S’il suffisait de prononcer de grands discours en affirmant que toutes les filières scolaires ont une égale dignité, l’enseignement professionnel ne serait pas dévalorisé. Le discours de déploration appelant à une revalorisation de l’enseignement professionnel est presque aussi vieux que cet enseignement lui-même. En réalité, la dévalorisation récente est liée, d’une part, aux transformations du monde du travail avec la précarisation d’un grand nombre d’emplois d’ouvriers et d’employés, et d’autre part, à la massification du système éducatif, le nombre de jeunes accédant aux filières générales de l’enseignement supérieur s’étant accru. La position de l’enseignement professionnel en a été déstabilisée.
Elle s’est développée en France sur les ruines de l’apprentissage traditionnel à partir du début du XXesiècle. Emerge alors la volonté de créer un diplôme destiné aux ouvriers avec un premier certificat en 1911 qui deviendra le CAP en 1919. Mais c’est après la Seconde Guerre mondiale que se développe réellement l’enseignement professionnel à une échelle de masse, pour former les futurs salariés de l’exécution dont l’économie française a alors besoin.
Ils n’ont jamais été véritablement en concurrence. Le CAP s’est peu à peu spécialisé dans les filières artisanales, typiquement le bâtiment, les métiers de l’alimentation, la coiffure… Le BEP, lui, a été créé en 1967 dans une logique similaire à celle qui présidera en 1986 à la naissance du bac pro. Il s’agissait de proposer une formation technologique plus poussée, moins artisanale, davantage centrée sur les besoins de l’industrie moderne.
Jusqu’au milieu des années 1980, il existait un palier d’orientation à la fin de la cinquième. Le CAP en trois ans était alors la règle. La politique de « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac » a notamment entraîné la création du bac pro. Celui-ci a permis à certains élèves de l’enseignement professionnel, assez rares au début, d’accéder à l’enseignement supérieur, le plus souvent par un BTS mais aussi par l’université. Depuis la réforme de 2009, le bac pro se prépare en trois ans et le BEP est devenu en grande partie obsolète. Ce qui change aussi, c’est que la proportion importante d’élèves qui quittaient le système scolaire après le collège sans aucune formation, parfois même en fin de 5e, s’est nettement réduite. L’enseignement professionnel accueille de plus en plus des élèves fragiles et issus de milieux très modestes qui étaient auparavant exclus de toute formation.
Au début des années 2000, date des dernières statistiques complètes sur le sujet, près de 40 % d’une classe d’âge allaient vers l’enseignement professionnel. Cet ordre de grandeur n’a sans doute pas beaucoup changé. Ces élèves sont issus aux deux tiers des milieux populaires, contre moins d’un tiers dans l’enseignement général. Et 1 élève sur 7 est enfant d’ouvrier non qualifié, contre 1 sur 27 dans l’enseignement général. Ces jeunes ont souvent connu des parcours chaotiques et leurs acquis scolaires sont généralement faibles. Une partie d’entre eux est passée par les dispositifs atypiques, comme les SEGPA [sections d’enseignement général et professionnel adapté], les classes préparatoires à l’apprentissage, les classes-relais… On trouve une majorité de garçons dans l’enseignement professionnel, avec une forte ségrégation entre sexes. Les filles sont ainsi assignées à un petit nombre de filières : le tertiaire administratif, la comptabilité, les services aux personnes, la vente et le sanitaire et social.
Ce qu’il faut surtout retenir, ce sont les taux d’abandon en cours de cycle, nettement plus nombreux que dans l’enseignement général ou technologique, et qui sont masqués derrière les taux de réussite à l’examen. Ce qui pose la question des logiques présidant à l’orientation en fin de 3e de jeunes pas forcément préparés à prendre une décision importante pour leur avenir. Je pense à des élèves de BEP « métiers de la production mécanisée informatisée » que j’avais interviewés. On avait expliqué à ces jeunes que cette filière permettait d’acquérir des compétences en informatique. En réalité, il s’agissait d’apprendre à travailler sur des machines à commande numérique. Ce qui ne correspondait pas du tout à leurs attentes. D’où des taux d’abandon très importants et des jeunes qui se retrouvent dans la nature, sans formation et parfois sans espoir crédible d’en retrouver une.
