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« Nous avons des difficultés à considérer le suicide comme un fait social »

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En plein mois d’août, un allocataire du RSA s’est immolé par le feu dans les locaux d’une caisse d’allocations familiales… Le suicide des chômeurs et, plus généralement, des personnes en difficulté reste une réalité méconnue, tempête le professeur Michel Debout, médecin légiste et fondateur de l’Union nationale de prévention du suicide. Dans l’ouvrage « Le suicide, un tabou français », il plaide pour la création d’un observatoire du suicide afin d’initier une véritable politique de prévention.

Vous estimez à 750 le nombre de suicides supplémentaires liés à la montée du chômage. Comment parvenez-vous à ce chiffre ?

En croisant ce que l’on sait de la mortalité par suicide chez les chômeurs avec la hausse des chiffres du chômage, on peut estimer la surmortalité par suicide chez les chômeurs à 750 personnes depuis le début de la crise en 2008. Mais ce n’est qu’une estimation. Sachant que le nombre total des suicides était d’environ 10 500 en 2009 et qu’il était alors à nouveau en hausse depuis 2007 après dix années de baisse. Malheureusement, on ne dispose pas, à l’heure actuelle, de chiffres plus fiables et récents.

Pour quelles raisons ?

La mortalité est suivie par le CépiDc, un service de l’Inserm. Mais le temps que les chiffres remontent, il faut à peu près deux ans avant publication. Or, dans une situation critique comme aujourd’hui, c’est trop long. En outre, comme médecin légiste, je sais combien le recueil des données est difficile. Sur les certificats de décès, il n’est pas mentionné si la personne avait un travail ou si elle était au chômage. De ce fait, notre connaissance sur cette question reste insuffisante. Et elle l’est encore plus pour les tentatives de suicide, qui concernent entre 120 000 et 140 000 personnes chaque année. S’il existait un observatoire des suicides et des conduites suicidaires, tel que nous le préconisons, nous pourrions disposer de données suffisamment précises et actualisées.

Vous qualifiez le suicide de « tabou français ». Pourquoi ?

Nous avons des difficultés, en France, à considérer le suicide comme un fait social. C’est paradoxal quand on sait que le pionnier de la sociologie moderne, le Français Emile Durkheim, a publié son ouvrage de référence sur le suicide en 1897. Mais, plus d’un siècle après, nous considérons encore trop souvent le suicide comme un fait purement individuel. Bien sûr, chaque suicide repose sur une histoire singulière, mais il existe aussi des corrélations entre les réalités sociales et le taux de suicides. Ce tabou est lié pour partie au poids de la religion majoritaire. Dans les pays à dominante catholique, le suicide a trop longtemps été considéré comme un blasphème contre Dieu. Jusqu’en 1969, les suicidés n’avaient pas droit à des obsèques religieuses. Cela a pesé sur le regard que la société porte sur cette réalité. Enfin, autant on peut imaginer une prévention des accidents de la route avec des règles plus strictes concernant la vitesse, des contrôles accrus, des améliorations techniques, autant, pour le suicide, beaucoup de nos concitoyens pensent que la prévention n’est pas possible. Le résultat est que les décès liés à la route sont passés de 14 000 morts il y a trente ans à moins de 4 000, alors que les morts par suicide, eux, sont passés d’environ 8 000 dans les années 1970 à environ 11 000. Et la France est mal placée au niveau européen.

Il existe pourtant un plan national de lutte contre le suicide…

Le premier plan national de prévention du suicide a été lancé en 2001 pour cinq ans. L’Union nationale de prévention du suicide, que je présidais alors, y avait beaucoup contribué. Mais il a fallu attendre onze ans pour que le deuxième plan démarre, en 2011. Et la ministre de l’époque, Nora Berra, n’a évoqué à aucun moment les conséquences de la crise économique et sociale. A l’entendre, il s’agissait d’un problème essentiellement individuel. Pourtant, on a encore appris récemment que le Royaume-Uni avait vu sa courbe des suicides augmenter fortement depuis 2009.

Quels groupes sont les plus touchés ?

Sur cette question, il faut distinguer les indicateurs en taux – c’est-à-dire en nombre de suicides rapporté à la taille d’une population donnée – et en nombre réel. Ainsi, le taux de mortalité par suicide est à peu près sept fois plus important après 70 ans qu’autour de 20 ans. Mais après 70 ans, la mortalité par suicide est marginale par rapport aux autres causes de décès, les personnes âgées mourant évidemment plus que les jeunes du fait de multiples affections. A l’inverse, chez les jeunes de 20 ans, le suicide est la deuxième cause de mortalité et ils sont les premiers concernés par les tentatives. Surtout, ce qui est moins connu, c’est que le suicide est la première cause de mortalité autour de 45 ans. Et en nombre de suicides, la tranche d’âge des 30-60 ans est la plus touchée.

