« La place de la recherche dans les écoles de travail social en France apparaît très diversifiée : inexistante dans certains centres de formation, elle occupe une position d’interface dans d’autres. Quels en sont les enjeux à l’heure actuelle pour les écoles, mais aussi pour le travail social en général ?
Il nous semble important dans un premier temps de relever que la création des hautes écoles professionnelles en action sociale et de santé (Hepass) dans le cadre de l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale) (1) peut se faire avec deux orientations totalement différentes, tout en gardant la logique de l’alternance. La première, qui peut s’accommoder du système libéral actuel, pourrait permettre, dans une logique de fusion/recomposition des écoles, de réduire les budgets de fonctionnement, de diminuer les postes de formateurs et de vacataires tout en modifiant les méthodes pédagogiques employées.
L’approche des problèmes des personnes par la logique de la compétence serait ainsi renforcée. La recherche, dans cette optique, aurait tendance à mettre la priorité sur des expertises et des diagnostics, et les apports théoriques et critiques seraient relativisés.
La deuxième orientation, plus sociale, garderait quant à elle l’idée de la transmission des fondamentaux actualisés du travail social, de l’importance de défendre la qualification, tout en souhaitant le maintien de budgets et de postes de formateurs conséquents. Les compétences pratiques ne seraient qu’une partie des savoirs à obtenir, complétée par les dimensions théoriques invitant à un regard critique. C’est dans cette seconde orientation surtout que la recherche peut trouver toute sa place et se positionner au mieux à la fois pour valoriser le travail des équipes pédagogiques, celui des étudiants, et le travail social effectué sur les terrains, mais aussi pour montrer que seules des démarches de recherche peuvent décrire certains faits sociaux, les analyser et permettre des perspectives. La création de pôles de recherche pourrait ainsi revaloriser la place des écoles dans le champ de la recherche en général.
De ces éléments, il ressort que ce qui a été nommé “recherche en travail social” ne peut se faire qu’au prix d’un certain nombre de risques : risque de questionner en actes la suspension des dimensions d’action et d’influence propres à la posture scientifique ; risque de transformer les aléas de la recherche en occasions pour le chercheur ; risque de rompre avec certaines évidences des mondes professionnels tant du travail social que de la recherche scientifique ; risque enfin d’explorer les non-dits, les tabous et le refoulé des méthodes scientifiques académiques. Cependant, nous tenons ici à rappeler notre attachement aux méthodes des sciences humaines, en ne souhaitant pas la création d’une nouvelle discipline scientifique.
Voyons cela concrètement à l’aide de quatre postures hétérogènes qui permettent d’entrer dans des logiques de recherche singulières mais complémentaires.
Le travail d’un formateur dans une école de travail social comporte des fonctions spécifiques : encadrement de différents groupes de travail, enseignement, ingénierie de formation et temps d’étude et de recherche. L’intérêt d’associer les deux fonctions de formateur et de chercheur réside dans le fait de pouvoir transmettre à des étudiants ou à des professionnels en formation continue des éclairages sur les pratiques de terrain issus de recherches, articulés avec des apports théoriques.
Des démarches inductives ou déductives peuvent être sollicitées suivant les contextes, l’objet et les dispositifs à observer. Dans tous les cas de figure, une approche initiale de terrain, fondée sur des descriptions précises et des entretiens qualitatifs, permet d’approfondir les problématiques puis de passer aux concepts et à une problématisation scientifique. La sociologie étant une des disciplines scientifiques dominantes dans le travail de recherche en travail social, il convient d’avoir des analyses affinées, notamment celles de la sociologie critique (2) – mais pas uniquement –, avant d’aborder la question du militantisme.
Face aux limites de plus en plus nombreuses rencontrées dans le secteur social, avec l’application des politiques néolibérales, les professionnels de terrain les plus engagés développent des actions militantes. Il en va de même pour les formateurs les plus impliqués des écoles. J’ai résumé dans un ouvrage (3) le débat actuel portant sur la logique de travail social d’une part et celle d’intervention sociale d’autre part. Afin de défendre les fondamentaux actualisés du travail social qui doivent rester majoritaires, il est important de rappeler ses principaux critères : le long terme, la qualification, la relation d’aide, l’accompagnement et la recherche des causes des problèmes. Par ailleurs, l’intervention sociale, avec les critères suivants : le transitoire, la compétence, la relation de service, le suivi et le travail sur les symptômes des problèmes, doit rester minoritaire. Cependant, depuis la loi 2002-2, notamment, mais déjà avant, la deuxième logique gagne du terrain dans l’ensemble du secteur. Un formateur/chercheur ayant une action militante peut très bien utiliser les résultats de ses recherches – ou de celles menées par d’autres – pour défendre un positionnement engagé, notamment en faveur de la première logique. Avoir une analyse globale de la société, se confronter à des discussions, à des débats avec des collègues, croiser les points de vue entre professionnels, étudiants et formateurs : tout cela permet non seulement d’approfondir son travail, de lui donner du sens mais aussi de garder et de renforcer une volonté d’agir.
