici avec 36délits derrière elles. N’aurait-on pas pu les arrêter avant ? »

Notes

(1) CEF Doudeville : 49, route d’Yvetot – BP44 – 76560Doudeville – Tél. 02 35 56 37 80 – cef-doudeville@lesnids.fr – Voir ASH n° 2590-2591 du 9-01-09, p. 45.

(2) Tous les prénoms des pensionnaires ont été modifiés.

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