On peut, dites-vous, craindre le pire pour les années à venir, surtout chez les 45-55 ans. Pourquoi cette inquiétude ?

Ce groupe d’âge est touché, non seulement par la montée du chômage et de la précarité mais aussi par la dégradation des conditions de travail. Ceux qui ont encore un travail se sentent menacés et perdent parfois l’espoir. Or on a besoin d’espoir pour vivre. Aux problèmes d’emploi s’ajoutent les difficultés matérielles, le surendettement et, parfois, les ruptures de couple. C’est aussi un âge où la place que l’on s’est construite peut être remise en cause. On finit par se reprocher à soi-même ce qui nous arrive alors que, le plus souvent, on n’est pas responsable. On perd l’estime de soi avec une dérive dépressive possible. Tout cela peut déboucher sur des réactions de détresse, de désespoir et des conduites suicidaires. Or, paradoxalement, c’est la tranche d’âge dont on s’occupe le moins en matière de suicide. Les plans de prévention du suicide ont donné la priorité aux jeunes – c’était important – et en 15 ans on a réduit le nombre de morts par suicide de 45 % chez les moins de 20ans. Ils étaient plus de 900 au début des années 2000. Ils sont actuellement autour de 500. Cette baisse est liée à la création de services psychiatriques spécialisés, au lancement de programmes de prévention en direction des jeunes, à la sensibilisation des adultes. Cela montre bien que l’on peut prévenir le suicide et qu’il faut continuer dans cette voie.

La déshumanisation des services publics peut-elle aussi expliquer cette désespérance ?

Cela fait vingt ans que j’explique que lorsque quelqu’un perd son travail, il perd en même temps l’accès à la médecine du travail. Au moment où il est dans un état de fragilité, on l’abandonne à lui-même sur le plan médical et, d’une certaine façon, aussi sur le plan humain. Evidemment, on essaie de l’aider à retrouver un emploi. C’est nécessaire, mais on ne s’intéresse pas à lui en tant que personne qui peut souffrir de problèmes physiques et psychologiques. Il ressent alors un véritable abandon par la société. Il faut donc lui adresser un message inverse et lui expliquer qu’il continue de compter comme un citoyen à part entière.

Depuis plusieurs années, vous réclamez la création d’un observatoire des suicides et des conduites suicidaires. Quel serait son rôle ?

Sa première mission consisterait à récolter l’ensemble des données en s’appuyant sur un réseau de services d’urgence hospitalière et médico-légaux. Il aurait aussi pour mission de mener des études spécifiques. Par exemple, sur les moyens de prévenir le risque suicidaire chez les chômeurs. De plus, l’observatoire aurait pour fonction d’alerter les pouvoirs publics. Cet établissement public devra être indépendant et constitué d’épidémiologistes, de cliniciens et de représentants des associations concernées. Il devra disposer des financements nécessaires pour mener ses travaux. Il me semble que l’on devrait pouvoir lui consacrer au moins les mêmes moyens que ceux que l’on a attribués à l’observatoire de la délinquance, pour ne citer que celui-ci.

Avez-vous bon espoir d’aboutir rapidement ?

Avec Jean-Claude Delgènes, directeur de Technologia (1), nous avons lancé il y a plus d’un an et demi le « manifeste des 44 » réclamant la création de cet observatoire. Il compte aujourd’hui 2 500 signataires. Du côté des pouvoirs publics, la ministre déléguée aux personnes âgées, Michèle Delaunay, a souhaité tout récemment que l’observatoire voie rapidement le jour. Nous avons par ailleurs rendez-vous début septembre avec le conseiller social du Premier ministre. J’espère donc que, enfin, nous allons pouvoir doter notre pays de cet outil. Il n’est pas possible de prétendre faire de la prévention si l’on ne connaît pas bien ce que l’on se propose de prévenir. Ce ne sera évidemment pas suffisant. Il faudra ensuite développer des programmes de prévention adaptés à chaque situation.

REPÈRES

Michel Debout est professeur de médecine légale et de droit de la santé à la faculté de médecine de Saint-Etienne. Il a fondé et longtemps présidé l’Union nationale de prévention du suicide. Il a, en outre, été membre du Conseil économique, social et environnemental. Il publie, avec le journaliste Gérard Clavairoly, Le suicide, un tabou français (Ed. Pascal, 2012).

Notes

(1) Technologia est un cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels. Il intervient dans tous types d’entreprises ou d’institutions : PME, grands groupes, institutions publiques, centres hospitaliers, etc.

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