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« Le récit est la pierre de touche de l’analyse des pratiques »

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Pour François Hébert, formateur à l’IRTS de Paris Ile-de-France, et auteur des « Chemins de l’éducatif » (éd. Dunod) (1), les pratiques concrètes des éducateurs restent largement invisibles. Aux confins des théories de l’éducation, mille et une stratégies improvisées permettent à un éducateur de sortir de l’impasse d’une relation. Mettre en récit ces instants de basculement, ces « détours », revient à les fixer et à ouvrir un champ commun de la recherche, explique-t-il.

Votre livre pose le récit des moments éducatifs comme indissociables d’une théorie des pratiques. Vous fondez même votre analyse de la situation actuelle de l’éducation spécialisée sur les récits que vous avez collectés. Comment est née cette démarche ?

Je suis de formation littéraire et pédagogique. J’ai longtemps pratiqué des ateliers d’écriture auprès de publics très variés, en hôpital psychiatrique, en prison, avec des jeunes en insertion, ou encore avec des demandeurs d’emploi. En me retrouvant à cette place étrange de formateur d’éducateurs, c’est donc tout naturellement que je les ai invités à raconter des scènes où ils étaient impliqués.

Ces récits racontent comment un éducateur a pu se sortir d’une impasse dans laquelle sa façon de faire habituelle l’avait conduit. Proposer de partir d’un moment de réussite n’est pas anodin : ce sont ces moments où on a dû inventer qui peuvent nous ouvrir des pistes nouvelles, et même questionner nos savoirs. Dans mon premier livre sur l’autisme (2), je montre comment une défense psychotique peut parfois se dissoudre grâce à une attitude ludique, à un renversement de la communication habituelle. Qu’est-ce que cela nous apprend de la psychose ? A un moment donné, un acteur a trouvé une issue féconde. Comment a-t-il opéré ce déplacement ?

Un enfant s’échappe : son éducateur lui court après, et au lieu de le stopper, le dépasse et l’invite à faire un footing… Une conversation très riche va se nouer. Une adolescente dans un foyer ne parle que de fugue : un soir son éducatrice lui amène quelques vêtements chauds et une lampe de poche pour, explique-t-elle à l’adolescente, ne pas qu’elle se perde dans le noir. On n’entendra plus parler de fugue.

Qu’en penser ? Je défends beaucoup le moment d’ignorance, d’étonnement, que l’on éprouve face à de telles histoires. Il faut s’arrêter, ne pas les écraser sous des explications préconçues, pour ouvrir la recherche pratique et théorique.

N’est-ce pas aussi une façon de souligner l’insuffisance des théories sur l’éducation spécialisée ?

Je suis nourri comme tout le monde par des auteurs et je ne renie pas leurs apports multiples. Mais la littérature se focalise le plus souvent sur une connaissance du public ou sur la relation éducative dans ses enjeux psychoaffectifs. Les exemples de réponses que l’éducateur invente, de sa place propre, y sont rares ou allusives. L’éducatif créatif reste invisible, noyé dans l’apparente banalité d’actes qui souvent ressemblent à ceux de tous les jours. Raconter un événement d’ouverture suppose un déplacement du regard. Cela revient à dire : voyons ce que nous faisons, ce que nous pourrions faire, et regardons vraiment ce qui se passe pour l’au­tre. Nous sommes quelques-uns à être convaincus que le récit de « moments éducatifs » est la pierre de touche de l’analyse des pratiques et qu’il fonde potentiellement des repères (3).

Que peut-on attendre d’une telle approche ? Une clinique des moments éducatifs ?

Il manque une cartographie des pistes concrètes potentielles, des « chemins de l’éducatif ». Ce que j’ai vite aperçu en faisant écrire ou simplement raconter des situations d’ouverture, c’est qu’il existe des façons d’être et de faire récurrentes mais qui ne sont presque jamais nommées explicitement. Il est nécessaire d’identifier ces gestes, car une chose est certaine : l’acteur savait ce qu’il faisait au moment où il le faisait. Il a opéré un choix. C’est d’autant plus indispensable que le travail de l’éducateur, en dépit de sa subtilité, apparaît en surface comme un ensemble d’actes très banals que n’importe qui peut exécuter. Au mieux, il ressemble à un bricolage fait de petites astuces anodines sur lesquelles les éducateurs eux-mêmes ne s’arrêtent guère. Or c’est souvent dans ces petites choses que le sens va s’incarner.

