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Penser ensemble… ou disparaître

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La crise économique révèle la fragilité des solidarités internes au secteur du travail social : les relations entre salariés et administrateurs, entre professionnels et bénévoles se durcissent, voire virent à l’affrontement. Une voie sans issue pour Xavier Bouchereau, chef de service éducatif (1), qui dresse ce constat.

« On peut le déplorer ou choisir de l’ignorer mais le travail social traverse des heures difficiles. Et même si, avec le soutien – souvent jugé insuffisant – des pouvoirs publics, notre secteur résiste plutôt mieux que d’autres aux effets dévastateurs de la crise financière, celle-ci nous rappelle sans ménagement notre dépendance à l’égard de l’économie de marché. L’Etat, les collectivités territoriales, frappés de plein fouet, peinent à trouver les ressources pour répondre à leurs engagements et pressent désormais les institutions de trouver de nouvelles marges de manœuvre pour continuer à exercer nos missions.

Durant des décennies, une partie du travail social s’est construite en dehors des logiques économiques et avait comme unique préoccupation le besoin des personnes et la croyance en un monde meilleur. Quoi qu’on en pense, cette croyance soutenait l’indéfectible implication de ses acteurs. Porté par un tissu associatif vivant et bruyant, le travail social était sûr de ses valeurs. Que leurs motivations soient religieuses ou révolutionnaires, tous s’engageaient pour une société plus juste et plus solidaire. Mais les priorités ont changé. Longtemps reléguées au second plan, les logiques financières se sont progressivement imposées, confisquant à nos utopies le droit de dire l’essentiel. Pan après pan, elles se sont emparées du réel, bouleversant en profondeur les rapports sociaux au sein même des institutions. Et c’est aujourd’hui le modèle associatif lui-même qui est ébranlé jusque dans ses fondements idéologiques.

L’individualisme s’est érigé en paradigme des temps modernes. Le fait associatif a perdu de son attractivité et de sa vigueur. Se réunir pour aider l’autre ne se pose plus en évidence. Le phénomène n’est pas nouveau : depuis des années déjà, les associations peinent à recruter des militants. Les conseils d’administration se vident et ne reposent plus désormais que sur quelques personnes engagées ne se résignant pas à laisser mourir leurs idées. Et pourtant, dans le même temps, les pouvoirs publics confient au secteur associatif habilité, et donc aux membres bénévoles de ses conseils d’administration, des missions de plus en plus complexes, réclamant une professionnalité accrue. Contraintes de se regrouper pour limiter le nombre d’interlocuteurs face aux tutelles politiques, obligées de mutualiser les moyens pour rationaliser les coûts, les associations du secteur se transforment peu à peu en employeurs gestionnaires, responsables de centaines d’emplois, gérant des millions d’euros. La parole militante qui, depuis ses origines, faisait l’originalité et la force du tissu associatif, est écrasée sous le poids de ces nouvelles responsabilités. Conséquences attendues de ce mouvement, certains professionnels ne voient plus leurs conseils d’administration comme les garants d’un engagement politique mais comme des employeurs semblables aux autres, obéissant aux règles et aux principes qui régissent une entreprise.

Des liens qui se délitent

Le séisme économique n’a fait que révéler cette réalité. Par l’étranglement budgétaire, par la fissuration de nos cohérences institutionnelles, l’onde de choc a laissé apparaître la fragilité de nos solidarités internes. Alors que l’ampleur des difficultés présentes et à venir justifierait un resserrement des liens entre salariés et administrateurs, entre professionnels et bénévoles, nous assistons au contraire à leur affaiblissement, voire à un glissement vers des rapports frontaux empruntés aux schémas classiques de lutte entre employés et employeur, entre travailleurs et patron. Enserré dans des réalités paradoxales, soumis à des pressions multiples et souvent indicibles, repoussé dans ses retranchements éthiques par la doxa néolibérale, chacun cherche à s’extraire de l’impasse à partir du point singulier qu’il occupe dans l’institution où l’autre, de façon illusoire, est trop souvent rendu responsable de ne pas être à la hauteur des événements. Le clivage institutionnel devient un mécanisme de défense produisant, comme chez le sujet, ses symptômes et ses aveuglements.

Mais précisons. C’est un fait incontestable, les conseils d’administration sont aujourd’hui soumis à des contraintes économiques de plus en plus fortes. Les pouvoirs publics, exsangues, ne parviennent plus à garantir les moyens d’une réelle ambition sociale. Pour assurer l’équilibre financier des associations et donc la pérennité de l’emploi, les administrateurs sont obligés de prendre des décisions lourdes de conséquences tant sur les conditions de travail que sur le sens de l’action elle-même. Chahutés dans leurs convictions militantes, pris entre la volonté de résister aux logiques marchandes pour ne pas désavouer le projet institutionnel et celle de ne pas mettre en péril leurs associations et les emplois qu’elles assurent, ils jouent les funambules avec d’un côté la peur de se perdre, de l’autre celle de tout perdre. Les injonctions paradoxales auxquelles ils se confrontent rendent le processus de décision dans le pire des cas impossible, dans le meilleur difficile à comprendre par ceux pour lesquels il s’applique, c’est-à-dire les salariés et surtout les usagers.