La fin de la classe de 3e constitue un moment charnière en termes d’orientation, un premier grand partage. C’est à ce moment-là que se produit la coupure entre ceux qui sont majoritairement destinés à devenir ouvrier ou employé – et, pour une partie d’entre eux, à connaître des difficultés sur le marché de l’emploi – et ceux qui auront de meilleures chances d’accéder à des postes d’encadrement et aux professions intermédiaires et supérieures. Pour le dire brutalement, il s’agit de préparer la division entre ceux qui relèveront des emplois d’exécution et ceux qui batailleront pour les postes de conception et d’encadrement. C’est la première grande séparation entre les élèves de milieux populaires et ceux des classes moyennes et favorisées, même si la ségrégation spatiale entre établissements scolaires dans le primaire et le collège s’ajoute à cette division. Bien sûr, des enfants de milieux populaires fréquentent l’enseignement général et, inversement, des enfants des classes moyennes vont dans l’enseignement professionnel. Mais, pour ces derniers, c’est bien souvent dans des filières valorisées. Inversement, dans les filières générales, les élèves de milieux populaires seront plus souvent orientés en filières technologiques qu’en ES, en L et surtout en S.
C’est une question que je me suis posée, mais il est indéniable que cette filière occupe une position dominée dans le système de formation. Or cette domination, il faut la nommer pour que, si possible, elle ne reste pas une fatalité. Si l’on refuse d’admettre que les élèves de l’enseignement professionnel proviennent davantage de milieux socialement précarisés et connaissent plus souvent des parcours faits de galères, on ne risque pas de faire en sorte que cela change. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas des marges de manœuvre en termes pédagogiques ou à un niveau plus politique. Mais tant que les conditions d’existence et de travail des classes populaires ne s’amélioreront pas, les filières professionnelles ne verront pas leur image se bonifier auprès des jeunes et de leurs familles.
Lorsque l’on porte un regard extérieur, parfois un peu en surplomb, on peut penser que ces élèves se vivent tous comme des bannis de l’école. La réalité est plus nuancée. La famille et l’école combinent leur influence pour faire intérioriser à un grand nombre de jeunes, surtout ceux qui sont issus de la classe ouvrière traditionnelle, un destin scolaire qui ne passe pas forcément par l’enseignement supérieur mais plutôt par le bâtiment, l’alimentation, l’artisanat… Certains ? d’entre eux souhaitent sortir dès que possible de l’école pour réussir, et bon nombre sont donc globalement satisfaits de leur orientation. D’autant que beaucoup ont très mal vécu leur scolarité et, pour ceux-là, s’orienter vers l’enseignement professionnel, c’est être libéré de ce qu’ils vivent comme un carcan scolaire. Ces jeunes ont l’impression de davantage se réaliser dans l’apprentissage d’un métier même s’ils rencontrent des obstacles. A l’inverse, la plupart des garçons issus de l’immigration maghrébine ne souhaitent pas s’orienter vers les filières industrielles car cela renvoie à la condition ouvrière très dégradée qui a généralement été imposée à leur père. Beaucoup de jeunes manifestent ainsi un refus de la condition ouvrière. Contrairement à une représentation courante, ils valorisent l’école mais leurs attentes sont tellement élevées au regard de leur orientation qu’ils doutent de pouvoir s’en sortir par l’école, d’où une tension très palpable. S’ils critiquent parfois très violemment l’école, c’est précisément parce qu’ils la sacralisent.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Ugo Palheta est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Lille-3. Il publie La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public (Ed. PUF, 2012).
Il est, par ailleurs, chercheur associé au Centre interuniversitaire de recherche en éducation de Lille (CIREL).