Je repense à l’histoire de cette enfant de 10 ans placée dans un foyer. Son éducateur s’inquiète car elle ne va pas bien : elle ne parle plus, se néglige, elle est le bouc émissaire des autres enfants. Sa mère est partie à l’étranger et les liens se sont rompus depuis son placement. Un jour, elle attrape des poux, et l’éducateur se dit que c’est l’occasion de travailler sur l’absence de sa mère. Il va lui demander si elle a déjà eu des poux par le passé et de faire comme faisait sa mère pour lui enlever. C’est le déclic. L’enfant va se mettre à parler et, à partir de là, va vouloir entamer des démarches pour retrouver sa mère.

Ce cas est typique de l’hu­milité et de la grandeur du métier. On joue de grands enjeux en assumant la tâche toute simple d’épouiller quelqu’un. Il ne s’agit pas seu­lement de relation. L’éducateur agit, met en scène des objets et des gestes, il prouve qu’il reconnaît le lien filial comme unique et prioritaire. C’est cette alliance du concret et du symbolique qui me semble spécifique au travail éducatif. C’est pourquoi il est si important que nous trouvions notre vocabulaire pour nos outils, nos matériaux, nos gestes typiques. Faute de quoi, l’éducateur restera enfermé dans la cave du bricoleur amateur, sans assumer sa professionnalité particulière.

N’y a-t-il pas une difficulté récurrente de l’éducation spécialisée à coucher la pratique sur le papier ?

C’est un vrai problème. On entend régulièrement des appels à l’écriture de la pratique, mais c’est un peu prêcher dans le désert. Leur rapport ambivalent, fait de répulsion et de fascination, à l’écriture et à la pensée conceptuelle représente un vrai drame pour le travail des éducateurs. Il faudrait une révolution culturelle pour qu’ils se donnent le droit d’écrire sur eux-mêmes, qu’ils comprennent quel est leur point d’énonciation et ce qu’ils ont à dire d’unique.

Je l’explique dans le livre, pendant longtemps j’ai considéré que ce n’était pas à moi, formateur, de faire ce travail de repérage de nos pistes. Sauf que nous sommes dans une situation intellectuelle et idéo­logique telle que les éducateurs ne le font pas d’eux-mêmes. Au moins ce qui pourrait évoluer, c’est que les auteurs que nous sommes cessent de produire de la théorie sur l’éducation sans repartir de l’expérience réelle. L’absence trop fréquente d’exemples vivants dans la littérature professionnelle entretient ce phénomène. Les formateurs, les cadres, les psys, tous ceux qui détiennent la légitimité de la pensée, ont ici une grande responsabilité, puisqu’ils ont, en l’état actuel des choses, le monopole du discours sur le social.

Au fond, tout se passe comme si, dans notre secteur, raconter ces petites histoires et s’y arrêter faisait trop petit, pas crédible. Une éducatrice à qui je recommandais d’écrire ses trouvailles éducatives auprès de jeunes mères toxicomanes me répondait qu’elle doutait que le jury puisse s’y intéresser. Une autre m’expliquait que c’était son jardin secret. On peut sans doute voir chez les acteurs une opposition réactive, purement négative, à la prise de pouvoir des « penseurs » sur les « petites mains ». Un jour une éducatrice m’a fait remarquer que les éducateurs se plaignaient volontiers que le discours sur leur travail soit réservé aux spécialistes à la parole plus reconnue. Mais elle ajoutait : ça nous arrange bien. Il y a peut-être chez les praticiens eux-mêmes une revendication sourde de marginalité, à tout le moins une certaine complaisance dans l’invisibilité. Je rêve, quant à moi, d’une co-écriture praticiens-théoriciens.

Vous pointez à ce titre le flou des pratiques, avec des éducateurs qui font comme ils le peuvent, chacun dans son coin…

De fait, le champ de l’éducatif n’a pas d’espace de parole commune. Il est de toute façon à la croisée d’approches théoriques multiples, et c’est bien ainsi. Mais l’éducation spécialisée s’est coupée de sa filiation avec les grandes pédagogies de l’école et avec la tradition de l’animation. Les sciences humaines, qui certes sont précieuses pour mieux comprendre le public et appréhender les enjeux de la relation, ont entièrement occupé le terrain.

Si bien que, sans théorie ni références constantes à des pratiques, le métier évolue en fonction de modes. Par exemple, un acte transgressif sera expliqué de façon différente par des équipes différentes et suscitera une variabilité étonnante des réponses. Si nous ne rendons pas publique notre expérience, si nous ne nous donnons pas les moyens d’identifier les réponses les plus fécondes, comment s’étonner de ne pas être compris par les décideurs ?