Mener une recherche conduit souvent à remanier son matériau pour reconsidérer ce qu’il est pertinent d’intégrer ou non dans le champ de son investigation. C’est d’ailleurs tout l’intérêt que de suivre ses données empiriques sans les élimer pour qu’elles rentrent comme prévu dans le modèle d’analyse. Pour illustrer ce propos, je prends ici l’exemple d’une situation vécue durant l’élaboration de ma thèse (4).
Je m’appuyais partiellement sur mon réseau professionnel de chef de service pour recueillir mon matériau de recherche. A la fois doctorant en sociologie, cadre éducatif et futur formateur, je tentais non sans mal de combiner mes différents engagements.
Alors que j’étais déjà bien avancé dans la rédaction de mon document, j’ai été malgré moi acteur d’une situation professionnelle dont je ne savais d’abord que faire en tant que chercheur. La prendre en compte supposait de bousculer la structure de mon plan et ne pas la retenir pénalisait la richesse de mes analyses.
Après quelques hésitations, j’ai décidé de m’appuyer sur cette situation pour alimenter un chapitre. J’ai toutefois pris soin de décentrer le point de vue en citant le rapport rédigé par l’éducatrice qui m’accompagnait. Lors de la soutenance de ma thèse, un jury a mentionné cette partie comme étant la plus intéressante et depuis, en tant que formateur en travail social, je m’inspire régulièrement de certains passages pour construire mes enseignements.
Si je mets ici l’accent sur cet épilogue, c’est pour mieux mettre en évidence la circulation d’un matériau issu d’une pratique, intégré dans une recherche et transféré dans la formation des travailleurs sociaux. Outre les recombinaisons opérées, cette migration rend compte de mes propres déplacements dans les différentes sphères expérientielles. Cette illustration ne peut résumer à elle seule la singularité d’une posture de praticien-chercheur-formateur, mais elle met en relief le potentiel d’une position non orthodoxe.
Autre configuration de la recherche en travail social, celle s’intéressant prioritairement aux regroupements d’expériences d’usagers et aux savoirs profanes. Une recherche menée à partir d’un ancrage professionnel dans le travail social, qui se distancie progressivement du champ professionnel comme de la sociologie classique au fur et à mesure des enquêtes.
Educatrice spécialisée dans un CHRS accueillant des “usagers de la psychiatrie”, j’ai mené une première recherche universitaire (5) s’attachant à comprendre le sentiment de ces personnes de ne pas être intégrées socialement, malgré un accès au logement ordinaire. Il y était d’abord analysé comme la conséquence d’un accrochage au social privilégiant l’accès à l’emploi ; puis comme une résultante d’une nouvelle cartographie de l’intégration enjoignant aujourd’hui à se porter soi-même, nouvel ordre normatif d’une société réticulaire. Apparaissaient un relâchement du réseau relationnel après la maladie psychiatrique et un certain désintérêt pour le collectif. Premiers résultats assez vite démentis par l’existence même d’associations d’usagers, qui, pour certaines, existaient depuis une vingtaine d’années sur le même territoire.