La tyrannie de l’urgence

Pour amortir l’impact des restrictions budgétaires, les conseils d’administration, soutenus par leurs directions, ont depuis longtemps cherché à redéployer les moyens mis à leur disposition pour assurer la survie de leur activité sans trop écorner sa qualité. Souvent, ces restructurations à vocation adaptative étaient en cours, mais elles se faisaient avec précaution et lenteur, respectant le temps de l’action sociale. La crise et ses répliques ont précipité ce fragile mouvement et ce qui devait prendre des années doit se repenser à court terme et parfois dans l’instant. Or le sens complexe de notre pratique supporte très mal la tyrannie de l’urgence.

Et les professionnels dans tout cela ? Ils sont déstabilisés comme rarement ils l’ont été. Ils entrevoient désormais l’ombre des licenciements, de la fermeture de structures, de la remise en cause des conditions de travail… Cette réalité a fait effraction dans une profession qui jusqu’ici avait été épargnée. Travailler autrement ou disparaître, voilà désormais le message qui s’inscrit en filigrane pour les professionnels.

Les travailleurs sociaux voient leur métier changer, se métamorphoser. Certains regrettent le temps des pionniers, où l’argent n’était pas un problème mais une possibilité. Beaucoup vivent ces évolutions contraints et forcés, s’échouant dans la nostalgie d’un passé qui ne reviendra pas, cultivant le sentiment que leurs valeurs sont sacrifiées sur l’autel du rendement et de la productivité. Sans le dire, dans un silence parfois pesant, ils perdent le goût du métier. Ils perdent confiance en leurs administrateurs et en leurs cadres chargés d’accompagner ces mutations. Ils cherchent à identifier des fautifs, à donner un visage ou un nom à un mal-être professionnel envahissant. Comment le leur reprocher ? Mais ceux qui au quotidien sont pointés du doigt parce qu’ils sont à portée de vue se heurtent bien souvent aux mêmes impossibles.

Alors que faire ? La plainte ne ferait que nous installer dans la résignation et l’immobilisme, laissant aux autres le soin de penser et de décider à notre place. Le monde associatif a toujours été un bouillon de culture, un foisonnement d’idées, d’inventions, d’initiatives, d’adaptation, le lieu des émancipations. Aujourd’hui malmené par un système économique devenu incontrôlable, il s’épuise. Sa consolidation est devenue une priorité et nul ne peut s’affranchir de la question en s’enfermant dans ses logiques propres et ses inquiétudes, quels qu’en soient l’ampleur et le bien-fondé. Il appartient à chacun de préserver ce terreau des solidarités où le “vivre ensemble” signifie encore quelque chose. Il en va de l’idée que nous nous faisons du travail social et du respect que nous cultivons pour son héritage : ce lien intime que nous avons su patiemment nouer entre convictions et compétences.

Une interdépendance créatrice

Rarement le monde associatif a eu autant besoin de faire vivre sa différence en mettant au centre de son projet la relation entre bénévoles et professionnels. Pour amortir les secousses du changement, ses acteurs doivent trouver les moyens de construire un futur partagé en dessinant ensemble les contours de nouvelles formes d’intervention sur le lien social. Membres des conseils d’administration, professionnels de terrain, cadres sont aussi distincts dans leurs fonctions, asymétriques dans leurs positions, divergents dans leurs regards qu’interdépendants dans leurs missions. Et c’est de cette interdépendance parfois conflictuelle que nous tirons notre richesse, et c’est cette richesse que nous devons aujourd’hui revivifier pour répondre à la complexité dans laquelle nous sommes tous plongés. Croyons encore au pouvoir du dialogue et du débat. Ne cédons pas à l’affrontement stérile des visions, au cloisonnement des positions, au morcellement des savoirs, mais osons l’inconfort de l’échange, les effets fertiles du conflit, le mélange déstabilisant des compétences et des idéaux. Osons plus que jamais la complexité d’une dynamique entre professionnels et militants associatifs car c’est forts de cette complexité en mouvement, de cette effervescence parfois insécurisante que nous réaffirmerons l’énergie créatrice du monde associatif et que nous parviendrons grâce à lui à faire vivre les lieux d’une utopie réaliste dont toute société a besoin pour croire en son avenir. »

Contact : xavierbouchereau@orange.fr

Notes

(1) Et auteur de l’ouvrage Les non-dits du travail social. Pratiques, polémiques, éthique – Ed. érès, 2012 – Voir ASH n° 2758 du 4-05-12, p. 32.

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