L’exemple que vous détaillez de la sanction éducative et des hésitations qu’elle provoque dans différents services est particulièrement révélateur…

Il y a en effet des domaines entiers qui restent à baliser, où nous sommes plus ou moins perdus : le travail avec les familles, par exemple. Mais aussi la sanction, où nous sommes tiraillés entre des exigences contradictoires. Nous sommes prompts à dénoncer au niveau politique les dérives sécuritaires, en même temps nous restons peu diserts sur la façon dont nous sanctionnons dans le quotidien des institu­tions. Sur sept années de mémoires conser­vés à la bibliothèque de mon école, un seul est consacré à la sanction ! Et pourtant, dans beaucoup de lieux, c’est une question omniprésente. Que le problème soit si peu abordé manifeste de façon cruelle l’absence de champ commun de pensée dans notre secteur.

Il y a une hésitation permanente chez les éducateurs entre compréhension du jeune et nécessité de marquer un désaccord en cas de transgression. Faute d’outils alternatifs identifiés, on en revient trop souvent à la bonne vieille punition. C’est oublier le prin­cipe de réparation éducative, par exemple. La réparation consiste à demander au jeune de faire quelque chose pour les autres, en trouvant plaisir à faire plaisir, alors qu’il a commis un acte condamnable. C’est un changement de paradigme. Lui qui a volé ou frappé, il va se voir et être vu par les autres à une place nouvelle. Je connais de nombreux exemples d’opérations de réparation éducative qui ont permis aux enfants de sortir de leur mode d’être répétitif et de se reconstruire.

Or, malgré tout le travail qui a été accompli dans les années 1990 autour de la réparation pénale dans la protection judiciaire de la jeunesse, la vague est retombée, comme une mode dépassée. Je crois que, une fois de plus, on en a parlé de façon trop abstraite, sans exemples précis qui racontent comment l’éducateur accompagne ce processus. Du coup, un sujet aussi important et difficile que la transgression, qui nous met à l’épreuve et menace le vivre ensemble, reste ce sujet tabou où chacun fait comme il peut, comme il veut.

L’accent que vous portez sur les moments éducatifs n’est-il pas aussi une critique implicite de la formation des éducateurs ?

La formation a du mal à trouver son centre de gravité. La tendance actuelle est de se centrer sur des contenus théoriques, mâtinés de compétences techniques vagues et transmis selon une pédagogie relativement académique. Pour diverses raisons, pas seulement budgétaires ou politiques, on subit de plus en plus un tropisme universitaire. Pour moi, il faudrait d’abord se recentrer sur le « comment ». Comment on met en scène la rencontre, avec quels objets, quels lieux, quels jeux, quels supports à l’échange ? Avant de prétendre connaître les phénomènes de groupe, il faut apprendre à organiser des réunions d’enfants, des jeux de coopération, un coin-jeux, qui sont autant de supports au vivre-ensemble. Ce sont les questions que s’est posées Janusz Korczak il y a un siècle (4) !

Cette recherche pratique a une profondeur réelle. Elle pose des questions de fond sur ce que veut dire accompagner et éduquer. Pour nous formateurs, il s’agirait ainsi d’aider les éducateurs à repérer et formaliser leurs outils fondamentaux. Mais il faudrait également que nous nous mettions, nous aussi, à réfléchir ensemble à la pédagogie de notre métier ! Personnellement, j’ai souvent l’impression de tâtonner sur toutes ces questions : quel est notre public, comment articuler les savoirs et la pratique, comment donner envie de lire et d’écrire ? Bref, que veut dire former des éducateurs ?

On parle beaucoup aujourd’hui de recherche dans le champ social. Une entreprise de récit des actes éducatifs s’inscrit-elle, selon vous, dans cette perspective ?

Le terme de recherche est ambigu ! Parle-t-on de recherche au sens universitaire, d’un discours sur le travail éducatif ou d’une recherche pratico-théorique qui vise à explorer les possibles de l’action elle-même ? Ce qui me tient à cœur, c’est d’abord la recherche éducative vivante, au sens du bricolage pédagogique : comment vivre ensemble, construire l’échange réciproque, avec quels canaux de communication, quels supports, quelles attitudes choisies ? Le risque serait celui du monopole d’un discours extérieur sur le social, qui oublierait que les éducateurs ont quelque chose à nous apprendre.

Le champ de l’éducatif n’appartient à personne. Si des auteurs venus de tous les horizons nous aident à réfléchir, nous nous devons de les étudier. Encore faut-il aussi une théorisation adéquate de la pratique réelle. On peut et on doit emprunter des éclairages aux sciences humaines, mais cela ne répond pas à la recherche d’une pensée spécifique de notre place spécifique. Il reste à penser notre terrain propre, celui de l’accompagnement à même la vie ordinaire.