D’où une distanciation vis-à-vis d’une posture professionnelle en travail social (habituée à regarder d’abord les difficultés des publics accompagnés plutôt que leurs expériences) mais également vis-à-vis d’un certain nombre de postulats sociologiques classiques, concluant à l’incapacité quasi structurelle de cette population à se mobiliser. Une nouvelle recherche, inscrite dans une série de travaux sociologiques contemporains (6) ayant, a contrario, observé cette même capacité de mobilisation chez d’autres acteurs dont l’expérience est stigmatisée, m’a alors amenée à examiner et comparer les formes de l’engagement dans plusieurs association de malades, à décrire leurs modalités de construction, de fonctionnement, de conversion d’un “pâtir” en un “agir”, dans un contexte plus vaste de recomposition des relations entre usagers et professionnels. Certaines de ces associations se sont aujourd’hui institutionnalisées en groupes d’entraide mutuelle (GEM) (7), visant à la fois une déstigmatisation du public, un décloisonnement, une déspécification des professionnels et lieux d’accueil. Les GEM sont un analyseur fécond des transformations de l’action publique en cours : entre politiques d’activation qui construisent le malade comme un acteur responsable de sa trajectoire de santé et individus réels aux prises avec la gestion quotidienne de maladies chroniques. S’élabore au cœur de ces tensions tout un répertoire d’actions plurielles d’usagers plus ou moins acteurs, plus ou moins réflexifs (luttes contre la stigmatisation, exposition publique de soi, valorisation de l’expérience personnelle, mobilisation des affects…), dans un contexte social d’injonction à l’autonomie. Ces premiers résultats et analyses d’enquête sont aujourd’hui transmis à des éducateurs et assistants de service social en formation initiale.
Ce qui peut se présenter comme des errances ou des paradoxes de cheminements méthodologiques du point de vue des recherches “académiques” en sciences humaines (notamment autour des pratiques en travail social) peut ouvrir au contraire de nouvelles voies heuristiques (8)…
Il en va ainsi par exemple de la problématique de l’angoisse (et du désir) chez le praticien, problématique inhérente à la subjectivité en jeu à la fois dans les pratiques de recherche en sciences humaines et d’éducation spécialisée en institution. Or cette problématique se voit assignée à une place toute particulière dans ces deux champs, comme à la périphérie, voire hors du domaine de professionnalité.
Pourtant, à y regarder de près, la manifestation de l’angoisse chez le professionnel et en situation professionnelle tient autant des effets sur les travailleurs sociaux des problématiques des usagers rencontrés au quotidien, ou des effets sur les scientifiques de l’activité même de recherche – et notamment de ce que le psychanalyste Georges Devereux appelait “le silence de la matière” –, qu’aux caractéristiques particulières de la personnalité des travailleurs sociaux ou des scientifiques. Cependant, dans les deux cas, l’angoisse pose des problèmes praxéologiques, épistémiques et épistémologiques – effets de toutes sortes dépossédant pour partie les professionnels de leur maîtrise – tels qu’elle en est devenue objet de dénégation, voire de tabou (en sens ethnologique du terme). Pourtant, la manifestation de l’angoisse chez les professionnels que sont les éducateurs spécialisés ou les chercheurs en sciences “révèlent” bel et bien d’abord les qualités subjectives de ces derniers, de sujets “divisés” comme le disait Jacques Lacan, et c’est précisément de ce fait qu’ils peuvent se montrer (des) professionnels. Et, par ailleurs, cette même manifestation peut orienter vers des dimensions ou des éléments cruciaux de l’activité professionnelle elle-même. Car c’est bien en faisant l’hypothèse que là où il y a de l’angoisse, il y a un “obstacle éducatif” ou un “obstacle heuristique” que certains ont ouvert de nouvelles voies épistémologiques…
Double enseignement praxéologique et heuristique que nous reprenons volontiers à notre compte, tant pour les pratiques d’éducation spécialisée (mais aussi de formation à ces dernières) que pour les pratiques de recherche les concernant… même si, ou peut-être “surtout si“, il exige une confrontation éthique du professionnel avec lui-même aux points justement où il est altéré… »
Contact :
(1) Voir ASH n° 2745 du 3-02-12, p. 29.
(2) Choses dites – Pierre Bourdieu – Ed. de Minuit, 1987.
(3) Le travail social à l’épreuve du néolibéralisme : entre résignation et résistance – Ed. L’Harmattan, 2010.
(4) « Petits arrangements entre soi et grandes manœuvres générales » – Université Lumière, Lyon, 2010.
(5) Dans le cadre d’un diplôme des hautes études des pratiques sociales – Résumé in Revue Forum n° 99 – Mars 2002.
(6) Ion, Callon et Rabeharisoa, Demazière et Pignoni, Pichon…
(7) Voir ASH n° 2771 du 24-08-12, p. 30.
(8) L’art d’inventer l’existence dans les pratiques médico-sociales – Stéphane Pawloff (dir.) – Ed. éres, 2010.