Nous devons trouver une démarche plus accessible, plus empirique en un sens, qui assume pleinement l’humilité du travail éducatif. Je préfère quant à moi parler d’une « théorisation douce », qui revisite de l’intérieur le raisonnement de l’acteur sans écraser son récit sous des théories prédéterminées en confisquant l’action des praticiens. Une pensée bricolante, en quelque sorte, qui se démarque de la tentation théoriciste qui discrédite la spontanéité, si précieuse en éducation quand elle est synonyme d’implication et de créativité.

On sous-estime les moments d’expérimentation qui forment le cœur vivant de la recherche éducative. Plus nous disposerons d’un corpus de ces instants critiques où le professionnel a inventé une réponse neuve, plus nous pourrons avancer. Bien sûr, on n’y arrive pas souvent ! On a toujours le droit de se tromper, mais on n’a pas le droit de ne pas chercher : il faut s’étonner, essayer et apprendre pas à pas de la rencontre effective. Au fond, ce sont les gens qu’on accompagne qui nous apprennent notre travail, si on s’astreint à regarder ce qu’ils renvoient de nos réponses à leurs problèmes.

« UN ART DE RACONTER »

Pour qu’un récit écrit donne à voir la réalité d’un instant éducatif, encore lui faut-il ne pas enfermer le lecteur dans un « prêt-à-penser ». François Hébert évoque pour cela « un art de raconter » qui vise à la simplicité.

S’il n’y a pas de recettes pour réussir, quelques clés se révèlent néanmoins indispensables. L’idée est de revenir à la situation telle qu’elle s’est produite en évacuant toute tentation esthétisante. La première exigence est celle de l’observation. Pour devenir plus qu’une anecdote, l’histoire doit inclure la tension d’un problème , tel qu’il s’est posé, et la recherche d’une réponse à l’énigme de cette situation. Le point de vue narratif sera forcément celui de l’acteur. Celui-ci n’hésitera pas à faire le portrait de la personne dont il parle, afin de la détacher de l’image d’usager ou de résident. La description du cadre de l’action peut également être nécessaire, tant les circonstances ont pu être déterminantes. Outre l’observation, l’implication du narrateur est elle aussi requise. Il lui faudra décrire ses propres gestes, ses réactions, retracer son monologue intérieur en assumant sa subjectivité.

Il importera souvent de retrouver les paroles exactes de chacun et de les rapporter en style direct, comme dans une scène de théâtre.

Dernière règle, et pas la moins importante : « gare à ne pas ensevelir notre vécu du moment sous des interprétations postérieures : ce serait confondre le temps du récit et celui de l’analyse », met en garde François Hébert.

Un récit réussi sera donc celui qui en dit suffisamment, en mentionnant les détails décisifs, sans pour autant noyer le lecteur sous les commentaires, ou pire, sous une langue de bois psycho-technique. En dernier ressort, l’objectif est de soumettre une pratique à l’interprétation d’autrui.

PARCOURS

Linguiste de formation, François Hébert a pratiqué les ateliers d’écriture selon la démarche d’Elisabeth Bing (initiatrice, en 1969, d’une méthode d’incitation à l’écriture pour les enfants en difficulté scolaire et psychique et créatrice en France des premiers ateliers d’écriture pour adultes) et a participé à des groupes de réflexion sur la pédagogie de Freinet. Il a rejoint ensuite l’IRTS Paris Ile-de-France en qualité de formateur auprès des éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs et éducateurs de jeunes enfants.

Il est l’auteur de Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours, (éd. Vuibert, 2006) et vient de publier Chemins de l’éducatif (éd. Dunod, juillet 2012).

Notes

(1) Chemins de l’éducatif – François Hébert – Ed. Dunod, 2012 – 29 €.

(2) Rencontrer l’autiste et le psychotique, jeux et détours – François Hébert – Ed. Vuibert, 2006.

(3) L’IRTS Paris Ile-de-France édite d’ailleurs une revue, Le Fil du récit, qui compile des récits de situations vécues par des praticiens de l’éducation et du travail social – IRTS Paris IDF : 145, avenue Parmentier – 75010 Paris – Tél. 01 72 79 52 46.

(4) Janusz Korczak (1878-1942), médecin-pédiatre, éducateur et écrivain polonais. Pédagogue innovant, il est le précurseur des droits actifs de l’enfant.

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